GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Le social au cœur

Le "projet de société" de Delevoye-Macron

Lors du lancement de la réforme au Sénat en avril 2018, Agnès Buzyn a déclaré : « Ce n’est pas un problème technique, c’est un projet de société ». Et, pour une fois, on ne peut pas lui donner tort. Le projet Delevoye, c’est effectivement l’application du néolibéralisme le plus dur. Il s’inscrit dans la logique de concurrence à la baisse du « coût du travail » au niveau européen (achèvement du marché intérieur) et mondial (accords de libre-échange).

La flexibilité et l’ubérisation à vie sont incompatibles avec l’existence des régimes de retraite existants – régime général, régime des fonctionnaires et régimes spéciaux. Pour nos gouvernants, l’avenir du salariat, c’est la précarité. Il est dès lors crucial, à leurs yeux, de faire disparaître la notion de carrière ; toute la vie, on passera d’une « activité » à une autre. Pour Delevoye, « les différences de règles entre régimes [...] peuvent freiner les mobilités professionnelles ». Et le Haut-commissaire d’ajouter que « toutes les activités seront donc prises en compte, quelle que soit la rémunération, même faible, qu’elles procurent ».

Dans le cadre de la généralisation de la flexibilité, il n’est plus possible de prendre en compte les six derniers mois dans le public, ni les 25 meilleures années dans le privé. Il est nécessaire de passer aux points, chaque « activité » en apportant – souvent fort modestement – son lot.

En finir avec la Sécu

Lutter contre la retraite par points, c’est lutter pour le maintien et la reconquête des statuts, du Code du travail et des conventions collectives. C’est aussi combattre la baisse des « dépenses publiques » et le développement de la capitalisation.

Les retraites – plus de 300 milliards d’euros – font partie des dépenses publiques, jugées trop élevées par les néolibéraux qui nous gouvernent. Selon Catherine Perret, membre du bureau confédéral de la CGT, « c’est un big-bang. L’objectif, c’est une chute sans fin des pensions qui représentent 14 points de PIB en France, les exigences de l’Union européenne étant de 11 % ».

Baisser les retraites, c’est coup double pour le Medef et pour les actionnaires du monde entier. Cela permet de baisser les cotisations sociales, partie socialisée du salaire, fondatrices de la Sécurité sociale, donc d’augmenter les profits et les dividendes (171 milliards en 2018). Cela entraîne du même coup l’augmentation des dépenses privées, la capitalisation (appelée « épargne retraite » en vocabulaire « politiquement correct »). Ce hold-up est préparé minutieusement. L’Union européenne crée en effet les fonds de pension à l’échelon continental. Quant à la loi Pacte, elle encourage la capitalisation au détriment des cotisations à la Sécurité sociale.

Dans le cadre du Projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) pour 2020, la déclaration de Darmanin selon laquelle les cotisations et la fiscalité, ce serait « la même poche » est pour le moins explicite. Il s’agit rien de moins que d’en finir avec les deux budgets distincts (celui de l’État et celui de la Sécu). C’est du Kessler dans le texte : ils ont bel et bien décidé d’en finir avec la Sécurité sociale issue des combats de la Libération.

Régime par points

Le principe « un euro cotisé donne les mêmes droits », c’est l’individualisme généralisé, la consécration du chacun pour soi, l’opposé de la Sécurité sociale d’Ambroise Croizat qui a la solidarité dans son ADN et qui réduit considérablement les inégalités, notamment en ce qui concerne les femmes.

Si ce principe était suivi scrupuleusement, lorsqu’on ne travaille pas (maladie, accident, chômage, grossesse, handicap…), on ne devrait pas avoir de points. Encore moins pour la pénibilité... Il ne devrait pas y avoir non plus de pension de réversion. C’est impensable politiquement. Il y aurait donc des points comptabilisés à part et financés à part par l’impôt, et non par la cotisation. On passe du droit lié à la cotisation à l’assistance, qui coûte toujours trop cher aux possédants. Ne coûte-t-elle pas déjà un « pognon de dingue », selon leur premier commis ?

Un outil idéal

Le système par point, que cherche à imposer Macron, constitue à ses yeux l’outil rêvé pour imposer une érosion sans fin du montant des pensions.

Pour un salaire de 1 500 euros, si la valeur d’achat du point est de 10 euros, on obtiendra 150 points par mois. Ces points se cumuleront sur toute la vie active. Si, à l’issue de ses « activités » (puisqu’on ne pourra plus parler de « carrière » !), un salarié dispose de 200 000 points au moment de liquider sa retraite, et que la valeur de service du point fixée à 0,05 euros, il recevra une pension de 200 000 x 0,05, soit 1 000 euros.

Les gouvernants auront donc deux moyens pour assurer l’érosion permanente des pensions : l’augmentation de la valeur d’achat du point et la diminution de sa valeur de service. À cela s’ajoute que la pension sera calculée sur l’ensemble de la vie professionnelle, dont les périodes de petits salaires, de chômage, de congés maternité et/ou parentaux, etc., qui seront particulièrement pénalisantes pour les salariés – et surtout pour les salariées ! – concernés.

Leur stade suprême ?

Pour Macron et Cie, le projet Delevoye constitue la réforme « ultime », car elle est censée, à leurs yeux, entamer de façon décisive la capacité de mobilisation du corps social. Il est vrai que la disparition du marqueur collectif par excellence que constitue l’âge légal de départ à la retraite concourra de façon décisive à une individualisation du rapport des salariés à « leur » pension.

Le pouvoir mise par ailleurs sur le fait qu’une érosion lente et continue mobilise beaucoup moins qu’une réforme brutale telle que celles de 1995, de 2003 ou encore de 2010…

Double peine ?

Elle s’appliquerait indistinctement à tous les salariés. La disparition de l’âge légal imposerait au plus grand nombre un départ vers 70 ans. Quant au montant de la pension, s’il serait par définition inconnu de l’ayant-droit jusqu’à la liquidation de ses droits, il sera assurément en baisse pour toutes et tous. On sait en effet combien on verse en cotisations, mais sans avoir aucune idée du moment où l’on aura assez de points pour prendre sa retraite (voire cumuler une pension et un emploi).

Contrairement aux affirmations de Delevoye, les 17 millions de retraités sont eux aussi directement concernés. Avant même la mise en place de la réforme, 8 à 15 milliards d’euros d’économies ont été réalisés sur leur dos. Quant à la baisse de la valeur du point, elle les impactera inévitablement. Enfin, les pensions de réversion (dont la valeur est estimée actuellement à 36 milliards d’euros) baisseront considérablement. En Suède, où un système de comptes par points a été mis en place à partir de 1994, elles ont pour ainsi dire pratiquement disparu...

La « gouvernance innovante »

Véritable cœur de la réforme, cette gouvernance donnerait tous les pouvoirs aux gouvernements dans le cadre des « semestres » européens et autre « règle d’or ».

Les concertations ont pour but de diviser, la réforme étant « non négociable ». Pendant les concertations, le gouvernement commence la mise en œuvre de la réforme dans le cadre du PLFSS 2020 par le prélèvement des cotisations de TOUS les régimes par l’URSSAF.

En outre, avec la « gouvernance innovante » et le « pilotage » (à vue ?) qu’elle permet, ils pourront revenir sur toutes leurs promesses : âge légal, dispositifs de départs anticipés, dispositifs de solidarité (périodes assimilées, droits familiaux, minimum retraite, etc). Si le projet Delevoye devenait réalité, les gouvernants successifs pourraient TOUT remettre en cause à tout moment. Il faut en prendre conscience collectivement.

Lutter pour gagner

La seule question qui vaille réellement est la suivante : comment lutter victorieusement ? Deux objectifs complémentaires doivent être à notre sens poursuivis. Il convient tout d’abord de converger pour obtenir le retrait pur et simple de la réforme. C’est binaire : soit on accepte la retraite par points, soit on la refuse. Il sera ensuite temps de négocier sur des propositions de reconquête.

Dans ce cadre revendicatif, la mobilisation du 5 décembre prend tout son sens. Nous devons toutes et tous être mobilisés pour le retrait de la « réforme » Delevoye. Les appels à la grève de la CGT, de FO, de la FSU, de Solidaires, de l’UNEF, de l’UNL et de la FIDL, mais aussi de certains secteurs de la CGC et de l’UNSA, se multiplient, dont les appels à une grève illimitée à la RATP et à la SNCF.

Il s’agit bien de lutter de façon unitaire contre un « projet de société » mortifère. Ce combat ne doit pas donner lieu à un simple soutien passif des secteurs en pointe. Il nous concerne toutes et tous, que nous soyons jeunes, actifs, retraités, chômeurs, salariés du public ou du privé, cotisants à un régime spécial, et encore davantage si l’on est une femme.

Cet article de notre ami Jean-Claude Chailley est à retrouver dans le numéro de novembre de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

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