Modèle anglo-saxon et flexisécurité danoise ?
Pour les libéraux, la caractéristique dominante du « modèle social » français serait sa «préférence pour le chômage ». D'autres pays, tels le Danemark ou le Royaume Uni auraient, au contraire, choisi « la préférence pour le travail ».
Des taux de chômage variant du simple au double (autour de 5 % de la population active au Danemark et au Royaume-Uni et de 10 % en France) seraient la conséquence logique d'options aussi opposées.
Cette offensive idéologique des libéraux a une fonction : légitimer de nouvelles attaques contre le salariat dont le “nouveau contrat d'embauche” de la droite est le fer de lance. En effet, à les examiner d'un peu plus prés, les « modèles sociaux » qu'ils nous proposent révèlent rapidement qu'ils ne sont que des trompe-l'œil...
Le Royaume-Uni
En 1996, l'Employment Policy Institute avait calculé que le nombre global d'heures travaillées restait inférieur aux chiffres de 1990. Les 2/3 des emplois créés étaient des emplois à temps partiels (en grande majorité non choisis) : le nombre total d'emplois augmentait mais le nombre global d'heures de travail diminuait.
Depuis 1996, la situation s'est modifiée. Le nombre d'emplois à temps partiel s'est stabilisé et le Royaume Uni a, effectivement, créé de nouveaux emplois. Le nombre d'emplois supplémentaires créés depuis 10 ans au Royaume Uni est d'ailleurs à peine plus élevé qu'en France : 11 % contre 10,7 %.
Pour les libéraux, l'explication de ces créations d'emploi ne peut résulter que de la plus grande « flexibilité » du marché du travail britannique.
La réalité est bien différente. Ce qui explique les créations d'emplois au Royaume Uni est un taux de croissance économique supérieur de 0,8 points par an au taux de croissance français.
L'origine de ce taux de croissance n'est pas non plus un mystère : le Royaume Uni ne fait pas partie de la zone euro. Elle n'a donc pas eu à subir les rigueurs du « Pacte de stabilité », le frein à l'exportation d'un euro fort, les taux d'intérêts élevés imposés par la Banque Centrale Européenne. Le Royaume Uni a donc pu profiter d'une politique budgétaire beaucoup plus souple, de taux d'intérêt et de taux de change beaucoup plus adaptés aux besoins de son économie.
Les résultats du Royaume Uni en termes d'emplois et de chômage n'ont donc rien de miraculeux. Avec une croissance supérieure de 0,8 points par an, la France aurait aujourd'hui un taux de chômage compris entre 6 et 7 %.
Il reste, cependant, à expliquer un différentiel de 1 à 2 % des taux de chômage britannique et français.
L'explication de ce différentiel n'a, là encore, rien à voir avec la « flexibilité du marché du travail britannique » mais relève tout simplement du mode d'évaluation du nombre de chômeurs.
En France, les montants et les durées d'indemnisation diminuent régulièrement. Elles sont pourtant encore très loin des niveaux atteints en Grande-Bretagne où l'indemnité plafonne à 55 £ par semaine, quelque soit le salaire antérieur et où, après 13 semaines, l'indemnisation cesse automatiquement en cas de refus d'accepter un emploi, quel qu'il soit.
Des centaines de milliers de chômeurs sont donc dissuadés (et les conditions draconiennes d'inscription ne pourront que les en dissuader davantage) de s'inscrire comme demandeur d'emplois et ne sont plus, de ce fait, considérés comme chômeurs. Ce mode de calcul touche particulièrement la population féminine. Selon Margaret Maruani (« Les mécomptes du chômage » Bayard 2002), c'est la moitié des femmes au chômage qui sont chassées des statistiques par ces conditions d'inscriptions draconiennes. Comme en Hollande, des “handicapés du travail” sont définitivement exclus des statistiques.
Les statistiques britanniques du chômage n'ont donc qu'une relation très lointaine avec la réalité du chômage outre-Manche. Sous Margaret Thatcher, la façon de décompter les chômeurs a été modifiée sans arrêt. A critéres similaires, le taux de chômage serait le même avec la France. C'est pourtant ces statistiques, répétées inlassablement par les grands médias, qui nous sont présentées comme des évidences et comme point de départ obligé de toute réflexion sur les moyens de combattre efficacement le chômage.
Le Danemark
En 1994, le taux de chômage du Danemark était de 9,5 % et de 11,6 % en France. Dix ans plus tard le chômage était de 10 % en France mais n'était plus que de 5,6 % au Danemark.
Comment expliquer une telle différence si ce n'est par la « flexicurité » danoise, cette alliance d'une liberté totale de licenciement pour les entreprises, d'un contrôle étroit des chômeurs et d'une protection importante des demandeurs d'emplois ?
Cette « flexicurité » aurait-elle permis au Danemark de créer, au cours des dix dernières années, plus d'emplois que la France ? Curieusement, c'est exactement le contraire qui s'est produit. Entre 1994 et 2004, la France a créé 10,7 % d'emplois supplémentaires, le Danemark seulement 5,5 %. La « flexicurité » n'a donc pas favorisé la création d'emploi. Ce qui porte quand même un sacré coup au « modèle danois » : comment le taux de chômage a-t-il pu diminuer de moitié avec un nombre aussi faible de créations d'emplois ?
Là encore, le « miracle » n'est que le produit des statistiques et de leur présentation. L'explication, en effet, tient aux modalités de comptabilisation du nombre de chômeurs : ce nombre a diminué au rythme de l'augmentation du nombre de pré-retraités, de stagiaires en formation ou de salariés en congés sabbatiques.
Une vision unilatérale
L'opposition faite par les libéraux entre le « modèle français » et les « modèles » danois et britanniques ne prend en compte que ce qui peut servit leur démonstration.
Ils commencent ainsi par oublier les 2 millions d'emplois qui avaient été créés en France entre 1997 et 2001 et la réduction du taux de chômage de plus de 11 % à 8,2 % de la population active au cours de la même période. Il est vrai que sans cet « oubli », ils devraient mettre le doigt dans un engrenage fatal puisqu'ils seraient amenés à prendre en considération les conditions de ce « miracle » français : un euro faible qui a permis la relance des exportations, une sensible augmentation du pouvoir d'achat des salariés, la diminution du temps de travail. Autant de conditions qui sont à l'exact opposé de leurs dogmes.
Ils se gardent bien, ensuite, de mettre en évidence ce qui ne correspond pas à leur propagande dans la réalité de ces soi-disant « modèles » britanniques et danois.
Pourquoi cacher qu'au Royaume Uni, comme le précise Marie-Laure Cittanova dans un dossier international des Echos (23 juin 2005) « plus des 2/3 des emplois créés depuis 1998 l'ont été dans les services publics... » ? Les services publics étaient, en effet, tombés dans un tel état de décrépitude avec les conservateurs que Blair a été obligé d'investir dans leur fonctionnement.
Ne serait-ce que pour limiter la perte de productivité de l'économie britannique comparée à celle des autres pays riches.
Pourquoi ne pas reconnaître cette stagnation de la productivité au Royaume-Uni ? Pourquoi ne pas reconnaître les causes principales de cette même stagnation : les carences énormes de la formation et des transports ?
Pourquoi occulter que, selon le Bureau International du Travail, le nombre de salariés travaillant plus de 48 heures par semaine s'élevait (en 2001) à 9 % en France et à 21,8 % au Royaume Uni ?
Pourquoi dissimuler que le « miracle » britannique est avant tout synonyme de pauvreté pour prés de 23 % de la population. Selon le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD - 2004), le Royaume-Uni se situe, en effet, au 15ème rang (sur les 17 pays les plus riches) de son indicateur synthétique de pauvreté humaine, juste avant l'Irlande et les Etats-Unis.
Pourquoi laisser dans l'ombre tout ce qui, dans la réalité économique et sociale danoise, manifeste clairement que le « modèle » danois n'est pas transposable en France ?
Le Danemark a une population active de 2,7 millions de personnes, le dixième de la population active français et (à l'exception de Carlsberg et Lego) est une économie de PME. Comment proposer des solutions identiques pour des économies aussi dissemblables ?
Pourquoi, également, les libéraux ne précisent-ils jamais que le Danemark (lui aussi...) ne fait pas partie de la zone euro ?
Les dépenses publiques pour l'emploi représentent 1,66 % du PIB danois contre 0,91 % en France. Le budget de l'Etat danois s'élève à 49,8 % du PIB contre 45,7 % en France. Comment nos libéraux pourraient-ils accepter une telle hausse de ces « prélèvements obligatoires » qu'ils clouent tous les jours au pilori ? C'est pourtant ce qui permet au chômeur danois de percevoir 80 % de son salaire pendant 4 ans s'il accepte le contrôle du service de l'emploi et les stages qui lui sont proposés. Ce sont pourtant ces financements publics qui ont permis de transformer autant de chômeurs en préretraités, en stagiaires en formation, en salariés en congés sabbatiques. Mais là encore, les libéraux nous cachent cet aspect de la réalité danoise.
A l'évidence, ce qui intéresse les libéraux dans la « flexicurité », ce n'est pas la sécurité pour les salariés mais la flexibilité pour les entreprises.
Une période d'essai de deux ans pour les salariés : voilà pour la flexibilité ! Le « contrat intermédiaire » de Monsieur Borloo (80 % du salaire pendant 5 mois...) voilà pour la sécurité !
Ce point de vue est, malheureusement, partagé non seulement par les libéraux qui sont aujourd'hui au pouvoir mais aussi par les sociaux-libéraux qui dirigent le Parti Socialiste. Dans les 230 pages de sa note de la Fondation Jean Jaurès « Pour une sécurité des parcours professionnels », Elisabeth Guigou reprend à son compte (même si le vocabulaire diffère pour faire passer l'amertume de la potion) les conclusions des libéraux : liberté de licencier pour les entreprises et illusion de sécurité pour les salariés.
Pourquoi, enfin, nos libéraux se montrent-ils aussi sélectifs dans le choix de leurs « modèles sociaux » ?
Pourquoi passent-ils sous silence le « miracle » allemand ? L'Allemagne est pourtant un pays où, grâce au Chancelier Schröder, les préceptes libéraux ont été mis en œuvre avec une détermination sans faille, notamment en imposant aux salariés allemands une réforme implacable de leur assurance-chômage.
Est-ce parce que le chômage y bat tous ses records depuis les années 1930 et frappe maintenant 5,2 millions d'Allemands ?
Est-ce parce que la réussite de Schröder est tellement incontestable qu'il se fait battre systématiquement à toutes les élections depuis qu'il a engagé son programme de « réformes » et qu'il est obligé d'anticiper les élections (ce que Chirac se garde bien de faire, cette fois) ?
Est-ce parce que la droite allemande s'
apprête à reprendre le pouvoir pour faire pire encore dans le même sens ?
Jean-Jacques
Chavigné
(membre du conseil
national
du
Parti
socialiste)