GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

International – Europe

USA : Le bond en avant des Democratic Socialists (DSA)

Depuis deux ans, l’afflux d’adhérents dans la formation où a milité un certain Bernie Sanders prouve que le mot de « socialisme », qui sent historiquement le soufre outre-Atlantique, est en train de gagner ses lettres de noblesse dans l’Amérique de Trump. C’est pourquoi nous avons tenu à interviewer Chris Maisano, membre new-yorkais des Democratic Socialists of America (DSA).

Quel impact la campagne Sanders et l’élection de Donald Trump ont-elles eu sur la gauche américaine ?

On ne peut comprendre la croissance des DSA et de la gauche américaine en général sans faire référence à la campagne des présidentielles de 2016. Lorsque celle-ci a commencé, il semblait que le résultat était écrit d’avance.

Tel ne fut pas le cas. Les favoris ont dû faire face à des rivaux improbables – un magnat de l’immobilier, par ailleurs star de télé-réalité, et un socialiste juif indépendant du Vermont1. Avec le recul, nous n’aurions pas dû être surpris. Les États-Unis sont devenus une société inégale et volatile où la majorité de la population a vu son niveau de vie stagner ou diminuer. Notre système politique est oligarchique et les gens sont sous la coupe de l’argent-roi. À un moment ou un autre, leur frustration vis-à-vis de la situation actuelle ne pouvait que surgir dans l’arène électorale. Chacun à sa façon, Trump et Sanders furent les vecteurs de cette grogne.

Le succès inattendu de la campagne de Bernie Sanders indique la possibilité d’une ère politique réellement nouvelle. Je ne crois pas que la mesure de ce qu’il a accompli a encore été entièrement prise. Ce fut la première fois dans l’histoire des États-Unis qu’un candidat de l’un des deux principaux partis – qui se décrivait ouvertement comme socialiste démocratique – a mené une campagne ayant une chance réelle de l’emporter sans le soutien des milieux d’affaires ou des gros donateurs. Bernie a mobilisé une vaste armée de soutiens mus par son parler-vrai, en appelant à une « révolution politique » contre la « classe des milliardaires ». Les treize millions de personnes qui ont voté pour lui dans le cadre des primaires démocrates, de concert avec les millions d’Américains qui ne votent pas, mais ont des idées progressistes sur les sujets sociaux et économiques, constituent la base sociale potentielle pour une politique de gauche aux États-Unis aujourd’hui.

La campagne présidentielle a révélé deux faces différentes des États-Unis. La campagne ouvertement raciste, sexiste et xénophobe de Trump nous a fait entrevoir ce qui nous attend si les conflits sociaux ne trouve pas de débouché progressiste. Sa victoire a horripilé des millions de personnes et poussé nombre d’entre elles vers l’activité politique. Nombre d’entre elles ont rejoint des groupes relativement modérés et orientés vers le Parti démocrate comme Indivisible, mais de nombreuses autres ont aussi rejoint DSA et d’autres organisations socialistes. Ceci est la face de l’autre Amérique, l’Amérique qui sait que le vrai ennemi sont les milliardaires, les grandes entreprises, le monde de la finance – pas les noirs, les immigrants, les musulmans, les homosexuels ou les femmes.

Comment expliquer la croissance exponentielle des DSA depuis deux ans ? Quel type de personnes rejoignent l’organisation ?

La cause immédiate de la croissance rapide des DSA est claire : c’est le résultat de l’élection présidentielle. Les Américains sont poussés vers la gauche en même temps, parce qu’ils sont rebutés par l’élection d’un sale type comme Trump à la présidence, mais aussi parce qu’ils sont attirés par le programme politique que Sanders incarne.

Tout ceci après quarante ans de capitalisme néo-libéral et la dévastation sociale qu’il a engendrée. Les salaires des Américains ont stagné durant des décennies, et les salariés en bas de l’échelle ont même vu leur pouvoir d’achat diminuer. Quant aux plus riches, ils ont vu leurs revenus et leurs patrimoines s’envoler, les gains les plus importants allant à ceux au sommet : le 0,1 % du 1 %. La crise financière n’a fait qu’aggraver ces tendances. La quasi-totalité de la croissance des dernières années a profité à ceux au sommet, laissant les autres se battre pour des miettes.

Même après la loi de l’administration Obama sur la santé, il y a toujours des dizaines de millions d’Américains qui ne bénéficient pas d’une couverture santé. Le coût du logement a dramatiquement augmenté dans la plupart des grandes villes, tandis que celui de l’enseignement supérieur public a tout simplement explosé. C’est pourquoi la plupart des jeunes qui veulent aller à l’université n’ont d’autre choix que de s’endetter lourdement. Aujourd’hui, l’étudiant moyen termine ses études avec environ 30 000 dollars de dette, qui l’accompagne dans un marché du travail très précaire et concurrentiel.

Et bien sûr, malgré les avancées majeures des décennies récentes, les minorités raciales, les immigrants et les femmes sont toujours traités de manière injuste et font face aux défis supplémentaires du racisme, du sexisme et de la xénophobie. L’émergence des mouvements de protestation comme Black Lives Matter, la Women’s March et la Women’s Strike expriment la colère et la frustration qui résultent des violences policières, des agressions sexuelles et d’autres formes d’oppression qui restent courantes dans notre société.

La base matérielle de l’idéologie du « rêve américain » s’est érodée, et cela devient de plus en plus évident pour les gens, en particulier les jeunes qui héritent d’un monde qui se défait à la fois socialement et écologiquement. Même si les DSA ont recruté de nouveaux adhérents dans tous les milieux, il est clair que la majorité de nos membres les plus récents sont des Millennials2 relativement instruits, mais en voie de déclassement, et frustrés par le manque d’opportunités qui s’offrent à eux. C’est la même couche socio-générationnelle qui a fourni une base solide à Podemos en Espagne, à Corbyn dans le Parti travailliste britannique et à la France insoumise. Lors de la campagne présidentielle de 2016, Bernie Sanders a systématiquement obtenu ses meilleurs scores chez les électeurs les plus jeunes.

Les jeunes Américains sont en révolte et ils penchent plus à gauche plutôt qu’à droite. La prétendue « alt-right »3 se renforce en termes d’effectifs et de confiance, comme nous l’avons vu lors de la manifestation des suprémacistes blancs à Charlottesville qui a débouché sur la mort d’une contre-manifestante de gauche. Mais, contrairement à d’autres pays, les jeunes Américains regardent plutôt du côté de figures comme Bernie Sanders.

Bien entendu, la croissance rapide due à cette démographie sociale a ses limites. Un mouvement dominé par les jeunes, dont beaucoup ont un niveau d’instruction élevé et viennent des classes moyennes, peut potentiellement s’éloigner des salariés. Le socialisme n’est rien sans le salariat, et nous travaillons dans le sens de l’élargissement de notre base pour nous adresser à des salariés de tous âges. Nous n’avons pas une présence importante dans le mouvement syndical américain, qui est fortement attaqué, mais qui compte encore 15 millions d’adhérents à travers le pays. Finalement, nous sommes une organisation largement blanche, et bien que, parmi nos cadres, les femmes soient nombreuses, nous avons encore du travail à faire pour améliorer en notre sein la parité femmes-hommes. C’est en soi positif que tant de jeunes hommes blancs soient attirés par le socialisme plutôt que par l’alt-right, mais il est difficile de changer la composition sociale d’une organisation une fois qu’elle est établie.

Nous travaillons sans relâche pour élargir notre base. Les DSA ont une nouvelle commission nationale pour des adhérents d’origine noire, latino et asiatique qui joue un rôle important dans le recrutement d’adhérents non-blancs. Nous avons aussi créé une commission nationale d’intervention dans le mouvement ouvrier, qui organise les militants syndiqués, soutient ceux qui veulent devenir syndicalistes et forme tous les adhérents sur le rôle du mouvement ouvrier dans le mouvement socialiste. Je travaille pour un syndicat d’infirmières à New York City et notre section locale des DSA a une branche qui se consacre spécifiquement au syndicalisme C’est un travail passionnant, dont j’espère qu’il nous aidera à nous orienter vers la majorité salariée.

Quelles sont, selon toi, les perspectives pour le socialisme aux États-Unis dans les années à venir et quels sont les principaux objectifs des DSA ?

Malgré l’énorme défi que représente Trump, les perspectives pour le socialisme aux États-Unis sont meilleures qu’elles ne l’ont jamais été depuis un siècle. Je suis actif à gauche depuis presque vingt ans et l’essentiel de ma vie militante s’est faite sous le drapeau des DSA. Je me rappelle des réunions intimistes – une conférence nationale avec 50 ou 75 personnes était considérée comme une réussite. Jusqu’à récemment, être socialiste, c’était comme être homosexuel il y a quelques décennies. On ne devait pas faire son « coming out », si on ne voulait pas être considéré comme une menace pour la société.

Aujourd’hui, c’est le meilleur moment dans la vie de militant socialiste. Les raisons en sont en partie déprimantes. Je ne crois pas que les gens seraient aussi réceptifs à notre message si notre pays n’était pas dans un si mauvais état. Mais ils ont aussi de l’espoir. Les plus jeunes en particulier ont rejeté l’état d’esprit et le mode de vie étroits qui dominaient autrefois notre société ; ils tolèrent beaucoup moins le racisme, le sexisme, l’homophobie et d’autres formes d’oppression que les générations précédentes. C’est pour cette raison qu’ils comprennent aussi que l’ennemi réel qui doit être combattu est la classe des milliardaires et son personnel politique, pas les boucs émissaires.

Lors de notre dernière convention nationale, les DSA ont adopté trois priorités nationales : le travail électoral, le travail dans le mouvement ouvrier et une campagne « Medicare for All »4. Nous avançons sur les trois fronts.

Des responsables se sont présentés à des élections à l’automne dernier et certains ont réalisé de bonnes performances. Lee Carter a battu l’un des dirigeants du Parti républicain à la Chambre des délégués de Virginie – une réussite majeure pour un socialiste dans le Sud des États-Unis. À Brooklyn, Jabari Brisport a affronté le démocrate sortant au conseil municipal de la ville de New York. Il s’est présenté à la fois comme écologiste et comme socialiste indépendant, et a réuni 30 % des suffrages, ce qui est inouï dans une localité entièrement dominée par le Parti démocrate.

Nous continuons par ailleurs notre intervention dans le mouvement ouvrier, et cherchons à soutenir des adhérents qui veulent renforcer leurs syndicats ou en construire de nouveaux. L’un de nos objectifs majeurs sur le court-terme est de convaincre le plus grand nombre de nos adhérents à participer à la conférence de Labor Notes5 à Chicago. Labor Notes réunit des syndicalistes de base et travaille à la revitalisation du mouvement ouvrier à travers des combats pour la démocratie syndicale et une approche combative à l’égard du patronat.

Enfin, il y a la campagne « Medicare for All ». Le système de santé américain est un scandale national et tout le monde sait qu’il marche à l’envers. De concert avec Bernie Sanders et une coalition large de forces progressistes, nous travaillons à la construction d’un mouvement pour mettre fin à l’industrie privée de l’assurance santé et la remplacer par une couverture publique universelle, pas seulement pour les Américains de plus de 65 ans.

Il s’agit là probablement de notre campagne la plus populaire. La plupart de nos sections participent à sa construction et nos militants rencontrent de gros succès lorsqu’ils en parlent à leurs familles, amis, voisins et collègues. Le but final est de faire adopter par le Congrès le projet de loi « Medicare for All » de Bernie Sanders, mais nous savons que nous en sommes loin. Les Républicains contrôlent Washington. Quant aux industries pharmaceutiques et aux assurances, elles sont incroyablement puissantes. Nous utilisons donc des tactiques de masse comme des campagnes de démarchage, des manifestations et des événements publics, pour construire un mouvement de masse pour une couverture santé universelle en Amérique.

Au bout du compte, cependant, nous ne serons pas en mesure de profiter de la fenêtre d’opportunité que Bernie Sanders a ouverte, si nous ne trouvons pas les moyens de rétablir le lien cassé entre le socialisme et le salariat dans toute sa diversité. Notre principale tâche est de rétablir ce lien, nous implanter dans la vie et les luttes du salariat et reconstruire sa capacité à s’organiser et se battre.

Les propos de Chris Maisano ont été recueillis et traduits par notre camarade Christakis Georgiou. Ils ont éte publiés dans la revue Démocratie&Socialisme n°252 de février 2018.

  1. Petit État du Nord-Est des États-Unis.
  2. Personnes nées autour de l’an 2000.
  3. La droite radicale américaine
  4. « Pour une couverture santé publique universelle ».
  5. http://www.labornotes.org/blogs/2018/02/pace-biggest-labor-notes-conference-yet

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