Législatives : les leçons d’un scrutin historique
À la GDS comme dans le reste de la gauche, nous avons poussé un ouf de soulagement le 7 juillet à 20h. Le Nouveau Front populaire forme le groupe le plus important de la nouvelle Assemblée, loin devant la droite et le RN, un fois encore victime du front républicain. Mais aucune majorité ne se dégage pour l’heure.
En raison des circonstances extraordinaires qui ont prévalu à la tenue de ces élections législatives anticipées, mais aussi du risque bien réel de l’arrivée du RN aux affaires, le scrutin a été marqué par une participation record, inédite depuis 1981. Le 30 juin, pour le 1er tour, près de 33 millions de citoyennes et de citoyens se sont rendu aux urnes, contre à peine plus de 23 millions en juin 2022, soit une augmentation de plus de 29 %. C’est à l’aulne de ce net rebond de la participation qu’il faut analyser les résultats obtenus par les différentes formations.
Indéniable poussée RN
Le 30 juin dernier, au soir du 1er tour, les candidates et les candidats du Rassemblement national ont totalisé près de 9,4 millions de suffrages. Le parti frontiste n’avait rassemblé « que » 4,25 millions de voix aux élections législatives de 2022. C’est-à-dire que le score du RN, en deux ans, a non pas augmenté, mais en réalité explosé, en bondissant d’environ 120 %.
C’est peu de dire qu’il s’agit là d’une dynamique qui vient de loin. Déjà, le 9 juin dernier, la liste menée par l’indigent Jordan Bardella avait obtenu 32 % des suffrages en recueillant plus de 7,75 millions de voix. Le tout dans un scrutin qui ne suscite pas traditionnellement une forte mobilisation dans les rangs de la clientèle électorale frontiste Rappelons par ailleurs pour mémoire que, cinq ans plus tôt, avec une participation comparable (50, 1 % en 2019, contre 51,5 début juin) la liste du RN, qui l’avait pourtant emporté, n’avait pas atteint la barre des 5,3 millions de votantes et de votants. En cinq ans, la liste Bardella a gagné près de 2,5 millions de suffrages (+ 31 %).
On expliquait le résultat obtenu par le RN en juin par le fait que l’électorat du RN s’était massivement mobilisé pour défaire Macron (la liste Bardella avait obtenu plus de 95 % du score de Marine Le Pen en 2022). Que dire quand ses candidates et ses candidats en totalisent plus de 9 millions ? Le record du premier tour des dernières présidentielles – plus de 8,1 millions de voix – est donc tombé. Et même largement. Après les récentes européennes, la base électorale du RN a donc utilisé une nouvelle fois les élections législatives anticipées comme une sorte de présidentielle pour précipiter la déchéance de Macron et installer leurs deux vedettes au sommet de l’État.
Cette poussée du RN a des raisons à la fois profondes et multiples. Les politiques néolibérales conduites par les gouvernements successifs depuis les années 1980, avec comme conséquence dans l’Hexagone un net recul des services publics, ont tout d’abord suscité un fort désarroi, si ce n’est un sentiment d’abandon chez les plus fragiles, dont une partie a commencé à se tourner rapidement vers ce qui s’appelait encore le FN. Par ailleurs, cette analyse sociologique ne doit pas faire oublier que le point commun de tous les votes RN, c’est l’affirmation plus ou moins décomplexée d’une forme de préférence nationale. En la matière, l’ère Sarkozy et le prétendu débat sur « l’identité nationale » ont grandement contribué à libérer la parole des tenants de la xénophobie, du racisme et de l’antisémitisme. Il faut enfin pointer la responsabilité spécifique de la gauche qui n’incarne plus une alternative majoritaire aux politiques de droite en raison de nombreux facteurs, malheureusement trop bien connus par nos lectrices et nos lecteurs. Nous nous contenterons donc de les citer rapidement :
- les politiques socio-économiques libérales initiées dès les années 1980 avec Delors et poursuivies par Jospin, et surtout par Hollande entraînant un brouillage du clivage droite-gauche ;
- la concurrence exacerbée entre les appareils (PS, PC, EELV et LFI) dès lors que le Parti socialiste a perdu son leadership avec Hollande-Valls-Macron ;
- l’apparition de la France insoumise qui constitua un espoir pour des millions de salarié.es et de jeunes, mais qui qui ne peut répondre réellement à ces attentes en raison de l’absence de démocratie en son sein ;
- l’incapacité des « petites » organisations de la gauche sociale et écologique, malgré le travail constant de la GDS en ce sens et la bonne volonté de certaines et certains, à se regrouper pour essayer de peser entre la FI et les autres « grands » partis de gauche ;
- l’échec définitif de la NUPES acté dans la funeste période allant du 7 octobre dernier à la constitution de quatre listes de gauche dans la perspective des européennes de juin.
La divine surprise
La gauche unie a recueilli près de 9 millions de voix le 30 juin. C’était la seconde grande leçon du premier tour, il est vrai largement éclipsée das nos rangs par le coup de massue qu’a constitué la première : la victoire du RN avec 29,25 % des voix. Le Nouveau Front populaire a obtenu 28,1 % des voix, alors que la NUPES avait dû se contenter de 25,7 % il y a deux ans. Mieux, en valeur absolue, la gauche unie est passée de 5,8 à 9 millions de voix, soit une hausse de 54 % par rapport aux législatives « régulières » de 2022.
Face à Macron l’apprenti-sorcier reclus dans sa tour d’ivoire, face aux éditocrates qui, des médias Bolloré au service public normalisé en passant par l’écrasante majorité des antennes privées, ont déversé leur fiel contre la gauche qu’elles et ils voulaient tant voir déchirée, impuissante et à terre, cette dernière a donc su relever le défi qui lui a été lancé. En quelques jours, elle a réussi le tour de force de conclure un accord de répartition des circonscriptions et de rédiger un programme de gouvernement de rupture avec le macronisme et le social-libéralisme. La funeste « purge » lancée à la mi-juin par Mélenchon et sa garde rapprochée a plus qu’écorné cette belle image d’un camp retrouvant son unité et conquérant, mais il n’empêche ! Macron a parié que la gauche serait prise de vitesse par la fameuse grenade qu’il a dégoupillée et lancée sur elle. Mais elle a su faire preuve d’un sang-froid remarquable, et lui a renvoyé son méprisable projectile, qui lui a finalement explosé dans les mains. Une nouvelle fois, l’unité a payé, et elle a débouché sur une mobilisation populaire (intégrant associations, syndicats et individus) infiniment plus large que celle que les principaux appareils se seraient péniblement échinés à mettre en branle.
Il n’en reste pas moins que la gauche unie n’a pas réussi à franchir la barre des 30 % des suffrages exprimés, ce qui l’aurait placée en tête dès le soir du premier tour. Les sombres agissements de Mélenchon et de ses sbires ont certes pu jouer un rôle démobilisateur, et même des députés LFI « canal historique » ont pu reconnaître que le moment d’un règlement de comptes interne était pour le moins mal choisi. Mais l’essentiel est ailleurs. La NUPES a échoué à la seconde place il y a deux ans. Le Nouveau Front populaire, malgré le rebond de participation, notamment dans les quartiers populaires, n’atteint pas les 30 %. La raison invoquée en 2022 reste largement valable, dans un contexte il est vrai différent. Nous écrivions il y deux ans, dans Démocratie &?Socialisme, pour rendre compte du succès mitigé de la jeune NUPES : « L’unité n’a que deux mois d’existence, alors que la division durait au moins depuis cinq ans. [...]. Une partie du peuple de gauche a probablement eu du mal à croire que les plaies causées par [… tant d’]an[née]s de division pouvaient être pansées si rapidement ». Le 30 juin dernier, de nouveau, une partie du peuple de gauche ne s’est pas déplacée, en partie parce que l’explosion de la NUPES et les petites phrases assassines avaient désespéré certaines et certains, et prévenu d’autres contre tout replâtrage aux forts relents électoralistes.
La petite musique des médias aux ordres insistant sur les deux gauches prétendument « irréconciliables », sur la gauche « Glucksmann » rétive à la gauche « Mélenchon » et réciproquement, a donc joué un rôle certain dans sa campagne. De même, si le plan d’ensemble de Macron a indubitablement échoué, il est clair que le temps a cruellement manqué pour prouver que l’on pouvait gouverner ensemble. François Ruffin a vu juste quand il a déploré, dès le 9 juin au soir, que la dissolution nous forçait à faire en trois semaines ce que nous avions trois ans pour réaliser. Macron nous a bel et bien mis en difficulté, mais est-ce si surprenant de la part de ce zélé commis du capital ?
Érosion du bloc bourgeois
L’effondrement électoral annoncé du macronisme a bel et bien eu lieu, même si la défunte « majorité présidentielle » a mieux résisté que ce que l’on pouvait escompter, en recueillant 20 % des suffrages exprimés (contre 25,7, pour mémoire, en 2022). Reste qu’Ensemble passe de la première place ex-æquo avec la NUPES à la troisième position. Pire, en valeur absolue, le bloc Renaissance-Modem-Horizon passe de 5,85 millions à guère plus de 6,4 millions de voix, soit une hausse de moins de 10 %. Pour les macronistes, le gain en voix est donc trois fois moins important que le rebond de la participation. On a parlé de déconfiture pour moins que cela.
Les LR non ralliés au RN sont la seconde composante de ce bloc bourgeois qui peine tant à se cristalliser alors que les forces qui le constituent sont d’accord sur tout ou presque. Le parti traditionnel de la Ve République, dont la crise n’en finit pas, avait tout à perdre d’une dissolution. On sait maintenant que ses craintes étaient justifiées : malgré la forte hausse du nombre de votantes et de votants, LR passe en effet de près de 2,4 millions à guère plus de 2,1 millions de voix. En raison du grignotage silencieux de son électorat par le RN, mais aussi de la scission tragi-comique d’un Ciotti bien décidé à sauver son siège par tous les moyens à sa disposition, le parti héritier du RPR-UMP passe de 10, 4 % à 6,6 % des suffrages exprimés.
On l’a dit : ce bloc bourgeois que l’on thématise depuis 2022, moins en raison de différends politiques ni même d’animosités personnelles que de la concurrence structurelle de mise entre ces deux pôles principaux, existe plus en puissance qu’en acte, malgré l’épreuve commune qu’a constituée la mobilisation contre la réforme des retraites et le vote de concert de la loi Immigration. Il devra maintenant se dépasser s’il entend gouverner, puisque, s’il disposait arithmétiquement dans l’Assemblée sortante d’une majorité absolue, ce n’est absolument plus le cas. Pour ce bloc, l’érosion électorale est donc patente, même si on pouvait attendre une débâcle plus importante d’Ensemble, vu la récente défaite de la liste Hayer aux européennes et la folle initiative de Macron qui semblait ouvrir les portes du pouvoir… au parti auquel il était censé faire barrage ! Érosion, mais pas fiasco. C’était déjà une évidence au soir du 1er tour.
L’entre-deux-tours
Le 30 juin au soir, 76 député.es avaient été élu.es. Sur les 501 circonscriptions restantes, seules 191 connaissaient automatiquement des duels, les autres candidatures étant passées sous la barre des 12,5 % d’inscrit.es. Ainsi, dans les 310 autres circonscriptions, trois voire quatre candidats restaient en lice. Le RN et ses alliés ciottistes avaient obtenu 39 sièges au 1er tour (contre 32 au Nouveau Front populaire) et étaient en tête dans 260 des 310 circonscriptions restantes. Il y avait donc un grand risque, en cas de triangulaires, que le RN emporte une grande majorité de ces sièges. Dès le dimanche soir, le Nouveau Front populaire annonça, en responsabilité, qu’il retirait ses candidates et candidats partout où il était en troisième position, pour empêcher l’élection des candidats d’extrême droite. Ces désistements constituaient parfois un crève-cœur, mais ils relevaient d’une nécessité impérieuse.
Toute la soirée du dimanche et le lundi, le camp macroniste tergiversa, refusant explicitement d’appeler à un barrage contre le Rassemblement national, plusieurs voix, comme celle de l’ancien Premier ministre Édouard Philippe ou celle de la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun Pivet, maintenant un rejet parallèle du RN et de LFI. Finalement, le mardi soir, sous la pression de l’opinion, 81 candidatures d’Ensemble sur les 95 arrivées en troisième position, sont retirées, portant à 221 le nombre total de désistements pour faire barrage au RN.
C’est ce sursaut qui a empêché le RN d’avoir une majorité absolue ou relative. In fine, le Front républicain a fonctionné parce qu’une majorité des votant.es, à gauche, au centre et même à droite considèrent le RN comme un parti dangereux pour la République et pour la démocratie. Il convient toutefois de noter que le report de voix a été particulièrement asymétrique lors du second tour. Libération a ainsi pu établir que plus de 70 % de l’électorat NFP au premier tour s’est reporté sur les candidates et candidats de droite opposé.es au RN lors du second tour (70 % pour LR et 72 % pour Ensemble). Dans une situation analogue, l’électorat Ensemble a voté pour LR à 79 %, mais seulement à 54 % pour le PS, EELV ou encore le PCF, et même à 43 % pour LFI. Dans le cas d’un duel RN-Insoumis, 19 % des électrices et électeurs macronistes se sont abstenu.es et 38 % ont même voté pour le parti de Bardelle-Le Pen ! Les digues ont sauté de façon encore plus manifeste chez LR, puisque l’électorat conservateur du 1er tour a voté au second pour Ensemble à 53 % (26 % d’abstention et 21 % pour le RN), mais s’est reporté à plus de 36 % sur des candidates et candidats RN contre le Nouveau Front populaire. En cas de duel RN-Insoumis, l’électorat de ce que l’on peine de plus en plus à appeler la droite « traditionnelle » a opté pour l’extrême droite à 36 % et pour l’abstention à 38 %. Drôle de front républicain !
S’il a encore parlé à une partie des macronistes et du « peuple » de droite, il paraît clair que le « ni-ni » macronien, voire la tendance à la normalisation du RN et à la « diabolisation » de la France insoumise, si ce n’est du reste de la gauche, ont fait leur œuvre dans le camp d’en face. C’est ce qui explique in fine que le front républicain a été, électoralement, beaucoup plus profitable à la droite (fort report de l’électorat NFP) qu’à la gauche (faible report du bloc bourgeois).
Assemblée ingouvernable
Ce qui précède est naturellement une analyse a posteriori, car, même à la GDS, fort peu de camarades croyaient la victoire possible. Pour tout dire, nous balancions plus sur la question de la majorité – absolue ou relative ? –, dont bénéficierait le RN à l’Assemblée. Comme tout le peuple de gauche, le 7 juillet à 20h, nous avons accueilli avec un immense soulagement, l’annonce des résultats. Le NFP, et même les macronistes, étaient devant le RN ! Malgré les tergiversations indignes des formations de droite, le front républicain avait joué son rôle ! La gauche unie raflait 190 sièges (178 pour le NFP et 12 pour les divers gauche dont les député.es LFI sortant.es « purgé.es »), et Ensemble et ses alliés en obtenaient 156, quand Le Pen et Bardella, associés aux ciottistes, devaient se contenter, eux, de 142 strapontins (125 pour le RN et 17 pour la scission des LR). LR maintenu arrache 39 sièges et ses alliés divers droite 27.
En valeur relative, on constate que les effectifs du groupe RN – qui passe de 89 à 125 membres – et de la gauche – qui gagne une cinquantaine de députés si l’on ajoute au total du NFP les cinq « purgé.es » – augmentent de façon similaire, avec une croissance d’environ 40 %. La défunte « majorité présidentielle » perd quant à elle 39 % de ses membres. Pour ce qui est de LR, si on lui adjoint les député.es divers droite, il perd 16 % de ses troupes.
Maintenant que les résultats sont consolidés, on peut établir un panorama relativement précis des différentes forces en présence au Palais-Bourbon. Avec 178 député.es estampillé.es Nouveau Front populaire, 12 DVG (dont les cinq sortant.es purgé.es), ainsi que deux députés PS et un EELV élus hors NFP, la gauche totalise 193 élus, auxquels il convient d’adjoindre une grande partie des députés ultra-marins autonomistes. Notre camp « pèse » donc globalement 200 députés. Le bloc Ensemble-Modem-Horizon comptabilise 162 élus (156 + 6 Horizon élus hors coalition). Avec ses alliés, le RN dispose, lui, de 143 sièges. Quant à LR, avec les députés divers droite, il peut compter sur 69 élus. 200 – 160 – 70 – 145 : telle est donc, de gauche à droite, et en valeurs arrondies, la géopolitique de l’Hémicycle.
Avec une majorité absolue fixée à 289 député.es, il est clair qu’aucune force ne peut prétendre gouverner sans discussion. Le NFP est loin devant, et a eu raison de revendiquer l’initiative gouvernementale dès le soir du 2d tour, mais, ayant fait le plein à gauche, il est dépourvu de toutes alliances naturelles. Le RN, même avec ses « alliés » ciottistes, est loin du compte. Quant au bloc bourgeois, dont on a par ailleurs rappelé l’hétérogénéité, il ne peut en l’état prétendre gouverner – loin s’en faut ! –, malgré les déclarations politiciennes des uns et des autres.
Nous sommes donc en présence de trois blocs de force relativement équivalente. Dans le détail – et cette fois en valeur absolue –, il faut malheureusement remarquer que l’extrême droite est en tête avec près de 11 millions de suffrages. Le bloc bourgeois a, lui, recueilli un peu plus de 10,6 millions de voix. La gauche frise la barre des 10 millions, mais sanas la dépasser. Les idées progressistes, sociales et écologistes, sont bel et bien minoritaires au Palais-Bourbon. Et l’extrême droite est menaçante comme jamais.
Un sursis à exploiter
Il faut regarder la vérité en face et reconnaître que le RN est en dynamique. Le danger que constitue son accès aux affaires est bien réel, et il n’a pour l’heure été écarté que provisoirement. Plusieurs éléments fondent ce cruel constat.
Il est tout d’abord clair qu’une partie des classes dominantes ne sont plus effrayées par le RN. Le « ni-ni » répété inlassablement par le premier cercle macronien, les déclarations décomplexées d’Édouard Philippe dès le 30 juin et les révélations ultérieures sur ses fréquentations du soir constituent des preuves infaillibles d’une volonté d’union des droites qui, au-delà du cas pathologique de Bolloré, agite une fraction significative de la bourgeoisie. Orchestrée par les macronistes, LR et les médias aux ordres des puissants, la campagne de criminalisation et même de haine, qui, à travers la France insoumise, vise – ne nous trompons pas – toute la gauche indique en creux le stade ultime atteint par la normalisation du RN de Marine Le Pen. Les résultats de la Bourse, en hausse après les résultats des européennes, prouvent également que les hommes et les femmes de chair et de sang qui se cachent derrière le vocable impersonnel de « marchés » sont loin de voir d’un mauvais œil l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir. Après tout, les taux de profits et la rentabilité des titres financiers se portent bien dans l’Italie de Meloni ! Enfin, tout indique que Macron se préparait en toute sérénité à une cohabitation avec le RN.
Si en haut, on veut de plus en plus l’extrême droite, en bas, on constate une disponibilité accrue de la population, et même au sein du salariat. Dans les grandes villes, les salarié.es, notamment les plus qualifié.es, continuent à voter à gauche, mais dans les petites villes et à la campagne, c’est l’extrême droite qui fait le plein. Le Rassemblement national bénéficie toujours davantage d’un électorat « attrape-tout », puisqu’il obtient de bons résultats auprès des catégories populaires (47 % des suffrages), des personnes peu diplômées (45 %), et dans les zones rurales (41 %), mais qu’il progresse significativement auprès des strates de la population traditionnellement plus défiantes à son égard. Les cadres ont ainsi voté RN à 24 % en 2024, contre seulement 10 % aux élections législatives d’il y a deux ans. D’un point de vue générationnel, le constat est identique, que ce soit chez les seniors (26 %, contre 12 % en 2022) comme chez les jeunes (25 % des 18-24 ans ont voté RN, contre 12 % aux législatives précédentes).
En ce mois de juillet 2024, il vaut donc mieux parler d’un sursis, que d’un véritable coup d’arrêt. C’est dire la responsabilité de notre camp dans les mois à venir.
Rééquilibrage à gauche
Au lendemain du 2d tour, la France insoumise, qui dispose de 71 députés, est talonnée par le Parti socialiste, fort pour sa part de 64 élus au Palais-Bourbon. EELV se sort correctement du fiasco des européennes, avec 33 députés et le PCF, avec 9 sièges, doit une nouvelle fois compter sur les élus ultra-marins pour pouvoir préserver son groupe parlementaire. Dans les faits, le groupe LFI pourrait compter entre 70 et 80 membres (contre 75 auparavant). Celui du PS passerait de 31 membres à au moins 69, selon son président réélu, Boris Vallaud. Le groupe GDR, constitué des élus communistes et de députés ultra-marins serait proche de la limite basse fixée à 15 membres. Enfin, les Verts et la poignée d’élu.es Génération.s, au nombre de 33 (contre 21 dans la précédente mandature), ont accepté d’accueillir en leur sein les cinq sortant.es LFI chassé.es par le clan Mélenchon, ce qui permet au groupe écologiste d’atteindre 38 membres.
Dans le sillage des élections européennes, il y a donc bel et bien eu une forme de rééquilibrage : EELV et surtout le PS progressent, alors que la FI réaliser une forme de sur-place. Naturellement, on entend déjà, dans les rangs insoumis, les plus sectaires dénoncer une « droitisation », voire une « social-démocratisation » du NFP, mais rien n’est encore joué. Le rééquilibrage peut certes déboucher sur une polarisation clivante entre un bloc « radical » et un bloc « modéré ». Ce sera très certainement le cas en cas d’incapacité de l’alliance à gouverner. Mais il peut aussi redistribuer les cartes et accoucher d’une dynamique collective mettant au cœur des préoccupations de la gauche les urgences sociales et écologiques. Trois mesures pourraient d’emblée incarner cette orientation combative : une forte augmentation du Smic à même de susciter ce choc salarial que nous défendons depuis si longtemps, l’abrogation de la loi scélérate portant à 64 ans l’âge légal de départ à la retraite et la mise en place d’un plan ambitieux mettant enfin en œuvre la nécessaire bifurcation écologique. Si ces deux dernières mesures exigent une majorité à l’Assemblée, la première peut être prise par décret. Mais encore faut-il se mettre d’accord sur la constitution d’un gouvernement NFP !
Bilan et perspectives
Il faut s’attendre, dans les mois à venir, à une forte instabilité politique, car les institutions de la Ve République ne sont pas faites pour que le président gouverne sans majorité absolue. On l’a vu depuis 2022. Dans ce contexte, deux hypothèses s’offrent à nous, puisque la perspective d’un RN au pouvoir a été pour l’instant repoussée. Soit la gauche réussit à gouverner, soit le replâtrage que l’on s’échine fiévreusement à mettre en œuvre a lieu dans l’autre camp, et c’est la droite qui reprend les commandes.
Le NFP peut gouverner, mais ce sera difficile car, comme le prouve l’interminable affaire du Premier ou de la Première ministre, le regroupement est soumis à de fortes tensions centrifuges : tentation de l’aile droite du PS, voire de certains écologistes, de faire alliance avec les macronistes « de gauche », mais aussi tentation de la FI de rompre l’unité, car pour le clan retranché autour de Jean-Luc Mélenchon, seules comptent les élections présidentielles. Cette orientation sectaire, et en un certain sens suicidaire, peut malheureusement trouver prise sur la masse des militantes et des militants du mouvement prévenu.es contre le reste de la gauche. Second scénario : la coalition des droites, centrée autour des macronistes et des LR et dont le personnage-clé serait probablement Darmanin (qui, ne l’oublions pas, trouvait il y a peu Marine Le Pen trop « molle »). Cette coalition serait sous le contrôle permanent du RN. Et il y a fort à parier que de drastiques mesures austéritaires se multiplieront, tout comme les atteintes aux libertés publiques. Bref, la séquence 2022-2024, mais en pire.
On le voit, ces deux options sont favorables au RN. À moins qu’un mouvement social se déclenche et vienne en appui au Nouveau Front populaire s’il était amené à gouverner. Une réédition du scénario de Juin 1936, en somme ! La mobilisation syndicale du 18, lancée par la CGT cheminots, pourrait constituer le premier jalon de ce scénario que nous appelons évidemment de nos vœux.
Dans ce contexte politique extrêmement mouvant et incertain, les tâches principales des militantes et des militants de l’unité de la gauche et du social au cœur sont au nombre de deux. Il importe au premier chef de créer des comités locaux du Nouveau Front populaire, afin de conforter la fragile unité de notre camp, de regrouper les énergies – notamment syndicales et associatives – rétives aux « partis » et de pousser nos élu.es à l’action. C’est là une mission difficile, car les appareils ne souhaitent pas une telle auto-organisation à la base, mais elle est aussi particulièrement enthousiasmante. Et pour vivifier les comités de Front populaire à la base, il faudra au plus vite faire émerger, avec d’autres – à commencer par les député.es purgée.s – une nouvelle force politique, pluraliste et démocratique, désireuse de défendre les acquis du NFP, à commencer par son programme, et capable d’attirer les déçus de la France insoumise, tout comme celles et ceux qui ne se reconnaissant pas forcément dans les trois autres partis de l’alliance. On le voit, le travail ne fait que commencer !
Cet article de nos camarades Jérôme Sulim et Jean-François Claudon a été publié dans le numéro 316 (juillet-août 2024) de Démocratie&Socialisme, la revue de la gauche démocratique et sociale (GDS).