Nicolas Mathieu : "Le marché doit être domestiqué"
Nicolas Mathieu est l’auteur de plusieurs romans (*). Il a notamment reçu le prix Goncourt en 2018 pour Leurs enfants après eux, livre qui évoque la désindustrialisation en Lorraine. Au début du mois, sa réaction à l’annonce de la suppression de nombreux postes et lits au CHU de Nancy a été pour le moins remarquée. Il nous a fait la gentillesse de répondre à nos questions.
D&S : La désindustrialisation est la toile de fond de votre avant-dernier roman. Comment percevez-vous les effets de cette destruction à l’heure où tout manque pour faire face au Coronavirus ?
La désindustrialisation m’importait tout d’abord d’un point de vue humain. Ce qui m’intéresse, c’est de voir ce que l’économie fait aux gens, à leur corps, leurs modes de vie, de quelle manière elle travaille les paysages, les expériences, les héritages, les relations entre générations. Je voulais raconter l’histoire d’une poignée de gens vivant dans un monde qui s’achève. La désindustrialisation a changé des vies, elle en a aussi abrégé quelques-unes. Et par cette ironie de l’histoire, on se rend compte qu’elle nous a privé d’une certaine autonomie, et nous en mourrons une deuxième fois. Ce que je constate, c’est l’écart immense entre la logique du marché et la stratégie économique. Nous avons abandonné la seconde au profit de la première. Voyez maintenant ce qu’il nous en coûte.
D&S : La gestion néolibérale a particulièrement nui à l’hôpital public. Elle a cette funeste alternative : soit on accepte de tuer des gens (théorie de l’immunité collective), soit on arrête l’économie (théorie du confinement). Que pensez-vous de cette situation ?
Je constate surtout que le manque de moyens conduit à des dilemmes terribles. Les économies d’hier nous coûteront cher demain. Si nous avions eu tests, masques et lits disponibles en nombre, nous pourrions comme la Corée ou l’Allemagne, accuser le choc d’une toute autre manière.
D&S : Qu’attendez-vous au minimum comme changement politique au sortir de cette pandémie ?
Je crains énormément un retour à la normale, une absence de changement politique de fond. Ce qui est démontré là, tant dans les origines du mal qui est fonction de notre rapport prédateur à l’environnement, que dans ses conséquences dans notre pays, c’est l’inanité d’une civilisation où tous les aspects de la vie sont soumis à l’économie. Le marché est une bête sauvage. Il doit être domestiqué, tenu, et c’est à l’État d’exercer sa force pour le maintenir dans des limites raisonnables. J’espère de tout cœur que notre inféodation au marché ne sera plus la même au sortir de cette crise.
Cet entretien, réalisé par notre camarade Anne de Haro, est à retrouver dans le numéro d'avril de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).
(*) Bibliographie : Aux animaux la guerre, Acte Sud, coll. « Actes noirs »,2014 ; Leurs enfants après eux, Acte Sud, 2018 ; Rose Royal, Éditions In8, coll. « Polaroid », 2019.
Le coup de gueule de Nicolas Mathieu
Le 5 avril, l’écrivain a publié sur sa page Facebook un coup de gueule remarqué contre Christophe Lannelongue, le directeur de l’Agence régionale de santé (ARS) Grand Est, suite aux propos polémiques que ce dernier a tenus sur la reprise de l’austérité as usual, une fois la pandémie derrière nous.
« Dans un entretien à Alternatives économiques [...], le juriste et professeur au Collège de France Alain Supiot expliquait : « C’est la foi en un monde gérable comme une entreprise qui se cogne aujourd’hui brutalement à la réalité de risques incalculables. Ce choc de réalité n’est pas le premier. [...] La crise financière de 2008 aurait dû sonner ce réveil du songe néolibéral ».
Manifestement, Christophe Lannelongue, directeur de l’ARS Grand Est, est encore en plein sommeil. Interrogé sur l’avenir du CHRU de Nancy après la crise du Covid-19, le malheureux somnambule affirme qu’il n’est pas question de remettre en cause les orientations du Comité interministériel de performance et de la modernisation de l’offre de soins (COPERMO) qui prévoient la suppression de 598 postes et 174 lits d’ici 2025. [...]
Il ne faut pas s’y tromper. À la première occasion, dès que l’urgence aura décru, les Lannelongue de tous acabits reviendront avec leurs calculettes, leurs cravates et leur arrogance d’administrateur colonial.
Soyons absolument clairs. Ils sont nos adversaires. Il faudra venir à bout de ces gens, politiquement, idéologiquement, esthétiquement même. Car on le sait depuis Flaubert, la bêtise est aussi un problème littéraire. »