GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

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Allemagne 1918 #1 : les grèves de janvier 1918

Fin 1917, les travailleurs de toute lʼEurope en guerre apprennent la prise du pouvoir en Russie par les bolcheviks. Les informations éparses, partiales et généralement erronées arrivant de lʼEst nʼempêchent pas la naissance dʼune vague dʼenthousiasme en faveur du jeune gouvernement soviétique qui appelle ouvertement à la fin de la boucherie. Il nʼen fallait pas plus pour que le mécontentement populaire, particulièrement profond au sein des Empires centraux, se mue en mobilisation sociale dʼampleur contre les privations et pour la paix.

Le début de lʼannée 1917 constitue incontestablement un tournant décisif pour lʼAllemagne impériale que sa caste dirigeante avait jugée, deux ans auparavant, assez puissante pour la lancer simultanément dans une guerre contre la Russie tsariste et contre ses concurrents impérialistes anglo-français. Lʼéchec devant Verdun, où sont tombés plus de 200 000 soldats allemands, a laissé des traces indélébiles. Mais surtout, le spectre de la pénurie fait son apparition. Selon Pierre Broué, lʼhiver 1916-1917 « a été terrible : les provisions gèlent dans les caves ; la récolte de pommes de terre a été en 1916 de 23 millions de tonnes contre 46 en moyenne avant-guerre ».

Depuis plusieurs mois, le mécontentement est tel que le centre-gauche du SPD est contraint, pour ne pas perdre la confiance des masses, dʼemboîter le pas à lʼextrême gauche radicale et à la gauche spartakiste quʼincarne le très populaire Karl Liebknecht, emprisonné en 1915, puis en 1916 et qui avait été, en décembre 1914, le premier député socialiste à voter contre les crédits de guerre. Le nombre de députés sociaux-démocrates refusant de voter les crédits ultérieurs augmente ainsi régulièrement en 1915 et 1916, à tel point que les opposants à « lʼUnion sacrée » (Burgfrieden), menés par Hugo Haase – le co-président du parti – finissent par constituer un groupe parlementaire distinct au Reichstag. Ces « frondeurs » sont exclus fin 1916 par les tenants du socialisme de guerre intégral quʼincarnait la direction Ebert-Scheidemann.

Montée du mécontentement

Selon lʼhistorien Gilbert Badia, au printemps 1917, un tract gouvernemental invitait le plus sérieusement du monde la population allemande à collecter « les cheveux de femme, les bouts de ficelle, les déchets de caoutchouc, les noyaux de cerise, les graines de courge et les pépins de citron ». Les autorités publient au même moment une brochure compilant des recettes de cuisine permettant dʼaccommoder de mille et une façons le rutabaga ! Depuis le vieux bastion ouvrier des Mont métallifères, un militant SPD écrit : « Il règne ici une détresse telle que je ne pouvais lʼimaginer ». Il ajoute que, dans les bourgades industrielles du voisinage, « on meurt lentement de faim » et quʼon « signale lʼapparition du typhus ».

Le 23 février 1917, le préfet de Berlin informe le commandement militaire que « presque tous les militants syndicaux du syndicat des métaux qui, dans les usines, passent pour donner le ton, sont politiquement membres de lʼopposition ». Cette opposition composite regroupant dʼanciens droitiers sceptiques sur la politique jusquʼau-boutiste menée par la direction Ebert-Scheidemann (dont Bernstein, le théoricien du révisionnisme tant conspué par la gauche quinze ans plus tôt !), lʼancien « pape du marxisme » Kautsky et ses fidèles, les députés exclus, ainsi que les « délégués révolutionnaires » élus dans les usines métallurgiques de Berlin et le groupe Spartakus animé par Rosa Luxemburg fonde lʼUSPD (Parti social-démocrate indépendant dʼAllemagne) à Gotha début avril 1917. Si cette formation hétéroclite, qui peine à définir une ligne claire dʼopposition à la guerre, est de facto dirigée par son aile parlementaire et modérée, les ouvriers combatifs, regroupés derrière leurs dirigeants naturels que sont les « délégués révolutionnaires », voient dans sa création un encouragement à la lutte.

Déjà à la mi-avril 1917, dans lʼenthousiasme suscité par la première révolution russe, des grèves explosent. Elles sont notamment provoquées par lʼannonce de la réduction de la ration de pain, ainsi que par lʼemprisonnement préventif de Richard Müller, le leader des délégués révolutionnaires, et ont regroupé près de 150 000 ouvriers, de lʼaveu même de la police, à Leipzig, puis à Berlin. Un embryon dʼorganisation clandestine, tentant de canaliser le mécontentement généralisé dans la marine impériale, se met en place au même moment, mais des mouchards éventent lʼaffaire, et cinq « meneurs » de ce que les autorités considèrent évidemment comme un complot sont condamnés à mort. Deux dʼentre eux, Köbis et Reichpietsch, sont exécutés à Cologne en septembre.

Lʼexemple russe

Les 18 et 25 novembre 1917, à lʼannonce de la prise du pouvoir par les soviets en Russie et suite à lʼinterdiction des rassemblements de solidarité appelés par lʼUSPD, des manifestations sauvages ont lieu à Berlin. Les heurts avec la police furent violents et « lʼordre » ne fut rétabli quʼà coups de sabre. Quelques jours plus tard, sʼappuyant sur lʼexpérience russe, un tract spartakiste lʼaffirme nettement : « ce nʼest que par la lutte […], par des grèves de masse qui stoppent toute la machine économique et lʼensemble de lʼindustrie de guerre [...], quʼon pourra mettre un terme au massacre des peuples et aboutir à une paix générale ».

Naturellement, lʼarmistice du 15 décembre 1917 sur le front oriental suscite de grands espoirs au sein des empires centraux, mais le gouvernement soviétique fait rapidement savoir à lʼopinion publique les conditions drastiques que cherchent à lui imposer les plénipotentiaires austro-prussiens. À Vienne, le 14 janvier 1918, une grève éclate à Budapest. Selon Pierre Broué, « Le 16, elle sʼétend aux usines de munitions de la Basse-Autriche, le 17 à toute la classe ouvrière de Vienne » et un conseil ouvrier, né dans la lutte, exige la conclusion dʼune paix sans annexion, ni contribution de guerre, ainsi que lʼamélioration du ravitaillement de la capitale autrichienne. En Allemagne, lʼUSPD, circonspect, préconise aux ouvriers de faire connaître leurs doléances au pouvoir. Les spartakistes, eux, appellent à la grève en ces termes : « Ce que nos frères autrichiens et hongrois ont commencé, cʼest à nous de le terminer ! La décision sur la question de la paix dépend du prolétariat allemand ».

Franz Borkenau écrivit en 1939, dans un ouvrage sur lʼInternationale communiste, avec laquelle il avait rompu dix ans plus tôt, que « cette grève a été en plus dʼun sens le plus grand mouvement révolutionnaire dʼorigine réellement prolétarienne que le monde moderne ait jamais vu ». Selon le grand intellectuel autrichien, « partout, les mots dʼordre revendiquaient une paix avec la Russie, sans annexion ni compensation, des rations plus grosses et une pleine démocratie politique ».

Les deux principaux inspirateurs de la grève à Budapest sont Antal Mosolygó et Sándor Öszterreicher, pionniers des conseils ouvriers en Hongrie. A également joué un rôle non-négligeable dans la fermentation politique le Cercle Galilée, un groupe dʼétudiants socialistes gagnés à la révolution, notamment par la très jeune militante Ilona Duczynska qui leur a apporté les documents adoptés par les socialistes internationalistes lors des conférences de Zimmerwald, puis de Kienthal en 1915-1916.

Ilona sʼactive également à Vienne avec Franz Koritschoner. Un groupe dʼétudiants quʼanime Elfriede Friedsländer (la future Ruth Fischer, dirigeante du KPD en 1924-1925) se forme et, galvanisé par la grève ouvrière victorieuse de mai 1917 pour le rétablissement de la ration de pain, il parvient à organiser, le 7 décembre, une réunion illégale à laquelle assistent plus de 700 personnes.

Les âmes de la révolte

Préparation à Berlin

Mi-janvier se réunissent à Berlin les délégués révolutionnaires, la direction de lʼUSPD et ses principaux députés au Reichstag et au Landtag prussien. Selon Pierre Broué, « Richard Müller présente un rapport sur la situation dans la classe ouvrière berlinoise. Il conclut à la possibilité de déclencher une grève générale sur des revendications politiques, affirme que les ouvriers sont prêts à la faire, mais quʼils attendent dʼy être appelés par le parti social-démocrate indépendant ».

Les participants se divisent. Lʼaile droite de lʼUSPD récuse lʼinterprétation que fait Müller de lʼétat dʼesprit des masses, quʼelle juge passives et résignées. Haase, pour le centre, reconnaît lʼimportance de la grève pour contraindre le pouvoir à la paix, mais se dit défavorable à un appel lancé par son parti, qui risquerait de se voir interdire. La gauche indépendante, représentée à la réunion par Ledebour et Hoffmann, se dit, elle, prête à déclencher lʼaction en engageant la responsabilité de ses dirigeants. Le texte est finalement rédigé par Haase et lance la perspective dʼune grève de trois jours à lʼappel, non de lʼUSPD, mais de son groupe parlementaire. Le texte, publié le 10 janvier 1918, déclare : « Si la population laborieuse nʼaffirme pas sa volonté, il pourra sembler que les masses du peuple allemand approuvent les actes de la classe dirigeante. Lʼheure a sonné pour vous dʼélever la voix pour une paix sans annexions ni indemnités, sur la base du droit des peuples à disposer dʼeux-mêmes, Vous avez la parole ».

Il est entendu entre les organisateurs, craignant la réédition des mesures de répression préventive prises par le pouvoir militaire en avril 1917, que la date du début du mouvement, fixée au 28 janvier, ne devait pas être ébruitée dans les usines, où circulaient alors les informations sur les grèves dʼAutriche-Hongrie et sur le conseil ouvrier de Vienne. Mais, la semaine avant le 28, un tract spartakiste fait « fuiter » le jour de lancement de la grève. Lʼépreuve de force commence.

Lancement dʼun mouvement

Dans son maître-ouvrage de 1971, Pierre Broué résume ainsi les débuts de la mobilisation. « Le 28 au matin, il y a 400 000 grévistes à Berlin et les assemblées générales prévues se tiennent dans toutes les usines, où [...] les délégués révolutionnaires entraînent dʼécrasantes majorités. À midi, comme prévu, se réunissent 414 délégués, élus dans les usines. Richard Müller leur soumet un programme en sept points, proche des revendications des grévistes de Leipzig en 1917 » : paix sans annexion ni indemnité, amélioration du ravitaillement, fin de lʼétat de siège, rétablissement des libertés démocratiques (donc libération des détenus politiques) et démocratisation de l’État en commençant par lʼinstauration du suffrage universel au Landtag de Prusse.

La direction de la grève est ensuite élue. Sont désignés Scholze et Tost, connus pour leur rôle dans les grèves dʼavril 1917, ainsi que le noyau des délégués révolutionnaires, dont Eckert, Malzhann, et évidemment Richard Müller. On propose dʼadjoindre à ce comité de grève central trois délégués de lʼUSPD. Selon Müller, cʼest alors quʼun spartakiste suggère de faire la même proposition aux socialistes du SPD (les « majoritaires »), afin de « les démasquer ». La proposition, qui suscite un vif débat, est finalement adoptée suite à une intervention de Müller qui nʼentend absolument pas donner à la direction du SPD lʼoccasion de présenter la mobilisation comme une opération de division de la classe ouvrière allemande. Outre les onze élus ouvriers, la direction est finalement composée de Haase, Ledebour et Dittmann (pour lʼUSPD), ainsi que dʼEbert, Scheidemann et Braun (pour les « majoritaires »).

Réunions au sommet

Le mouvement prend rapidement de lʼampleur. On dénombre 500 000 grévistes au soir du 28, moment choisi par le commandement militaire pour annoncer lʼinterdiction des assemblées dans les usines et des élections de comités de grève.

La première réunion du comité dʼaction fraîchement désigné est le cadre dʼune confrontation entre les majoritaires cooptés in extremis en son sein et les délégués révolutionnaires, représentants directs des travailleurs en lutte. Cʼest Ebert, en tant que chef du SPD, qui prend immédiatement la parole pour exiger une représentation paritaire entre délégués des partis et élus ouvriers, puis pour déclarer certains points du programme revendicatif adopté le matin même inacceptables pour le SPD. Les représentants des grévistes tiennent bon face aux socialistes « majoritaires » qui quittent la réunion en profitant du désordre suscité un temps au sein des participants par lʼannonce – erronée – dʼune descente policière imminente.

Selon Pierre Broué, le lendemain, dès le début de la séance, Philipp Scheidemann, le leader du groupe SPD au Reichstag annonce quʼil a depuis la veille « pris des contacts et que le sous-secrétaire dʼÉtat à lʼIntérieur est disposé à recevoir une délégation, pourvu quʼelle ne comporte que des parlementaires ». Le pouvoir tenait par là à dénier aux délégués des grévistes toute légitimité. Pour le SPD, il convient de répondre positivement à la main tendue par le pouvoir impérial. Mais la majorité des participants refuse les termes de lʼoffre gouvernementale, puisque sont désignés pour négocier deux délégués révolutionnaires – Scholze et Müller –, flanqués de Haase pour lʼUSPD et, pour le SPD, dʼun Scheidemann davantage disposé à jouer le rôle de médiateur, voire entremetteur, que celui de représentant des ouvriers en lutte.

Le durcissement

Le 30 janvier, le Vorwärts (lʼorgane du SPD) est interdit, ce qui contribue à donner au parti dʼEbert et Scheidemann, dans une fraction de la population laborieuse, une auréole de martyr fort peu méritée. Des heurts commencent à opposer les grévistes aux forces de lʼordre. Le comité dʼaction publie un tract où il déclare : « Le mouvement doit prendre une extension si formidable que le gouvernement cède à nos justes revendications ».

Selon Pierrre Broué, « dans la nuit du 30 au 31, le commandement militaire fait placarder de grandes affiches rouges qui annoncent le renforcement de lʼétat de siège et lʼétablissement de cours martiales extraordinaires. Cinq mille sous-officiers sont appelés à renforcer la police de la capitale. Au matin éclatent les premiers incidents entre ouvriers grévistes et traminots non-grévistes. On respire une odeur de guerre civile ». Des actes de sabotage ont effectivement lieu, notamment dans les transports de la capitale.

Le 31, lors du grand meeting au parc Treptow, Ebert se fend dʼune tirade conforme aux navrantes conceptions du socialisme de guerre : « Cʼest le devoir des travailleurs de soutenir leurs frères et leurs pères du front et de leur forger de meilleures armes [...] comme le font les travailleurs anglais et français pendant leurs heures de travail pour leurs frères du front. [...] La victoire est le vœu le plus cher de tous les Allemands ». Conspués par les ouvriers indignés par ce propos digne dʼun vulgaire briseur de grève pro-patronal, le leader du SPD, droit dans ses bottes, fait la sourde oreille et conclue en se déclarant solidaire de leurs seules revendications économiques. Côté « majoritaires », lʼheure nʼest plus à la canalisation du mouvement, mais au retour à lʼordre.

La défaite

Dittmann, lʼun des dirigeants de lʼUSPD, est arrêté fortuitement le même jour et, lʼaprès-midi, les représentants SPD proposent de transférer les prérogatives du comité dʼaction aux dirigeants traditionnels des syndicats (proches des majoritaires) afin de négocier avec le pouvoir impérial qui sʼy dit prêt. Déboussolés, les délégués révolutionnaires se contentent de rappeler que seuls les élus des grévistes sont habilités à négocier au nom de leurs mandants. Le lendemain, manifestement conscient des hésitations de la direction du mouvement, le commandement militaire annonce que les entreprises qui nʼauront pas repris le travail au plus tard le 4 seront militarisées. Les représentants SPD exhortent alors les membres du comité dʼaction à appeler au plus vite à la reprise du travail afin dʼéviter un affrontement jugé inutile.

Sous pression, Haase, pour lʼUSPD, glisse vers les positions dʼEbert-Scheidemann qui lʼavaient pourtant exclu moins de dix mois plus tôt. Les spartakistes ont beau sʼingénier à radicaliser le mouvement en évoquant la perspective de la lutte armée, les élus des grévistes ont conscience dʼêtre isolés de leur base et constatent, impuissants, lʼabsence de fraternisation entre la troupe et les ouvriers en lutte. Au dire de Pierre Broué, « pour Richard Müller et ses camarades, il ne reste quʼune issue : mettre fin à la grève sans négocier, battre en retraite en reconnaissant la défaite. Cʼest ce quʼils font. Le comité dʼaction lance lʼordre de reprise du travail pour le 3 février ».

Ebert accablant pour... Ebert !

Comble de lʼironie, en décembre 1924, Ebert, alors président du Reich, fut accusé par un nationaliste de « haute-trahison » pour son intervention dans le grève de janvier 1918. Voilà un extrait de sa déposition. « Dans les usines de munitions de Berlin, la direction radicale avait pris le dessus. Des adhérents de notre parti que les radicaux avaient contraints sous la terreur à quitter le travail vinrent à lʼexécutif le supplier dʼenvoyer quelques-uns de ses membres à la direction de la grève. [...] Je suis entré dans la direction de la grève avec lʼintention bien déterminée dʼy mettre fin le plus vite possible et dʼéviter ainsi au pays une catastrophe ».

Cet article de notre camarade Jean-François Claudon est paru dans Démocratie&Socialisme n°251 de janvier 2018

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