GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

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Le petit vent de la Révolution russe (1919 #7 )

De Berlin à Budapest en passant par Bratislava, Munich et la Ruhr, la première partie de l’année 1919 avait incontestablement été celle des combats de rue, des barricades et surtout de la fureur répressive de la réaction. L’automne venu, six mois après la discrète proclamation de la IIIe Internationale, c’est l’évolution à gauche des bataillons socialistes d’Europe occidentale qui passe au premier plan. « Aller à Moscou ou ne pas y aller » : telle commençait à être la question...

En octobre 1919, l’Internationale communiste n’était pas encore cette « mode » que dénoncera avec une pointe d’amusement son Comité exécutif en juillet 1920, lors du 2e congrès mondial. En ces mois de péril pour le pouvoir des soviets, la guerre civile avait en effet dressé une barrière étanche entre les bolcheviks et les organisations d’Europe se réclamant de l’internationalisme ouvrier. Mais, malgré leur méconnaissance de la situation qui prévalait réellement en Russie rouge, les masses tournaient avec grand intérêt leur regard vers l’Est. Difficile, pour les partis socialistes qui venaient de rompre avec la IIe Internationale faillie, de ne pas renouer le dialogue avec les partisans de Lénine et de Trotski.

La grande lueur ?

S’il est difficile d’apprécier le degré d’adhésion aux idéaux de 1917 en Europe occidentale, il est clair qu’une inflexion a lieu, dans les opinions publiques, courant 1919. En France, l’idéologie de l’« Union sacrée » se craquelait depuis que la SFIO, dont le courant centriste (dit « reconstructeur ») avait pris la direction au grand dam des tenants du « socialisme de guerre », avait rejoint opposition au début de l’année 1918. À l’appel de la Fédération socialiste de la Seine et de l’Union des syndicats de la capitale, la manifestation de protestation, à l’annonce de l’immonde acquittement de Raoul Vilain – l’assassin de Jaurès – avait rassemblé des dizaines de milliers de militants en mars 1919. On a même entendu, parmi les clameurs, des « Vive Lénine » et des « Vive Trotski ». Le socialisme pacifiste, revigoré par l’afflux de jeunes issus de la « génération du feu », montrait incontestablement sa force, qu’il puisait en partie dans l’aura dont jouissait l’Octobre russe dans les rangs de la classe ouvrière française.

Le mois suivant, signe de l’admiration inconditionnelle que suscite en son sein la Révolution russe, la SFIO décide de reproduire in extenso, sans préface, ni commentaire, ni le moindre élément de contextualisation, la Constitution de la République socialiste fédérative de Russie. Même le vieux Guesde, qui s’était rangé dans le camp des jusqu’au-boutistes dès août 1914 et qui entendait protéger « son » parti de toute contamination bolchévique, considérait alors comme une faute politique gravissime la moindre critique à l’encontre de la Russie rouge.

En Allemagne, un préalable

Deux données politiques fondamentales rendaient, en Allemagne, beaucoup plus malaisé le passage au communisme des masses ouvrières. La direction chauvine et ultra-réformiste avait conservé depuis 1914 la direction du parti socialiste « officiel » (dit « majoritaire »). Pour ce faire, elle avait résolu d’exclure les oppositions en 1916. Les bataillons combatifs de la vieille sociale-démocratie avaient naturellement rallié l’USPD (ou « Parti indépendant »), créé l’année suivante par les exclus, mais la division jouait naturellement un rôle anesthésiant. Le second point de blocage, c’était l’existence d’un petit Parti communiste, fondé dans les derniers jours de décembre 1918, et gangrené par le sectarisme et les tendances putschistes. À bien des égards, le jeune KPD faisait figure de repoussoir aux yeux de maints militants ouvriers.

C’était en tout cas l’analyse de Paul Levi, le leader du Parti communiste allemand depuis le triple meurtre de Rosa Luxemburg, Liebknecht et Jogiches. Depuis le printemps 1919, il entend opérer le redressement du spartakisme en clarifiant sa ligne et en empêchant tout soulèvement prématuré rééditant les tragiques erreurs du début de l’année. Selon l’historien Pierre Broué, pour Levi, « les spartakistes, désormais coupés des centaines de milliers d’ouvriers qui ont rejoint le Parti indépendant, se sont lié les mains avec des éléments aventuristes [...] qu’il rend responsables, par leur inexpérience, leur légèreté et leur impatience, des défaites de 1919 et de la triste situation du parti, que l’illégalité empêche de gagner au communisme l’avant-garde ouvrière véritable ».

Levi entame la réorganisation du parti lors de la conférence d’avril 1919. En accord de fond avec Karl Radek (alors reclus à la prison de Moabit) sur la caractérisation du courant « gauchiste », Levi va plus loin que l’émissaire bolchévique sur un point. Il est en effet prêt à aller jusqu’à l’exclusion des « putschistes », dût-il pour ce faire se séparer de la majorité des militants du parti. La purge voulue par Levi a lieu au congrès d’Heidelberg en octobre 1919. Dans un premier temps, il obtient des délégués l’octroi d’une voix délibérative aux membres de la Centrale désignés lors du congrès fondateur, ainsi que le vote d’une réforme statutaire abolissant la sous-représentation des groupes locaux les plus importants numériquement – tel celui de Chemnitz que dirigeait Brandler et qui était gagné à la ligne de la Centrale. Levi, s’étant assuré la majorité des votants, abat ensuite ses cartes. Il fait distribuer aux congressistes un texte rédigé de sa main qui édicte les grandes lignes d’une orientation communiste de masse, et annonce, en face de ses adversaires médusés, que ceux qui rejetteront par leur vote cette « carte d’identité » du KPD nouveau seront exclus.

Aux dires de Pierre Broué, « les gauchistes sont pris de court ». Piégés, les oppositionnels sont de fait placés en dehors du parti. C’est au final plus de la moitié des membres qui quittent le KPD dans ces mois où l’étiage semble atteint. Lors du congrès de Karlsruhe, en février 1920, Brandler dresse ce tableau apocalyptique de la situation du parti dans la Ruhr où l’opposition a emporté l’écrasante majorité des membres : « Ce qui existe, en Rhénanie-Westphalie, est pire que si nous n’y avions rien. [...] Il ne sera pas possible d’y construire le parti communiste dans un délai rapproché. [...] Nos hommes n’ont pas la moindre autorité parmi les travailleurs ».

Poussée à gauche à l’USPD

Pour Levi, la purge était d’autant plus nécessaire qu’elle constituait le préalable à l’unification tant espérée des courants révolutionnaires issus de la vieille sociale-démocratie. Selon Pierre Broué, à l’instar de Radek, mais aussi du groupe de Chemnitz lié aux masses par les positions syndicales que Brandler avait acquises en Saxe, Levi était en effet intimement « persuadé que la première tâche des communistes allemands était de gagner au communisme les ouvriers qui suivaient l’USPD ».

C’est au cours de l’été 1919 que, sous le contrôle vigilant de Radek, les premiers contacts se nouent entre Paul Levi – non pas tant en qualité de leader du « petit » KPD que de membre éminent de l’exécutif de l’Internationale communiste – et les membres d’une « nouvelle vague » d’Indépendants de gauche, tout particulièrement Walter Stoecker et Curt Geyer. C’est précisément Stoecker, au nom de la gauche, qui, lors de la conférence d’Iéna de l’USPD, pose le problème de l’adhésion à « Moscou », au grand dam des ténors opportunistes du parti.

En mai 1919, à l’issue du 2e congrès de l’USPD, la résolution finale exprimait déjà le compromis entre la tendance favorable à l’adhésion et la droite qui manœuvrait pour conserver la direction. Le parti indépendant y rappelait en effet son attachement au vieux programme socialiste d’Erfurt (1891), mais précisait qu’il était par ailleurs partisan du « système des conseils ». L’objectif explicite du parti était la dictature du prolétariat, ce dernier étant conçu comme le « représentant de la grande majorité du peuple ». Le parti n’excluait pour y parvenir aucun moyen, « y compris le parlementarisme », mais condamnait « les violences irréfléchies » – allusion transparente aux errements putschistes du jeune KPD.

Entre la conférence d’Iéna, qui s’est tenue en septembre, et le congrès de Leipzig, prévu début décembre, la gauche indépendante fait de nouveaux progrès. De nombreuses assemblées se prononcent pour l’adhésion à la IIIe Internationale et pour la dictature du prolétariat. C’en est trop pour Dittmann, Crispien et Hilferding, les dirigeants indépendants de droite, isolés au sommet du parti depuis l’assassinat par un déséquilibré de Haase, le président de l’USPD. Comme le note Pierre Broué, c’est à l’automne que les leaders réformistes, constatant impuissants la nette évolution de leurs troupes vers la gauche, « brandissent l’épouvantail de la scission, le fantôme des « aventuristes » spartakistes, accusent Curt Geyer et Stoecker de travailler en étroite liaison avec Levi et d’être en fait des agents du KPD ».

Côté spartakiste, on se démène pour aider les ouvriers indépendants à mener leur démarche à son terme. Radek explique inlassablement qu’il ne s’agit pas de débaucher les militants, mais de les aider à chasser les éléments droitiers des postes de responsabilité pour constituer, à côté du KPD, une autre « armée du prolétariat ». Inspiré, l’émissaire bolchévique déclare depuis sa cellule que la tâche des communistes allemands est d’« aider les travailleurs indépendants à surmonter la crise de leur propre parti, et à construire ainsi la base de la réunification du prolétariat révolutionnaire allemand ». Levi est naturellement sur la même ligne, de même que la majorité de la Centrale.

Ainsi, quand Lénine déclare abruptement, le 10 octobre, que la gauche indépendante allie « les vieux préjugés de la petite bourgeoisie sur les élections parlementaires à la reconnaissance communiste de la dictature du prolétariat », le KPD est unanime à lui répondre vertement. Un de ses jeunes théoriciens, August Thalheimer, ne craint pas de rétorquer ceci au chef tant admiré : « Nous refusons de la mettre dans le même sac, sur le plan moral et intellectuel, que les traîtres au socialisme, les fossiles de l’époque de stagnation purement parlementaire du mouvement ouvrier allemand ». Cette position unitaire, qui l’emporte sans coup férir au sein des instances spartakistes, est incontestablement l’œuvre commune de Levi et de Radek, pour qui il ne faisait alors pas de doute « 1° que les masses du parti indépendant étaient communistes ; 2° qu’il y avait au sein de leur direction une aile gauche qui voulait sincèrement s’engager dans la voie révolutionnaire ».

Et en Italie ?

Le PSI avait été l’un des rares partis qui avait sauvé l’honneur de l’Internationale en refusant dès août 1914 la boucherie impérialiste. Malgré l’entrée en guerre de leur pays aux côtés des Franco-britanniques en mai 1915, les socialistes italiens avaient continué à exprimer leur refus du conflit en cours. Ce fut dans ces circonstances que les interventionnistes quittèrent les rangs du parti, suivant dans sa dérive un certain Benito Mussolini... À l’annonce de la proclamation de la IIIe Internationale, la direction du PSI avait trouvé naturel d’annoncer l’adhésion du parti. Significativement, aucune réserve n’avait été émise, même depuis les rangs de la droite ultra-réformiste, restée dans le giron du parti malgré la radicalisation de sa base.

Au début du mois d’octobre 1919, le XVIe congrès du PSI, réuni à Bologne, confirme solennellement l’adhésion. Près de deux tiers des voix se portent sur la motion « maximaliste » de Giacinto Serrati et de ses amis, soutenue par ailleurs par Gramsci et prônant « un régime transitoire de dictature de tout le prolétariat à travers les conseils d’ouvriers, de paysans et de soldats ». Lénine écrit peu après à Serrati pour le féliciter de cette « éclatante victoire du communisme ». Il convient de noter que le leader bolchévique insiste dans sa lettre sur la qualité des résolutions sur le parlementarisme et sur l’emploi de la tribune parlementaire à des fins révolutionnaires.

Lénine est manifestement rassuré de voir le PSI se prémunir contre toute dérive sectaire du type « gauche du KPD » et se fixer pour tâche de « conquérir le prolétariat industriel et tout le prolétariat rural, plus la paysannerie ». Il ne fait pas de doute que, pour le dirigeant russe, l’évolution vers la gauche des masses indépendantes allemandes et la confirmation du cap fixé par les socialistes italiens ouvrent une nouvelle étape de la reconstruction de l’unité socialiste révolutionnaire internationale. La conquête des masses est enfin à l’ordre du jour.

Cet article de notre camarade Jean-François Claudon a été publié dans le numéro d'octobre de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale.

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