GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

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Le salariat aujourd’hui #7 : les salariés migrants

Le dernier article de cette série sur le salariat revient sur les migrations dans le salariat contemporain et sur ses conséquences. À en juger par la virulence du débat politique contemporain sur l’immigration, on pourrait penser que le phénomène ne date que de quelques décennies tout au plus. Or, la réalité est que les déplacements ont depuis toujours constitué une dimension structurante du fonctionnement du capitalisme.

En effet, ces déplacements – tout comme la mobilité des capitaux et le commerce international – sont l’une des manières fondamentales par lesquelles ce mode de production a favorisé l’internationalisation de la vie économique et sociale depuis son avènement. Certains parlent ainsi de la formation d’un marché mondial de la force de travail à travers l’effet combiné des migrations et de la mobilité du capital. Dans tous les cas, on oublie souvent que certaines grandes puissances économiques – et les États-Unis au premier chef – sont le fruit de migrations parfois massives.

Une constante du capitalisme

Dans l’histoire de la construction de ce marché mondial de la force de travail, les flux migratoires vont de manière générale de la périphérie vers le cœur du capitalisme mondial. Les grands centres d’accumulation du capital aspirent une partie de la force de travail des régions périphériques. Les grandes étapes ont été le déplacement forcé vers le Nouveau Monde de quelques 20 millions d’Africains noirs tout au long du XVIIIe siècle et au début du XIXe ; l’émigration de millions de paysans européens vers le continent nord-américain durant le XIXe et le début du XXe siècle – période où la vieille Europe était une terre d’émigration plutôt que d’immigration ; les déplacements des « coolies » asiatiques (principalement indiens et chinois) durant la même période et suite à l’abolition de l’esclavage dans l’empire britannique en 1807 ; les migrations provenant des pays méditerranéens (d’abord européens, ensuite nord-africains) vers l’Europe occidentale durant le XIXe siècle.

Mais l’on oublie souvent aussi le fait que de grandes vagues migratoires se sont déroulées au sein de certains grands pays dans leur histoire (on parle alors de migrations internes) : les Italiens du Sud ont, durant une bonne partie des XIXe et XXe siècles, émigré, non seulement vers les États-Unis et les pays du Nord de l’Europe, mais aussi et surtout vers le Nord industrialisé de l’Italie. De même, des millions de Noirs ont émigré des anciens États esclavagistes du Sud des États-Unis vers les États industrialisés du Nord-Est et de la région des Grands Lacs entre 1910 et 1970 – un phénomène justement appelé « grande migration afro-américaine » par l’historiographie1. Aujourd’hui, le nombre de migrants quittant l’intérieur rural de la Chine pour gagner les métropoles côtières est estimé entre 150 et 200 millions de personnes depuis les années 1980 – ce qui constitue le plus grand déplacement de populations au monde depuis un siècle.

Les migrations aujourd’hui

Aujourd’hui, l’OIT estime qu’il y avait en 2013 environ 232 millions de migrants, dont environ 150 sont des salariés2. Cela représente environ 3,3 % de la population mondiale. Les flux migratoires vont d’abord des pays à revenus moyens vers les pays à revenus élevés3 : de l’Amérique Latine et de l’Asie vers l’Amérique du Nord, de l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Asie du Sud vers l’Europe. Ainsi, les États-Unis accueillent quelque 47 millions de migrants, devant l’Allemagne (12 millions), la Russie (11,6), le Royaume-Unis (8,5). En 2012, l’UE dans son ensemble accueillait 33,5 millions de migrants extra-européens.

Mais, parmi les principales destinations, il faut compter l’Arabie Saoudite (10,2 millions de migrants face à une population autochtone de 33 millions). En effet, avec l’émergence de nouveaux pôles d’accumulation du capital depuis quelques décennies comme les pays exportateurs de pétrole, les destinations des migrations internationales se diversifient. Les pays arabes du Golfe persique ont en effet des populations migrantes qui constituent souvent la majorité de la population. En termes d’origine, l’Inde est à la première place (15,6 millions), devant le Mexique (12,3), la Russie (10,6), la Chine (9,5) et le Bangladesh (7,2)4.

La condition migrante

Le sort réservé aux salariés migrants a toujours été pire que celui réservé aux salariés natifs. Une étude majeure de l’OCDE de 2015 montre que ces salariés subissent partout des taux d’emplois plus faibles, des conditions de travail dégradées et des salaires plus bas, mais aussi disposent de moins de protections juridiques et de droits politiques que les salariés natifs5. Ces salariés occupent aussi plus souvent que les natifs des emplois qui correspondent à des niveaux d’instruction plus faibles que les leurs ; ils ont donc une difficulté à faire reconnaître socialement leurs qualifications. Ils subissent aussi la pauvreté beaucoup plus que les salariés natifs, puisqu’ils sont généralement relégués dans les emplois à bas salaires. Bref, les salariés migrants constituent la partie la plus précarisée du salariat, sa couche la moins privilégiée.

                                  Figure 1 : La précarité accrue des salariés migrants

Ainsi, en France, seuls 57 % des migrants en âge de travailler étaient en emploi en 2015, contre 65 % des natifs ; 30% des ménages migrants vivaient dans la pauvreté contre 13 % des ménages natifs.

Ces écarts reflètent à la fois que les migrants sont aspirés dans des industries employant une force de travail de faible qualification, mais aussi les discriminations raciales et le traitement juridique différencié qu’ils subissent. Cette discrimination est probablement plus évidente sur le plan des droits démocratiques : les salariés migrants ne disposent pas du droit de vote et d’éligibilité avant un long séjour dans les pays d’accueil qui leur permet de se faire naturaliser. D’une certaine manière, cette discrimination politique entre natifs et migrants reproduit une dynamique similaire à celle du suffrage censitaire d’autrefois, qui conduit à la sous-représentation du salariat dans son ensemble.

La forme extrême de la discrimination que subissent les salariés migrants est celle des sans-papiers, c’est-à-dire des salariés migrants illégaux – et donc employés au noir – , ce qui les empêche de jouir de tous les droits auxquels peuvent prétendre les natifs et les migrants légaux. Cette privation permet de contourner les systèmes de protection sociale et le droit du travail qui se sont développés durant le XXe siècle partout dans les pays avancés. Elle replonge ainsi une partie minoritaire du salariat dans les conditions juridiques et sociales d’il y a un siècle.

Enfin, la condition migrante est une des sources principales de la hiérarchisation sociale au sein du salariat et de la société de manière plus large. Elle génère en effet des dynamiques de racialisation de ces populations, c’est-à-dire l’ensemble des représentations stéréotypées qui visent à justifier et préserver la segmentation et la hiérarchisation. Et comme les migrations ne concernent pas que les déplacements entre pays, mais aussi ceux qui ont lieu à l’intérieur d’un même État, les dynamiques de racialisation ne touchent pas seulement les migrants étrangers ; elles peuvent aussi bien toucher des natifs. Ces représentations racialisées des populations migrantes facilitent la reproduction de la condition migrante, surtout en légitimant la répression et la criminalisation par les États de ces mêmes populations.

Attention aux divisions !

C’est en ce sens que le combat contre la condition migrante et pour la solidarité entre tous les salariés, quels que soient leur statut juridique, leur origine géographique et ethnique ou encore leur appartenance religieuse, passe par la déconstruction et le combat contre les représentations racialisées. Comme le rappelait le secrétaire-général de la CGT, Philippe Martinez, dans une tribune en octobre 2018, ce n’est pas le fait migratoire qui place les travailleurs « en situation de vulnérabilité sur le marché du travail [...], c’est l’absence de droits ou l’inégalité de droits liés à leur absence de statut administratif ou la précarité de ce statut. Ces salariés font partie intégrante de la classe ouvrière »6 !

En effet, des revendications telles que la régularisation de tous les sans-papiers, l’octroi de droits politiques à tous les résidents et la naturalisation aussi rapide que possible des résidents non-natifs ne sont pas simplement des revendications démocratiques ; elles sont des revendications qui peuvent favoriser l’amélioration du rapport de force social global entre salariat et capital en même temps que l’unité du salariat, condition indispensable dans la construction du rapport de force social. De la même manière que le combat contre les discriminations sexuelles et le sexisme en général est un combat qui doit concerner le salariat dans son ensemble, il en va de même pour le combat contre les discriminations raciales et le racisme.

Cet article de notre camarde Christakis Georgiou a été publié dans Démocratie&Socialisme de décembre 2018 (D&S est la revue de la Gauche démocratique et sociale).

  1. https://en.wikipedia.org/wiki/Great_Migration_(African_American)
  2. http://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/---dgreports/---dcomm/documents/publication/wcms_436343.pdf
  3. http://www.pewsocialtrends.org/2013/12/17/changing-patterns-of-global-migration-and-remittances
  4. http://www.pewresearch.org/fact-tank/2016/12/15/international-migration-key-findings-from-the-u-s-europe-and-the-world
  5. http://www.oecd.org/fr/publications/les-indicateurs-de-l-integration-des-immigres-2015-9789264233799-fr.htm
  6. https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/09/26/philippe-martinez-ce-n-est-pas-l-immigration-qui-cree-du-dumping-social-mais-l-absence-de-droits_5360160_3232.html

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