GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

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La SFIO au début de l’année 1920 (Tours 1920 #1)

Pour tout militant de gauche, « Tours », c’est le début d’une division appelée à perdurer cent ans après les faits. Toutefois, les images d’Épinal que le congrès de décembre 1920 a suscitées après coup, dans la mouvance socialiste comme au PCF, ne correspondent qu’imparfaitement à la réalité. La vision d’une minorité socialiste courageuse et visionnaire résistant à la greffe bolchévique n’a pas plus de sens que celle d’une majorité victorieuse rompant définitivement avec le réformisme. Dans le premier volet de cette rétrospective, nous traiterons des forces en présence.

En donnant naissance à une Section française de l’Internationale communiste (SFIC), alors que se maintenait une SFIO minoritaire, le XVIIIe Congrès du Parti socialiste constitue un événement traumatique tout autant que fondateur. Mais la mécanique de la scission n’avait rien d’un engrenage fatal. Si les événements nationaux et européens qui ont eu lieu depuis les choix décisifs d’août 1914 jusqu’aux affrontements de classe de l’année 1919, en passant par la Révolution d’Octobre, ne pouvaient pas ne pas avoir de profondes répercussions dans le parti français, le congrès aurait très bien pu se dérouler d’une façon radicalement différente. Cette thèse mérite naturellement d’être étayée en détail. C’est ce à quoi nous nous emploierons tout au long de cette année du centenaire.

Le vent en poupe

La SFIO du début de l’année 1920 n’a plus grand chose à voir avec la peau de chagrin que le parti était devenu en plein milieu du conflit mondial. Jaurès assassiné, le vieux Vaillant épuisant ses dernières forces vitales dans la rédaction pour L’Humanité de pathétiques diatribes chauvines, les ministres socialistes – dont l’intransigeant Guesde ! – troquant l’internationalisme prolétarien pour la solidarité ministérielle, les jeunes loups du parti peuplant les cabinets, la base militante engagée au front et incapable de participer au débat interne... En 1915-1916, la SFIO était incontestablement proche de la mort clinique.

En 1920, le parti est à son zénith. Il recrute à tour-de-bras et reprend confiance en ses propres forces. Les chiffres de l’essor militant de la SFIO sont à bien des égards édifiants. On dénombrait 25 000 cartes au début de l’année 1918. À la fin de l’année, la Commission administrative permanente (CAP) fait état de 36 000 cartes (soit une hausse des effectifs de près de 45 %). Bien plus, la SFIO comptait officiellement 133 000 membres début 1920. Les effectifs du parti ont donc pratiquement quadruplé en deux ans et dépassent maintenant largement le niveau atteint en 1914, puisque l’on compte alors 40 000 membres supplémentaires par rapport à ce premier âge d’or.

Cet élan s’explique en partie par le changement de majorité qu’a connu le parti à la toute fin des hostilités. Les pacifistes de la SFIO, regroupés derrière Paul Faure, Adrien Pressemane et Jean Longuet, l’emportent alors face aux tenants du « socialisme de guerre ». En s’agrégeant quelques anciens majoritaires repentis, le courant pacifiste devient majoritaire au Conseil national de septembre 1918. Le mois suivant, le congrès de Paris, qui voit la gauche « zimmerwaldienne » apporter un soutien décisif au courant longuettiste, acte le changement de majorité. La nouvelle direction obtient douze postes à la CAP (notamment pour Longuet, Faure, Frossard, Verfeuil, Louise Saumoneau et les zimmerwaldiens Bourderon et Loriot), tandis que les ex-« majoritaires de guerre » doivent se contenter de dix strapontins (qu’occupent entre autres Renaudel, Bracke, Thomas, Dubreuilh et Sembat). Jean Longuet refusant d’occuper le devant de la scène, c’est Louis-Oscar Frossard qui devient le nouveau secrétaire général, tandis que Cachin – un ancien « majoritaire de guerre » – prend la direction politique de L’Humanité. Cette nouvelle équipe, qui n’est pas exempte de contradictions, dirige donc de fin 1918 à 1920 un parti en plein renouveau.

Désillusion électorale

C’est dans ce contexte d’euphorie collective que le parti aborde les premières élections législatives depuis celles de 1914, prévues pour la fin de l’année 1919. Comme le signale l’historien Julien Chuzeville, dès le mois d’avril, « le principe de listes socialistes homogènes – donc sans alliance avec le Parti radical – est voté sans difficulté, sur la base d’une motion présentée par Bracke ». En bon disciple d’un Guesde en fin de course, cet ancien « majoritaire de guerre » considérait que la fin du conflit appelait le retour à la tactique traditionnelle d’indépendance de classe.

C’en est trop pour les tenants les plus fanatique de la continuation de l’Union sacrée qui claquent la porte du parti unifié pour créer un squelettique Parti socialiste français début 1920. Mais les départs auraient pu être plus nombreux, puisque la droite du parti constituée des anciens « majoritaires de guerre », se réunit le 22, puis le 24 octobre, et menace de scissionner si leurs exigences en termes de places sur les listes SFIO ne sont pas satisfaites. De fait, la manœuvre fonctionne, puisque les ex-majoritaires obtiennent des positions sans commune mesure avec leur représentativité militante.

La décision quasi-unanime de la SFIO de faire cavalier seul lors du scrutin de novembre 1919 rejette la masse des radicaux les plus modérés vers la droite, et permet surtout aux conservateurs et aux nationalistes de lancer une campagne extrêmement agressive contre le sectarisme d’une SFIO, accusée de cautionner le bolchévisme. C’est dans ce contexte qu’est publiée par des cercles de propagande patronaux une affiche représentant un homme au couteau entre les dents, appelée à un brillant avenir...

Le 30 novembre, au soir du second tour, les résultats bruts sont extrêmement positifs. Les listes départementales de la SFIO ont recueilli près de 1 730 000 voix (plus de 21 % des suffrages exprimés). Le parti progresse en voix par rapport aux élections d’avril-mai 1914 qui avait pourtant constitué une belle victoire pour Jaurès et les siens (1 325 000 voix et un peu plus de 15 % des suffrages). La SFIO est le deuxième parti de France juste après la Fédération républicaine et avant le Parti radical-socialiste.

Mais le mode de scrutin, largement défavorable aux formations partant seules aux urnes, joue à plein, puisque le parti n’obtient au final que 68 sièges (contre 89 en 1914). Dans le département de la Seine, la SFIO recueille 43 % des suffrages, mais n’obtient... aucun siège ! Si la plupart des ténors l’emportent dans leur fief, Longuet n’est donc pas réélu. Comme le note très justement l’historien socialiste Louis Mexandeau, « bien que le parti garde ses bastions, la déception est forte. Elle accentue le glissement à gauche du parti ».

Premières lézardes

Essor militant et désillusion électorale se conjuguent pour tendre encore davantage les relations conflictuelles qui se sont fait jour au sein du parti régénéré. Selon le socialiste de gauche et ami des bolcheviks Boris Souvarine, début 1920, « le parti n’a jamais été plus divisé qu’aujourd’hui ».

Les ténors de la droite, habitués au confort de la majorité, n’acceptent pas leur défaite de l’année précédente, ainsi que leur relative marginalisation dans les rangs d’un parti se peuplant de nouveaux adhérents désireux de régler leur compte avec le « socialisme de guerre ». Selon Julien Chuzeville, aux yeux de la plupart des nouveaux militants entrés (ou revenus) au parti suite à sa prise par le courant pacifiste, « les faits valident l’analyse de l’Union sacrée comme une duperie ». Les ex-majoritaires sentent naturellement cette hostilité sourde de la masse des nouveaux adhérents à leur endroit. Ils se sont notamment faits balayer sur la question de la paix, puisque le traité de Versailles auquel ils étaient pour la plupart favorables, fut rejeté par 90 % des adhérents en juillet 1919. À la mi-septembre 1919, Renaudel n’avait pas peur d’affirmer dans les colonnes de L’Humanité que « si le parti allait à la IIIe Internationale, ce serait la rupture ».

Conçu à l’origine pour faire entendre la voix de l’internationalisme en plein conflit, le courant longuettiste devait quant à lui se réinventer s’il voulait survivre à l’armistice. C’est en toute logique sur la question des relations internationales qu’il allait être amené à se définir. Face à la faillite de l’Internationale socialiste et à la proclamation d’une IIIe Internationale embryonnaire à Moscou en mars 1919, le courant longuettiste, en phase sur ce point avec les deux grands partis indépendants (l’ILP anglais et, surtout, l’USPD allemand) prône une reconstruction de l’Internationale à laquelle il convenait naturellement de gagner les bolchéviks et leurs partisans en Europe occidentale. D’où le nom de « reconstructeur » que l’on donna au courant majoritaire de la SFIO que le clivage sur la question d’aller à Moscou ou non travaillait en profondeur.

Sur le plan intérieur, le courant reconstructeur souhaitait faire revenir le parti à la vieille tactique de la lutte des classes et assurer son unité par le vote des « épurations nécessaires » réclamées par Longuet au congrès d’avril 1919. Mais la stabilisation politique voulue par la direction longuettiste qui souhaitait prouver sa capacité à impulser une autre politique n’advint jamais véritablement. Pour l’historien Romain Ducoulombier : « L’agitation ouvrière, la fascination croissante exercée par le bolchévisme et la persistance, au sein du parti, d’une fraction de gauche ardemment épuratrice rend[ai]ent ingouvernable une SFIO restaurée dans sa puissance ».

Cette « fraction de gauche », c’est l’ancien Comité pour la reprise des relations internationales (CRRI), dirigé par Boris Souvarine et Fernand Loriot. Dès avril-mai 1919, à l’annonce des nouvelles de Russie, le courant qu’on appelait couramment « zimmerwaldien » et qui rassemblait socialistes de gauche et syndicalistes révolutionnaires (dont Alfred Rosmer et Pierre Monatte) adhère à l’Internationale communiste et devient le Comité de la IIIe Internationale (C3I).

Un nouvel espoir

Malgré la déception provoquée par les élections de novembre 1919, le sentiment de vivre une période pré-révolutionnaire – si ce n’est révolutionnaire – prévalait largement dans les rangs socialistes. De grandes manifestations ouvrières avaient émaillé l’année écoulée ; celle du 6 avril, appelée pour protester contre l’acquittement de Raoul Villain (l’assassin de Jaurès), comme celle du 1er mai et celle du 25 en souvenir des Communards.

Les membres du C3I sont naturellement les plus enclins à sentir sur leur cou le souffle de la révolution. En juin, Monatte écrit dans La Vie ouvrière : « De grève mi-corporative et mi-politique en grève purement politique, on va tout droit [...] à la faillite de la bourgeoisie, c’est-à-dire à la révolution ». Au même moment, devant une section parisienne du C3I, Louise Saumoneau admoneste le mouvement gréviste en cours à être « assez puissant pour que demain la révolution soit un fait accompli ». Lors de la même réunion, l’anarcho-syndicaliste Henri Sirolle déclare quant à lui : « J’éprouve aujourd’hui une des plus grandes joies de ma vie, car je sens la révolution qui gronde ». En octobre, au plus fort de la crise de l’immédiat après-guerre et alors que l’état de siège et la censure sont toujours en vigueur, Loriot, l’un des principaux animateurs du C3I au sein de la SFIO, affirme que « le capitalisme est incapable de rétablir la situation créée par cinq ans de guerre [… puisqu’]il ne vit que d’expédients et ne se maintient que par la dictature ».

Face à la fermeté affichée par le gouvernement Clémenceau, la direction emboîte régulièrement le pas aux pro-bolchéviks. Peut-être agit-elle également ainsi pour se démarquer des ex-« majoritaires de guerre ». En septembre, un article du Populaire conclut un bref retour sur les conséquences désastreuses du conflit mondial sur ces mots : « La révolution est en marche qui balaiera tous ces fléaux ». Dès son arrivée au pouvoir dans le parti, Longuet avait quant à lui déclaré : « Nous ferons, le moment venu, la révolution qui supprimera à jamais l’injustice et la guerre ». Les leaders du C3I n’auraient pas renié cette formule, si ce n’est cette réserve sur le « moment venu »...

C’est dans cette tension entre déception électorale et ferveur révolutionnaire, entre nouveauté radicale et retour à la normale, qu’à gauche comme au centre et à droite, on préparait activement le congrès prévu en février 1920.

Cet article de notre camarade Jean-François Claudon a été publié dans le numéro de janvier de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS). C'est le premier article d'une série consacrée au congrès de Tours (1920).

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