GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

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Le Liban à la croisée des chemins

Les effroyables explosions du 4 août, à Beyrouth, ont réveillé la combativité d’un peuple qui cherche depuis longtemps à en finir avec le système politique confessionnel, corrompu et clientéliste, qui entrave les aspirations des jeunes générations et de la grande majorité de la nation libanaise.

Dans la mémoire du mouvement émancipateur, le 4 août, c’était l’abolition des privilèges. Le moment inaugural projetant l’humanité vers ses conquêtes futures. Mais l’évocation de cet événement fondateur devra maintenant cohabiter avec l’onde de choc de cette explosion qui rappelle, tout comme la Covid-19, que la survie de notre planète et la perpétuation de la vie humaine sont maintenant confrontées frontalement et presque quotidiennement aux folles exigences du capitalisme néolibéral.

Le legs du passé

Depuis l’indépendance obtenue en 1943, le Pacte national, qui institue un système politique confessionnel répartissant les pouvoirs entre sunnites, chiites, maronites, druzes, grecs orthodoxes et grecs catholiques, constitue la « règle d’or » de cette mosaïque culturelle qu’est le Liban. Ce pacte, qui a volé en éclats au début de la guerre civile (1975-1990), a été restauré dans les années 1990, même si la Révolution du Cèdre de 2005, provoquée par l’assassinat de Rafik Hariri et, plus fondamentalement, par l’ingérence accrue de la Syrie dans les affaires intérieures du Liban, a rebattu les cartes. Depuis quinze ans, trois blocs mènent le jeu : l’alliance anti-syrienne dite « du 14 mars » autour du Courant de l’avenir de la famille Hariri (sunnite), la coalition pro-syrienne regroupant le Hezbollah (chiite) et ses alliés, ainsi que le bloc dit « du changement et de la réforme » dominé par le Courant patriotique libre de Michel Aoun (chrétien) et qui a conclu un accord avec le Hezbollah.

L’agression israélienne de juillet-août 2006, sensée contrecarrer l’influence accrue du Hezbollah dans la vie politique libanaise, puis une nouvelle vague d’assassinats de personnalités politiques en 2006-2007 ont failli replonger le pays dans les affres de la guerre civile. Mais les accords de Doha, en mai 2008, ont permis au pays de sortir du blocage politique, en faisant avaliser par l’ensemble des forces politiques libanaises la nomination par consensus d’un président et la formation d’un cabinet d’union nationale. Depuis 2009, ce gel des positions des uns et des autres fait du Liban une véritable démocratie bloquée où les crises politiques succèdent aux longues phases de tractations secrètes.

La crise libanaise

C’est dans ce contexte d’immobilisme politique, où la corruption et le clientélisme gangrènent rapidement tous les organes de pouvoirs, que se nouent les fils de la crise économique actuelle1. Depuis la fin de la guerre civile, en vue de sa reconstruction, le Liban s’est fortement endetté et son économie s’est rebâtie sur le tourisme, les services et les investissements étrangers. La croissance libanaise, fortement extravertie, était donc extrêmement dépendante des conjonctures politiques internationale et intérieure. Dès la fin des années 2000, les maux endémiques du Liban contemporain se sont entrechoqués avec la dégradation de l’environnement international (crise financière, guerre en Syrie, montée de Daesh...) pour aboutir aux résultats actuels : dette publique avoisinant les 170 % du PIB, inflation galopante en raison de l’effondrement de la livre par rapport au dollar (elle a perdu 70 % de sa valeur depuis un an !)... Conséquence et symptôme de la crise économique, le Liban a sollicité auprès du FMI, en mai dernier, un de ses fameux « plans d’aide », dont l’expérience prouve qu’ils ont tout des remèdes prescrits par les médecins de Molière...

Depuis plus d’un an, le chaos social s’est installé à demeure dans le pays. L’écrasante majorité de la population, à commencer évidemment par les classes populaires, est exposée quotidiennement aux pénuries d’eau potable et d’électricité, ainsi qu’au chômage et à une hausse des prix aussi généralisée qu’affolante. En avril 2020 – soit avant les retombées de la crise sanitaire et bien avant le drame du 4 août –, environ 850 000 Libanais (22 % de la population totale) vivaient dans l’extrême pauvreté, tandis que 1,7 million (45 %) se situaient sous le seuil de pauvreté « supérieur ». Cette situation est d’autant plus scandaleuse que sept milliardaires libanais possèdent 13,3 milliards de dollars (dix fois plus que la moitié la plus pauvre de la population) et que les 1 % les plus riches (soit 42 000 personnes) détiennent 58 % de la richesse nationale.

Le drame et ses suites

Le 4 août au soir, 2 750 tonnes de nitrates d’ammonium, stockées sans précaution depuis 2014 dans un entrepôt du port de Beyrouth, ont subitement explosé, créant un cratère de 140 mètres de diamètre, détruisant des immeubles sur des kilomètres, tuant plus de 180 personnes, en blessant 6 000 autres et en en jetant à la rue plus de 300 000. Les éléments de comparaison sont proprement ahurissants. La déflagration causée par la seconde explosion de produits chimiques, de loin la plus violente, correspondrait à un séisme de magnitude 3,3. Elle équivaudrait à plus de 1 000 tonnes de TNT, soit un septième de l’énergie dégagée par la bombe atomique lâchée sur Hiroshima2...

Le soir des explosions, de nombreux soignants submergés par la foule des blessés dans des locaux ravagés, alors que la pandémie de Covid les avaient de nouveau remplis, ont fait état d’une situation plus dramatique encore que lors de la guerre civile – référence collective ultime dans l’horreur. « Pendant la guerre ou quand il y avait des attentats, on ne recevait jamais plus qu’une trentaine de blessés à la fois », assure par exemple le Dr Zogbhi. Mais, ce jour-là, ce ne sont pas moins de 500 personnes qui ont accouru à l’Hôtel-Dieu de Beyrouth. Visages ensanglantés, enfants inanimés dans les bras de parents ne sachant à qui s’adresser, corps criblés de tessons de verre : « C’était l’apocalypse, le chaos total », témoigne une interne en médecine.

Depuis les lendemains du drame, la vie quotidienne est devenue encore plus difficile dans la capitale ravagée. En raison de l’incurie de l’État, les Beyrouthins doivent se débrouiller comme ils peuvent. La solidarité –  confessionnelle, mais pas seulement – joue à plein. On retape la devanture de l’échoppe voisine ici, on distribue des bouteilles d’eau là. Mais le désespoir guette même les plus endurcis. Selon un habitant d’Achrafieh, un quartier chrétien à l’est de Beytouth : « Pendant la guerre, on savait où se cacher. On avait encore de l’argent et de la nourriture. Maintenant, on n’a plus rien »3...

La misère sociale est encore montée d’un cran, ou plutôt de deux, puisque la Covid-19 avait déjà, avant août, fait franchir au Liban un nouveau palier. La proportion des Libanais vivant sous le seuil de pauvreté a franchi la barre fatidique des 50 % au moment du confinement, tandis que le taux de chômage dépasse depuis le printemps les 35 %. La situation a naturellement encore empiré depuis le 4 août, même s’il est encore difficile de produire des chiffres. Le PIB libanais devrait se contracter de 9 points supplémentaires, suite à la catastrophe, passant de 52 milliards de dollars en 2019 à 33 cette année. À la mi-août, le président Michel Aoun annonçait déjà que le coût des dégâts dépassait les 15 milliards d’euros.

Riposte populaire

Les explosions du 4 août ont sans conteste réveillé la combativité d’un peuple qui ne se résout pas à subir comme une fatalité les maux infligée par sa classe politique faillie. Il faut ici rappeler la vigueur de la mobilisation sociale de l’an dernier contre la vie chère et contre la corruption. Au Liban, c’est sans conteste la lutte entreprise, fin 2019, dans des dizaines de pays, contre les conséquences politiques, sociales et environnementales du capitalisme néolibéral, qui reprend à un niveau de gravité et de conscience supérieur. La révolte sociale avait explosé, au Liban, du 17 octobre à la mi-novembre 2019. La mobilisation a connu un second souffle en janvier, en raison des difficultés que rencontrait l’équipe ministérielle d’Hassan Diab à se mettre en place, suite à la démission du Premier ministre Saad Hariri, survenue le 29 octobre dernier. Après avoir été interrompues par la pandémie de Covid-19 en mars, les manifestations ont repris en juin, moins de deux mois avant le drame du port de Beyrouth.

Dès le 6 août, devant Macron, des milliers de manifestants avaient fait montre de leur colère. Durant le week-end suivant, « des manifestations massives ont eu lieu à Beyrouth pour exiger la justice contre les responsables de la tragédie criminelle du 4 août et le renversement de tous les partis politiques du système au pouvoir sans exception, y compris le renversement du gouvernement et la destitution de la Chambre des députés et du président Michel Aoun »4. Le 8 août, des manifestants se sont massés aux portes du Parlement pour exiger la démission du gouvernement, tandis qu’une seconde colonne se dirigeait vers le ministère des Affaires étrangères et mettait le feu au bâtiment. Signe du malaise social extrême, les manifestants se sont retrouvés, le soir, devant le ministère de l’Économie. Bilan : 170 blessés et un mort du côté des forces de l’ordre.

Le ministère des Affaires étrangères devenu pendant quelques heures « le quartier général de la révolution », la prise d’autres bâtiments publics, mais aussi du siège de l’Association des banques – qui cristallise la haine du peuple en raison des restrictions imposées sur les retraits ou les transferts de fonds des déposants –, la référence récurrente à la prise de la Bastille... Autant d’éléments qui dénotent le potentiel révolutionnaire de cette première étape du soulèvement libanais contre un régime politique failli5. Au lendemain de ce week-end de mobilisation, le Premier ministre Hassan Diab a donné sa démission à Michel Aoun. Ce n’est que le 31 août, quelques heures avant le second voyage de Macron à Beyrouth, qu’un cabinet ministériel dominé par Moustapha Adib – diplomate et conseiller de plusieurs ministres entre 2000 et 2013, dont le président du Conseil pro-syrien et milliardaire Najib Mikati – a pu être formé. Difficile de ne pas voir là la preuve que le « système confessionnel », dénoncé à juste titre par les manifestants, ne va pas laisser docilement la place.

Outre la fin de ce « système », les manifestants, jeunes ou moins jeunes, exigent également que vérité soit faite sur les circonstances du drame et sur les responsabilités. Selon Riad Kobaissi, journaliste et spécialiste reconnu de la corruption qui sévit sur le port de Beyrouth, la double explosion du 4 août « met en lumière l'état de délabrement et la corruption au sein des douanes, qui assument en premier lieu, mais pas exclusivement, la responsabilité »6 de la catastrophe. C’est tout le personnel politique, ou presque, qui est impliqué, puisque les services du port de Beyrouth, tout comme l’inspection des douanes, sont dans les mains de personnalités affiliées aux acteurs dominants du système politique libanais, en particulier du Courant patriotique libre (le parti de Michel Aoun), du Hezbollah et d’Amal (milices chiites rivales de ce dernier), mais aussi du Courant de l’avenir (la formation du clan Hariri).

Et maintenant ?

La colère populaire est retombée depuis quelques semaines au Liban en raison, dixit la plupart des observateurs, des difficultés matérielles de l’heure que rencontre tout un chacun, mais aussi d’une remontée de la pandémie qui touche de plein fouet une population et un système sanitaire violemment éprouvés. Toutefois, les raisons profondes de l’explosion d’août n’ont pas disparu. Ce ne sont pas les destructions, ni même les morts qui ont fait se lever des centaines de milliers de personnes comme un seul homme. C’est la faillite d’un système politique corrompu et communautaire dont les terribles explosions du 4 août ne sont que des manifestations extrêmes. Le correspondant du Monde à Beyrouth n’a-t-il pas affirmé dès la mi-juillet, soit vingt jours avant la catastrophe, que la situation au Liban était « le résultat de décennies de mauvaise gestion, de corruption, menées par une élite oligarchique »7 ? Les mêmes causes menant aux mêmes effets, il est presque assuré que les braises de la révolte, couvant sous la cendre et les éclats de verre, se raviveront d’ici peu.

Cet article de notre camarade Jean-François Claudon a été publié dans le numéro 277 (septembre 2020) de Démocratie&Socialisme, la revue de la gauche démocratique et sociale (GDS).

(1) Voir Layal Abou Rahal, « Effondrement économique au Liban : comment en est-on arrivé là ? », www.latribune.fr, 5 mai 2020.

(2) Pour ces chiffres, voir Joseph Daher, « Explosion au Liban : comment en est-on arrivé là ? », www.contretemps.eu, 19 août 2020.

(3) Magdaline Boutros, « La situation au Liban, “pire que la guerre”», www.ledevoir.com, 13 août 2020.

(4) Joseph Daher, op. cit.

(5) « Manifestations à Beyrouth : plus de 170 blessés, un policier tué », www.rtl.fr, 8 août 2020.

(6) « Explosions au Liban : un mandat d’arrêt émis contre le directeur des douanes », www.leparisien.fr, 17 août 2020.

(7) Citation tirée d’un tchat en date du 16 juillet 2020.

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