Chronique Palestine : Désintoxication
Les idées reçues ont la vie dure. Elles ont souvent pour corollaire la fâcheuse habitude de s’accommoder d’une vision pour le moins biaisée de toute histoire n’abondant pas dans leur sens, en des biais pouvant aller de la dépréciation à une sorte de négationnisme n’osant pas dire son nom, mais bien présent dans des pratiques dont la condamnation s’avère des plus éclectiques*.
L’histoire de la Palestine fait partie de ces domaines peu ou tendancieusement explorés, disparaissant presque en dehors d’une Antiquité revisitée sous des lunettes à correction religieuse, de l’épisode des Croisades, et de la colonisation sioniste au XXe siècle. L’ouvrage de Nur Masalha, un universitaire britannique d’origine palestinienne, vient combler avec brio ce qui pouvait être considéré comme une lacune plus ou moins volontaire de l’historiographie occidentale.
Précisions méthodologiques
L’auteur prend soin d’asseoir la légitimité de son entreprise dans une introduction où il rappelle quelques principes méthodologiques : « Cet ouvrage situe l’identité multiculturelle et les histoires partagées de la Palestine dans une très longue histoire de toute la région. [...] Son intention n’est pas de produire une forme d’histoire intellectuellement détachée, mais plutôt d’offrir une histoire socialement, intellectuellement, culturellement et politiquement informée et engagée. En essayant de couvrir ce vaste pan d’histoire, ce travail réunit des questions d’histoire par en-bas, de mémoire sociale, d’identité culturelle et de politique.
Ceci n’est pas une “histoire nationale” ou un récit sur la Bible jusqu’au présent pour une “nation palestinienne”, bien que je sois bien conscient du pouvoir qu’a l’histoire de créer une légitimité nationale / politique dans le présent. “Nation” et nationalisme sont des inventions et des constructions modernes, et je suis hautement sceptique sur l’utilité de l’emploi d’un terme politique tel “nation” à travers un vaste balayage historique » (p. 52-53).
Selon les dernières lignes de cette introduction, ce livre cherche « à avancer en retrouvant et en contant une histoire de la Palestine complètement indépendante des débats et des études bibliques. Plus encore, tout en affirmant que l’histoire complexe de la Palestine est profondément ancrée dans le Proche-Orient et l’Orient méditerranéen antiques, il ne s’agit pas ici d’imiter la prétention sioniste d’une histoire longue, “non brisée”, et pure de la Palestine. Au contraire, comme le démontre ce volume, l’héritage à couches multiples de la Palestine est une histoire de styles mêlés et de traditions contradictoires ; une histoire pleine de tours et de tournants, de mémoire et d’oubli, et de suppressions et de relèvements » (p. 54).
Histoire ou mythologie religieuse
Lectrices et lecteurs découvriront la richesse d’une histoire sans œillères : « Si les croyances et les sensibilités religieuses des musulmans, des chrétiens et des juifs doivent être respectées et si les gens ont droit à leurs croyances et traditions religieuses, la formation critique et les cours et manuels d’histoire scolaire et académique devraient être basés sur une approche scientifique, une méthodologie critique, des faits historiques et des recherches historiques et archéologiques sur la Palestine ancienne fondées sur des preuves – non sur des orientations méta-narratives ou religieuses-idéologiques » (p. 32).
Vers la fin de son ouvrage, Nur Masalha se plaît à citer le sociologue palestinien Samih Farsoun : « Les Palestiniens sont les descendants d’un mélange extensif de populations locales et régionales, incluant les Cananéens, les Philistins, les Hébreux, les Samaritains, des Grecs hellénistiques, des Romains, des Arabes nabatéens, des Arabes de tribus nomades, quelques Européens des Croisades, quelques Turcs, et d’autres minorités ; après l’invasion islamique du VIIe siècle, cependant, ils devinrent majoritairement arabes. Dès lors, ce mélange de peuples a développé une culture arabo-islamique pendant au moins quatorze siècles » (p. 384).
Et d’ajouter : « Il ne serait pas déraisonnable de penser que les Palestiniens modernes sont plus susceptibles d’être les descendants des anciens Philistins (et Israélites) que les Juifs ashkénazes, dont beaucoup furent des convertis européens au judaïsme. Il est historiquement certain, contrairement au mythe de “l’exil et du retour”, que beaucoup des Juifs antiques qui habitaient originellement la Palestine antique sont demeurés dans le pays, mais ont accepté le christianisme et l’islam quelques générations plus tard » (p. 385).
Du pays des Philistins (en tant qu’entité géopolitique distincte) à nos jours, en passant par les époques des empires hellénistique, romain, byzantin (à prédominance arabe chrétienne), la province arabe de Jund-Palestine, les périodes ayyubides, mameloukes et ottomanes primitives, les débuts de la modernité au XVIIIe siècle, l’idée nationale et les implantations coloniales, ce livre d’histoire revendique un héritage légitime : il ne se contente donc pas d’être un ouvrage de référence, mais devient simultanément un instrument de lutte. Se trouvera-t-il un éditeur français pour en proposer une traduction, ou, comme pour L’âge des extrêmes de Eric Hobsbawm (devenu un best-seller), faudra-t-il recourir à une édition francophone étrangère ?
* Plantations de forêts sur les ruines de villages préalablement détruits, destruction de cimetières musulmans médiévaux, confiscation de bibliothèques à caractère patrimonial...
Nur Masalha, Palestine : a four thousand year history, Londres, Zed Books Ltd, 2018
Cet article de notre ami Philippe Lewandowski a été publié dans le numéro de février de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).