GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

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L’Allemagne en plein désarroi (Nazisme 90 ans #1)

Il y a 90 ans, à la charnière des années 1932 et 1933, Hitler accédait au pouvoir en Allemagne. Très vite, la terreur nazie s’abat sur tout le pays, et au premier chef sur les partis ouvriers qui payaient ainsi le prix de leur division. Il n’allait pas tarder à être minuit dans le siècle en Europe. Nous consacrons jusqu’au printemps prochain un cycle d’articles à ce moment tragique de notre histoire, tant il est riche de leçons pour notre camp, encore aujourd’hui.

Malgré la montée révolutionnaire des années 1917-1923 et des désordres monétaires récurrents, une nouvelle phase d’expansion économique s’installe tout au long des années 1920 en Europe. Même l’Allemagne, mise au ban des nations par le Traité de Versailles – vite qualifié de diktat outre-Rhin – et secouée par d’innombrables crises politiques, vit son horizon se déboucher à partir de 1924.

Fragile prospérité

Le fond fut atteint lors de la terrible année 1923, où le pays connut l’occupation de la Ruhr par la France, une crise hyper-inflationniste d’ampleur inégalée, une dévastation sociale qui renforça les socialistes de gauche et les communistes au point de susciter une ultime montée révolutionnaire dont les foyers incertains furent la Saxe et la Thuringe1, ainsi que des velléités sécessionnistes en Rhénanie, et une tentative de prise de pouvoir par le NSDAP d’Adolf Hitler en Bavière, land passé sous contrôle de l’extrême droite depuis quelques années sous l’œil bienveillant de l’armée « républicaine ».

La situation allemande se rétablit spectaculairement en 1924, après l’annulation in extremis de l’insurrection ouvrière prévue pour le 9 novembre 1923, par l’intervention directe des États-Unis, bien décidés, en bons créanciers, à sauver le débiteur de leurs débiteurs franco-britanniques. On imposa par le plan Dawes aux Français un allégement des réparations allemandes, compensé par la reconnaissance, côté allemand, d’un plan de remboursements étagés sur plusieurs années. On créa, sur les ruines du Mark avili, un nouveau Reichsmark, aligné sur le dollar. Et les investissements US se déversèrent sur l’Allemagne dont les finances avaient été paradoxalement assainies par la banqueroute. Aussi et peut-être surtout, lors de l’été 1924, le Reich allemand pu prendre part ès qualité, à Londres, aux négociations de la commission interalliée présidée par Charles Dawes ; pour la première fois depuis la fin du conflit mondial, l’Allemagne était reconnu comme un État souverain.

Outre-Rhin, les années 1924-1929 furent celles d’une prospérité économique inattendue tout autant que d’une stabilisation politique marquée par le renforcement des partis bourgeois du centre-droit (à commencer par le DVP et par le Zentrum, l parti catholique ancêtre de la CDU), par la centralité parlementaire d’un Parti social-démocrate (SPD) dont le réformisme assumé semblait alors triompher et par la marginalisation relative du Parti communiste (KPD), comme de l’extrême droite parlementaire (DNVP) et extra-parlementaire. Ces quelques cinq années, qualifiées en Allemagne de Goldene Zwanziger (« Décennie dorée »), furent caractérisées par une intense modernisation due à la rationalisation de l’appareil productif, à un vaste mouvement de concentration économique, mais aussi aux efforts des militants pour organiser l’ébauche d’État social arrachée par les ouvriers aux capitalistes au moment de la Révolution de novembre 1918.

C’est cet édifice fragile qui fut chamboulé, après le 24 octobre 1929, par les conséquences cataclysmiques du krach boursier de Wall Street. Dès 1930, l’Allemagne plonge dans une crise profonde et protéiforme, dont les conséquences allaient être décisives pour l’humanité toute entière.

Caractéristiques de la crise allemande

L’économie allemande, malgré le net rebond consécutif au redressement de 1924, est en fait déprimée dès 1928. On a même pu parler de « crise avant la crise ». Cette situation paradoxale s’explique principalement par la faiblesse de la croissance industrielle, par les difficultés agricoles persistantes et par la crise larvée frappant le secteur du logement. Le niveau d’endettement de l’État, des municipalités et des entreprises, voire des exploitations agricoles, était par ailleurs très élevé.

Mais ce qui n’existait encore qu’en puissance devient crise en acte quelques semaines après les jeudi et mardi « noirs » de Wall Street à la fin du mois d’octobre 1929. L’Allemagne est touchée dès les premiers mois de l’année 1930 par le retrait des capitaux américains, qui avaient afflué après la mise en place du plan Dawes en 1924 . En juillet 1931, la faillite de la Danat Bank est le coup de grâce. Le gouvernement fédéral, alors dirigé par Heinrich Brüning, fait fermer tous les établissements bancaires pendant deux jours pour éviter la panique et la vague de retraits vue aux États-Unis. Il n’empêche. Les faillites bancaires et commerciales se multiplient (plus de 10 000 jusqu’en 1932) et le chômage de masse fait son apparition. En février 1932, on dénombre plus de 6 millions de chômeurs à temps complet. À cette date, 30 % des actifs sont sans travail et un personne sur quatre vit de secours divers.

Comme aux États-Unis, en raison de la faible indemnisation dont le chômage fait l’objet dans un des rares pays où le salariat constitue une majorité de la population, la crise économique vire à la catastrophe sociale en Allemagne. Les soupes populaires et les distributions caritatives deviennent monnaie courante dans les rues des villes allemandes, ainsi que les échauffourées entre groupes politiques ennemis, voire rivaux. Le taux de suicide explose (260 pour un million d’habitants en 1932, contre « seulement » 85 au Royaume-Uni). Les plus vieux sont désorientés par une crise à laquelle la prospérité de la « Belle époque » et des années 1920 ne les avait absolument pas préparés, tandis que les plus jeunes se trouvent éloignés durablement du marché de l’emploi et de l’autonomie à laquelle ce dernier est censé assurer l’accès. Plus généralement, pour une population exténuée par les difficultés à répétition, c’est la crise de trop.

Le drame allemand

En Allemagne, comme un symbole de la fin de la prospérité, le SPD, revenu au pouvoir après les élections de 1928, est contraint de le quitter en 1930, suite à la rupture par les partis du centre-droit de l’accord qui les liait à lui sur la question du financement de l’assurance-chômage. Le président Hindenburg, vieux militaire réactionnaire nostalgique de l’Empire, précipita la chute du gouvernement Müller, convaincu qu’il était que la Grande coalition avait vécu et qu’un tour de vis autoritaire était enfin devenu envisageable. Depuis plusieurs mois, l’entourage du maréchal-président manœuvrait en coulisses pour installer un gouvernement autoritaire de droite. Nommé au printemps 1930, le cabinet du chancelier centriste Brüning, formé sans consultation préalable des partis représentés au Reichstag et penchant nettement à droite en raison de la présence en son sein de deux membres du DNVP, laisse entendre rapidement qu’il gouvernera si nécessaire sans l’aval de l’Assemblée, en vertu de l’article 48 de la Constitution de Weimar qui permet à l’Exécutif de légiférer par décrets-lois. Le « régime présidentiel », d’essence bonapartiste, contenu en puissance dans la constitution démocratique de 1919, devenait réalité. Il est décisif de noter ici que la démocratie allemande n’a donc pas attendu Hitler pour être mise au rancart. Certaines fraction de la bourgeoisie s’en étaient déjà chargé, bien qu’insidieusement, dès 1930…

Dès sa nomination, Heinrich Brüning entend mener une politique ultra-déflationniste visant, en accord avec le patronat, à diminuer les dépenses publiques, à baisser les salaires et à maintenir coûte que coûte le mark à sa valeur d’avant-crise. Le cataclysme de 1923 – où le système monétaire allemand s’était littéralement effondré – explique en partie l’obsession du dérapage inflationniste chez les élites politiques allemandes. Maniant avec constance l’arme du décret-loi en matière économique et sociale (à cinq reprises en 1930, 44 fois en 1931 et même 60 en 1932 !), Brüning inaugura une politique de déflation salariale systématique en imposant aux salaires une baisse analogue à celle des prix. Les mineurs furent les principales victimes de cette politique sectorielle qui frappa également les fonctionnaires, proies faciles de l’État-patron (baisse des traitements de 23 %). Les mécanismes de protection sociale furent eux-aussi attaqués de la plus vile des façons : par décret-loi, le 3 juin 1931, le gouvernement amputa les aides aux chômeurs de 14 %, éleva unilatéralement l’âge minimal d’indemnisation de 16 à 21 ans et supprima l’allocation pour les femmes. Le même texte, non content de diminuer les allocations familiales, instituait une hausse d’impôt substantielle sur les ménages. Le 8 décembre, un nouveau décret-loi imposait une nouvelle baisse des salaires de 10 %.

Une telle saignée ne pouvait pas ne pas avoir de conséquence sur le corps social. Les élections de septembre 1930 – le dernier scrutin législatif « régulier » de la République de Weimar – constituèrent en effet un véritable séisme politique. Malgré la présence sur les listes de quatre millions d’électeurs supplémentaires, le SPD, resté premier parti, perdit 600 000 voix, notamment au profit des communistes qui relevaient la tête malgré leur politique funeste imposée par Staline depuis le Kremlin 2. Quant aux partis de droite, ils s’effondrèrent, à l’exception notable du Zentrum qui capitalisat sur sa nature confessionnelle. Le NSDAP profitait de cette crise des partis bourgeois traditionnels en recueillant nombre de voix des abstentionnistes, mais aussi et surtout des anciens électeurs du DNVP et de la droite libérale. La formation d’Hitler recueillait à ce scrutin près de 6,5 millions de voix et obtenait 107 sièges au Reichstag, devenant ainsi le second parti du Reich derrière le SPD (8,5 millions de voix et 143 sièges).

L’émergence du NSDAP

Signe des temps, le 13 octobre 1931, les 107 députés nazis entraient au Reichstag en arborant le tenue des SA et en déposant immédiatement des projets de loi démagogiques et antisémites. Un semaine plus tard, face à une coalition du NSDAP, de ce qui restait de la droite et du KPD, le SPD sauva Brüning considéré comme un « moindre mal ». Puis, avec une coalition de résignés, il vota, la mort dans l’âme, la mise en vacances de l’Assemblée jusqu’à la fin de l’année. La valse des décrets-lois reprit de plus belle et le caractère bonapartiste du second cabinet Brüning s’amplifia.

Le mandat d’Hindenburg arrivant à son terme début 1932, la vie politique fut dès lors polarisée par la question de l’élection présidentielle à venir. Brüning fit tout pour éviter au maréchal, âgé de 85 ans et foncièrement hostile au principe démocratique, une nouvelle campagne électorale, mais les nazis, dont les voix étaient nécessaires pour ce faire, refusèrent toute révision constitutionnelle, bien conscients que la dynamique était en leur faveur. Conformément à sa politique suicidaire dite « classe contre classe », le KPD présenta son leader Ernst Thälmann, et la droite nationaliste se décida à présenter un candidat de témoignage, finalement soutenu par le DNVP. Mais tout le monde savait que l’élection se jouerait entre Hindenburg et Hitler. Outre celui du patronat, le président sortant reçut le soutien de toute la coalition de Weimar : le DVP, le Zentrum, le petit Parti libéral de gauche, mais aussi le SPD, qui, résigné, appela à voter pour son ennemi de toujours. Au dire de Braun, un de ses dirigeants les plus en vue, « pour battre Hitler, il faut voter Hindenburg »… Au premier tour, après une campagne moderne où il (se) dépensa sans compter, Hitler obtint 11,3 millions de voix contre 18,6 au vieux maréchal, près de 5 millions de citoyens ayant porté leur suffrage sur le candidat communiste qui décida de se maintenir. Un mois plus tard, au second tour, Hindenburg l’emporte largement avec 53 % des voix, contre 37 % à Hitler. Brüning, maintenu aux affaires, mais affaibli par le soutien du SPD dont il dépendait alors qu’il avait mandat d’une fraction de la bourgeoisie de s’en départir, décide d’engager résolument la lutte contre le NSDAP. Mais les dissensions au sommet et le poids des nazis, dans la rue comme dans l’appareil d’État, allaient le mener rapidement vers la sortie.

Cet article de notre camarde Jean-François Claudon a ét publié dans le numéro 297 (septembre 2022) de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

1.Après ce cycle sur la montée du nazisme, nous consacrerons dans les colonnes de Démocratie &?Socialisme une rétrospective, à l’occasion de leur centenaire, à l’année 1923 et aux derniers feux de la révolution allemande.

2.Nous y reviendrons dans les prochains numéros de cette rétrospective.

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