GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Economie Théorie Histoire

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Isaak Roubine, militant de la social-démocratie

russe, à l’origine menchevik, abandonne en

1926 ses activités politiques, qui le rendaient

suspect aux yeux de Staline, pour se consacrer à

son travail de chercheur et d’enseignant. Il sera

néanmoins arrêté en 1930.

Dans ses « Essais sur la théorie de la valeur de

Marx »

, publiés en 1928 et qui viennent d’être

réédités par les éditions Syllepse, il approfondit ce

qui constitue le cœur de l’analyse économique de

Marx. Celui-ci affirme que la valeur de chaque

marchandise provient exclusivement de la quantité

de travail qui est socialement nécessaire pour la

produire. C’est une valeur-travail. Mais il affirme

aussi que dans une économie capitaliste, cette

valeur produite par les travailleurs salariés ne leur

revient pas en totalité : elle est partagée entre le

salaire, direct et indirect, qui leur revient, et la plus-value,

qui revient aux capitalistes pour leurs placements

financiers, leurs investissements et leur

consommation.

Cette analyse est fondamentale car, ce partage

dépendant du rapport de forces entre salariés et

actionnaires, elle permet d’expliquer que l’intérêt

des actionnaires leur commande de faire « travailler

plus »

chaque salarié pour pouvoir supprimer des

emplois, développer un chômage de masse, faire

ainsi baisser les salaires et donc augmenter la plus-value

extorquée aux salariés « pour gagner moins ».

C’est exactement ce qui s’est passé depuis 25 ans,

années durant lesquelles l’offensive libérale a réussi

à démanteler le code du travail pour s’opposer à

toute réduction du temps de travail (sauf entre 1998

et 2000) et obtenir que les gains de productivité

bénéficient aux actionnaires et non aux salariés.

C’est ainsi que, en France, de 1983 à 2008, dans la

valeur-travail ajoutée, la part des salaires est passée

de 71 % à 62 %. La part des profits a donc augmenté

de 29 % à 38 %. C’est un transfert annuel de

150 milliards d’euros des salariés au patrons. Une

part de 62 % de cette valeur-travail ajoutée est

répartie entre les 91 % de salariés. L’autre part de

38 % est répartie, très inégalement, entre les 7 % de

travailleurs indépendants et les 1 à 2 % de gros

actionnaires.

Isaak Roubine insiste sur deux innovations fondamentales

apportées par Marx.

Celui-ci fait une distinction, déjà soulignée, entre

« travail » et « force de travail » : le premier constitue

la valeur qui s’exprimera dans le prix des marchandises,

la seconde est la richesse des travailleurs

qui, dans une économie capitaliste, devient une

marchandise que le travailleur doit vendre contre

un salaire.

Marx opère une autre distinction, que Roubine est

le premier à relever avec insistance, entre « valeur-travail

»

et « valeur d’échange » : l’une exprime

l’équivalence de deux marchandises en quantité de

travail, l’autre en quantité d’une autre marchandise.

Marx n’avait pas vu les conséquences bouleversantes

de cette distinction dès lors qu’on l’applique

à la marchandise « force de travail ».

Il continuait à considérer que la « valeur » de la

force de travail était constituée par le « panier de

marchandises »

nécessaire à la reproduction de la

force de travail, nécessaire à la vie du salarié et de

sa famille. Cette « valeur » de la force de travail

était une valeur d’échange, mais Marx n’a pas examiné

les conséquences qui découlaient du fait que,

si ce panier de marchandises résultait sans doute

d’un travail, la force de travail était une richesse qui

ne résultait pas d’un travail. Bien que distinguant

valeur-travail et valeur d’échange, il n’en a pas tiré

la conséquence qui s’imposait pour la force de travail

: celle-ci a une valeur d’échange et donc un

prix, mais ne possède pas de valeur-travail.

Roubine n’est pas allé, lui non plus, jusqu’à cette

conclusion.

Toutefois, dans leur sillage, nous pouvons affirmer

que la valeur-travail ajoutée par le salarié est partagée

en deux prix : le salaire et la plus-value, en

fonction du rapport de forces existant entre salarié

et capitaliste, toujours favorable à ce dernier dans

une société capitaliste.

D’ailleurs cette conception permet de résoudre un

vieux problème.

Croyant que la plus-value résultait de la soustraction

de la « valeur » de la force de travail à la

« valeur–travail » ajoutée, Marx avait constaté qu’il

ne pouvait pas effectuer le calcul de la transformation

de ces « valeurs » en prix de production pour

réaliser la « péréquation » des taux de profit. C’était

le « problème de la transformation », longtemps

resté non résolu, qui fut utilisé comme « preuve

d’une erreur de fond »

dans la théorie de Marx par

tant d’économistes libéraux.

C’est Gérard Duménil qui trouva la solution en

1978 (« De la valeur aux prix de production »

–1980) en partageant la valeur ajoutée en deux prix

(salaire et plus-value) mais, curieusement, sans distinguer

valeur-travail et valeur d’échange et sans

faire remarquer que la force de travail n’avait pas

de valeur-travail : c’est Tran Haï Hac qui apporta

cette explication (« Introduction à l’économie

marxiste »

–1988–, co-écrit avec Pierre Salama).

L’enchaînement des essais de Roubine sur la distinction

entre valeur-travail et valeur d’échange

avec ceux de Pierre Salama et de Jacques Valier qui

reprennent cette distinction, jusqu’à Tran Haï Hac,

permet à la fois de finaliser la solution de Duménil

au problème de la transformation et de redonner

toute sa place à l’analyse du fétichisme par laquelle

Marx explique la stabilité relative de rapports

sociaux notoirement injustes.

Le « fétichisme des rapports marchands » légitime

les prix tels que le marché les établit et fait croire à

leur caractère objectif parce qu’il fait oublier que

les rapports de forces, entre vendeur et acheteur,

résultent de décisions cachées et non de la « main

invisible du marché »

. Roubine rappelle que le marché

est un ensemble de rapports sociaux entre individus

considérés comme « agents sociaux » et non

un ensemble de rapports naturels entre valeurs

d’échanges considérées comme « choses naturelles

»

. Oublier la distinction que fait Marx entre

« individus sociaux » et « choses naturelles », entre

sciences de la société et sciences de la nature, entre

déterminisme de la pratique et déterminisme de la

matière, c’est légitimer des décisions opaques qui

devraient laisser place à des décisions transparentes,

prises démocratiquement.

Pour certains auteurs, cette critique du fétichisme

des rapports marchands appelle à la disparition du

marché et même, dans une économie socialiste de

répartition des biens de consommation, à l’abandon

de la référence à la valeur-travail.

Or, dans le cas d’un rapport de forces équilibré, le

marché fixe le prix de la marchandise concernée

exactement à sa valeur-travail et pas seulement « en

moyenne » sur une grande quantité d’échanges : le

marché est donc utilisable, dans une société socialiste,

chaque fois que son encadrement par la démocratie

permet de respecter l’égalité des droits,

notamment par des prix conformes à la valeur-travail.

C’est par le respect de la valeur-travail que

s’exprime l’égalité des droits. Lorsqu’il n’est pas

soumis à la démocratie, nous reprochons au marché

de ne respecter la valeur-travail qu’en moyenne et

de rarement la respecter marchandise par marchandise,

surtout lorsqu’il est soumis au capitalisme.

C’est en 1924 que Roubine expose pour la première

fois les différences entre la théorie de la valeur

de Marx et celle de Ricardo. En 1928 paraissent à

Moscou ses « Essais », il est arrêté en 1930, lors de

la période gauchiste de l’IC. On perd toute trace de

lui en 1937, lors des procès de Moscou.

Ses essais sont réédités à Detroit en 1972 puis, en

1980 aux éditions Maspero, sous l’influence de

Pierre Salama, qui a publié « Sur la valeur », et de

Jacques Valier ,qui publie « Une critique de l’économie

politique »

en 1982.

Cette réédition des « Essais » par les éditions

Syllepse permet de renouer avec ces débats et de

réexaminer la place que doivent prendre dans l’économie

mondiale les « biens publics mondiaux », le

rôle qui doit être dévolu au marché soumis à des

rapports sociaux démocratiques, et la critique des

fétichismes attachés à toutes les formes de domination.

Pierre Ruscassie


  • « Essais sur la théorie de la valeur de Marx ».
  • Collection Mille marxismes.
  • Auteur : Roubine Isaak Illitch.
  • Parution : mars 2009, 341 pages, 24 euros.

    ISBN : 978-2-84-950-21-81.

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