GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

International – Europe

Le Waterloo de Bernie Sanders ?

Nous publions ici un article paru dans le numéro de mars de Démocratie&Socialisme avant l'annonce par Bernie Sanders de son retrait de la primaire pour l'investiture démocrate. Certains des enseignements tirés après la défaite de Sanders lors du "Super Tuesday" restent d'actualité.

 Une semaine avant le Super Tuesday, Bernie Sanders, le candidat socialiste qui venait d’enregistrer une victoire éclatante dans le Nevada, semblait sur le point de dominer ces primaires et accumuler une avance potentiellement insurmontable sur ses rivaux. Le Super Tuesday n’a malheureusement pas été « super » pour Sanders et pour le mouvement qui le soutient... Essai d’analyse par notre camarade américain Chris Maisano.

Le Super Tuesday – qui tombait cette année le mardi 3 mars – est la journée la plus importante des primaires organisées par le Parti démocrate. C’est durant cette journée que le plus grand nombre d’États organisent des primaires, que le plus grand nombre d’électeurs démocrates se prononcent et que le plus grand nombre de délégués à la convention de juillet sont désignés. Joe Biden, sénateur de longue date du Delaware et ancien vice-président de Barack Obama, l’a emporté dans dix des quatorze États et a retrouvé le statut de favori qu’il avait perdu après une série de défaites embarrassantes lors des trois premières primaires. Les partisans de Sanders, dont nous sommes, espéraient franchir un cap pour sa « révolution politique » lors de ce Super Tuesday, mais nous avons plutôt essuyé un revers inattendu et difficile.

Tout sauf Sanders !

Qu’est-il arrivé ? La réponse tient en quelques mots. Après des mois d’hésitation, les cercles dirigeants du Parti démocrate et les électeurs modérés se sont enfin coalisés autour d’un candidat anti-Sanders unique. Les primaires de la Caroline du Sud, tenues trois jours avant le Super Tuesday, ont totalement modifié la dynamique de cette primaire. Biden a obtenu presque 50 % des voix, largement devant Sanders, en seconde position, qui n’en a recueilli qu’à peine 20 %. Aucun autre candidat ne s’est approché des scores des deux premiers.

Biden jouissait du soutien des élus démocrates les plus influents de cet État, en particulier du représentant (= député) James Clyburn, qui a publiquement soutenu Biden peu avant les primaires de la Caroline du Sud. En tant qu’homme politique afro-américain le plus connu de l’État, Clyburn est très influent auprès des électeurs noirs, qui constituent la majorité des électeurs du Parti démocrate dans le Sud. Biden a obtenu 61 % des voix parmi les afro-américains en Caroline du Sud, tandis que Sanders n’en a recueilli que 17 %. Cette énorme différence a propulsé Biden à la victoire et préparé la suite.

Les trois jours qui ont suivi ont été décisifs. Les candidats modérés Pete Buttigieg et Amy Klobuchar, qui avaient tous les deux réalisé de bons scores dans l’Iowa et le New Hamphshire (les deux premiers États où des primaires se sont tenues), se sont retirés de la course et ont soutenu Biden.

Le Super Tuesday en lui-même

Les médias dominants, qui sont depuis longtemps sceptiques et quelques fois ouvertement hostiles à Bernie Sanders, se sont emparés des résultats de la Caroline du Sud pour construire un nouveau récit sur l’« éligibilité » de Biden. Ils ont bombardé les électeurs avec ce message durant trois jours entiers, et ceci a clairement joué un rôle important dans le résultat du Super Tuesday.

Les électeurs démocrates veulent à tout prix battre Donald Trump en novembre prochain, et en sont venus naturellement à privilégier cet objectif par-dessus tout autre. De nombreux électeurs du Super Tuesday se sont décidés juste avant le scrutin en faveur de Biden qu’ils ont considéré comme étant le meilleur candidat pour battre Trump, et cette perception a très clairement dominé leurs préférences en matière programmatique. Ces électeurs qui se sont décidés sur le tard se sont nettement prononcés pour Biden dans tous les groupes raciaux et idéologiques, et ont constitué la force motrice permettant à ce dernier de construire son large succès.

Cette dynamique a été la plus visible dans les États les plus importants remportés par Biden : le Minnesota, la Caroline du Nord et la Virginie. Le soutien apporté par la sénatrice Klobuchar a clairement joué un rôle décisif dans le Minnesota, où 53 % des électeurs de Biden ont finalisé leur choix au moment du vote. 53 % des électeurs de Biden en Caroline du Nord se sont aussi décidés tardivement en faveur de l’ancien vice-président, tout comme 59 % de ses électeurs en Virginie. Sa victoire retentissante en Virginie, où il a obtenu 53 % des voix – et Sanders seulement 23 –, a été particulièrement marquante.

Sanders avait investi beaucoup de ressources en Virginie et avait un nombre significatif d’organisateurs et de volontaires dans cet État, contrairement à Biden qui n’y a tenu qu’un meeting et n’y avait qu’un seul responsable officiel de campagne. Son organisation de terrain était extrêmement faible, et ses quelques volontaires ne disposaient pas des convictions et de l’élan de l’armée des supporters de Sanders. Malgré cela, Sanders n’a pas pu repousser l’avalanche des reportages favorables à Biden dans les médias après la Caroline du Sud, ni empêcher le ralliement massif de nombreux électeurs démocrates à sa candidature.

La machine démocrate à l’œuvre

Ces résultats, cependant, ne devraient pas être lus comme un rejet des revendications sociales-démocrates portées par Sanders, ni de la variante du socialisme démocratique qu’il représente. Les sondages de sortie des urnes ont montré que la majorité des électeurs dans les primaires du Super Tuesday soutiennent la mesure phare portée par Sanders de Medicare for All (une couverture santé publique et universelle). Dans quatre États – Californie, Caroline du Nord, Tennessee et Texas – davantage d’électeurs ont déclaré avoir une opinion favorable du socialisme que défavorable. En Californie et dans le Texas, les opinions favorables ont atteint respectivement 53 et 57 %. Le problème pour Sanders n’est pas l’impopularité de son programme. Son défi est de convaincre suffisamment d’électeurs démocrates, en particulier les électeurs au-dessus de 45 ans qui se sont prononcés clairement pour Biden lors du Super Tuesday, qu’il est le candidat le mieux placé pour battre Trump.

La plupart des Américains, en particulier les salariés et les pauvres, ne participent pas ni ne suivent les événements politiques de près. Les organisations qui auraient pu leur fournir un peu d’information, d’éducation politique et d’orientation par le passé – à savoir les syndicats – sont extrêmement affaiblies. Par conséquent, les élus et les médias dominants jouent un rôle surdimensionné dans la production de l’opinion publique et l’influence des choix électoraux. Sanders propose une manière entièrement différente de faire de la politique que ce à quoi la plupart des Américains sont habitués. Ses idées et propositions sont assez populaires, mais il existe peu d’organisations qui les promeuvent et les renforcent systématiquement dans les rangs des salariés.

L’une des raisons pour lesquelles des démocrates centristes comme Joe Biden, par exemple, sont populaires parmi les électeurs afro-américains est que les Églises constituent toujours des institutions importantes dans la vie sociale afro-américaine. Dans nombre de cas, ces Églises et leurs pasteurs sont intégrés dans les réseaux politiques du Parti démocrate et entretiennent des liens étroits avec ses élus, dont la plupart ne soutiennent pas la révolution politique proposée par Sanders. C’est ainsi que le soutien apporté par un seul élu, Jim Clyburn, a joué un rôle aussi important dans la primaire de la Caroline du Sud et par extrapolation dans le résultat du Super Tuesday.

La gauche américaine est dans une position bien plus forte qu’elle n’était il y a quelques années, mais nous ne disposons toujours pas des ressources institutionnelles qui peuvent faire jeu égal avec les ressources des cercles dominants du Parti démocrate.

Un chant du cygne ? Jamais !

Malgré tout, même si la révolution politique portée par Sanders a subi un revers, il serait erroné de voir le Super Tuesday comme le Waterloo de Sanders. Sanders et Biden font, en pratique, jeu égal en termes de voix et de délégués totaux, et avec le retrait de tous les autres candidats, le choix entre un socialiste démocratique et un modéré a été clarifié. Par ailleurs, Sanders a remporté une victoire nette dans le plus grand État du pays, la Californie. Son succès dans cet État est de bon augure non seulement pour la suite de cette campagne, mais aussi pour les perspectives à long terme de la gauche américaine. La Californie fournit souvent au reste des États-Unis une image de son propre avenir. L’État est extrêmement riche, mais c’est également l’un des plus inégalitaires. La Silicon Valley a créé des richesses faramineuses et transformé San Francisco en un terrain de jeu pour les élites des industries de haute technologie, mais les salariés de l’État supportent de plus en plus mal la hausse ininterrompue des inégalités. La Californie a une population immigrée et latino massive, et Sanders continue à être très populaire auprès de ces deux groupes. Sa population est aussi plus jeune que celle dans le reste du pays en moyenne, et les jeunes constituent la plus solide base de soutien de Sanders, qui est extrêmement populaire auprès des personnes en-dessous de 35 ans, dont beaucoup se disent aussi favorables au socialisme.

Il n’empêche qu’il n’est pas possible d’éluder le fait que le Super Tuesday a radicalement boosté les chances de Biden. Mais celui-ci demeure un candidat très faible et vulnérable que Sanders peut toujours battre. Biden est l’un des principaux architectes du tournant du Parti démocrate vers le néolibéralisme et l’Etat carcéral. Il a soutenu durant des décennies la réduction des dépenses du maigre État-providence américain, promu des méthodes policières sévères et des politiques de justice pénale punitives, et fut l’un des principaux partisans démocrates de la guerre en Irak. Il a soutenu des politiques commerciales et économiques néolibérales qui ont décimé le salariat dans des États industriels comme le Michigan et le Wisconsin, que Sanders a remportés face à Hillary Clinton en 2016. Sanders a encore le temps de se défaire de sa réputation de candidat « inéligible » et de remporter l’investiture démocrate. Les socialistes américains doivent continuer à faire tout leur possible pour y parvenir, car, s’il n’y a aucune garantie que Sanders puisse battre Trump, il paraît certain que Biden perdra face à lui. Ce serait un désastre que notre pays et le reste du monde ne peuvent se permettre.

Quand bien même Biden réussirait à gagner la présidentielle en novembre, cela modifierait peu les conditions qui ont fait émerger Trump à droite et Sanders à gauche. Les États-Unis souffrent d’une crise sociale et politique profonde à laquelle l’establishment démocrate n’apporte aucune réponse. Celui-ci reste tributaire des milliardaires qui sont en train de détruire le pays. Quel que soit le résultat de cette campagne, la nouvelle gauche américaine ne disparaîtra pas. N’oublions pas qu’Alexandria Ocasio-Cortez, la très populaire représentante démocrate de New York, sera éligible pour candidater à la présidence en 2024.

Propos traduits par notre camarade Christakis Georgiou

Chris Maisano, syndicaliste et correspondant régulier de la revue Jacobin, est membre des Democratic Socialists of America (DSA). Il vit à New York.

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