GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

International – Europe

La guerre, l’Ukraine et la révolution

Le jeudi 24 février, la plus grande guerre en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale commençait. Elle était en réalité préparée depuis un an par le président-despote russe Poutine. Notre ami Vincent Présumey, animateur du site Aplutsoc.org et très bon connaisseur de l’Ukraine, nous livre ci-dessous son analyse de cet événement qui nous plonge indubitablement dans une nouvelle période historique.

La Russie est l’agresseur impérialiste, l’Ukraine la nation historiquement opprimée par la Russie, aujourd’hui menacée de destruction physique. Sa guerre est donc notre guerre, comme la guerre du Vietnam ou la défense de Cuba contre l’impérialisme américain étaient et furent nos causes.

Par contre, le grand jeu mondial par lequel Washington a prévenu à l’avance qu’il n’interviendrait pas, mais que les sanctions économiques allaient déconnecter la Russie du marché et de la finance mondiaux, la livrant en quelque sorte à la Chine, qui ne trouve pas le cadeau très bon, ce grand jeu n’est en rien celui des partisans du socialisme et de la démocratie.

Mais l’heure est grave, très grave. Poutine est dans une fuite en avant qui rouvre le risque de la destruction mutuelle assurée, le risque atomique. Comment en est-on arrivé là ?

De 1989 à la Révolution de Maïdan

De 1989 (chute du mur de Berlin) à décembre 1991 (fin de l’URSS dont le déclencheur final fut justement l’indépendance ukrainienne), un espoir démocratique a porté les peuples. Ce printemps a été trahi, car les bureaucrates devenus oligarques mafieux ont jeté les oripeaux de leur prétendu « communisme » et assuré la poursuite de leur domination.

Après la vacillation des années 1990, l’impérialisme russe s’est affirmé durant les années Bush, lors de la flambée des ventes de pétrole, de gaz et de matières premières, sous l’égide de Poutine, au pouvoir depuis 1999 et qui entend y rester jusqu’en 2036 !

La première poussée d’hostilité russe envers l’Ukraine s’est produite dès 1993-1994 : elle s’est terminée par le protocole de Budapest (1994) faisant de l’Ukraine le cas exemplaire d’un pays volontairement et entièrement démilitarisé au plan nucléaire – au bénéfice de la Russie et moyennant garantie de ses frontières …

Ayant rétabli la « verticale du pouvoir » en Russie, avec un ordre constitutionnel qui ressemble à une Ve République française élevée au carré, Poutine a engagé la mise au pas progressive des peuples, d’abord en Tchétchénie, puis contre la Géorgie en 2008, année de l’entrée de l’économie mondiale dans une crise qui ne s’arrêtera plus.

L’extension de l’OTAN, souvent mise en avant pour « justifier » cette agressivité montante, s’explique en fait par la volonté des États-Unis d’encadrer les puissances européennes, Londres, Paris et surtout Berlin, et l’Union Européenne elle-même. Elle a été facilitée par la crainte croissante de tous les voisins européens de la Russie : pas de meilleur publiciste pour l’OTAN que Poutine ! Mais l’Ukraine, officiellement candidate depuis 2008, n’a jamais figuré parmi les États que l’OTAN souhaitait réellement recruter.

Impérialisme et contre-révolution

Déjà en 2011-2012, Poutine a contenu les manifestations démocratiques en Russie. Mais c’est le Maïdan, mouvement insurrectionnel et démocratique de masse qui renverse au printemps 2014 un président lié à Poutine, Ianoukovitch (et son « coach » que l’on retrouvera directeur de campagne de Trump, Paul Manafort !), qui a suscité la contre-offensive de Poutine à l’échelle des États de l’ex-espace soviétique.

La contre-offensive gelant la poussée révolutionnaire ukrainienne passe par l’annexion de la Crimée, au mépris du protocole de Budapest, et par le déclenchement de la guerre « hybride » au Donbass avec un prétendu séparatisme qui n’a pas de base sociale ou nationale autre que mafieuse et oligarchique, en 2014.

La Crimée est un peu russe et un peu ukrainienne (donc, en un sens, ni l’une ni l’autre) et elle est aussi partiellement tatare, mais elle avait librement opté en 1991 pour l’appartenance à l’Ukraine indépendante avec un statut d’autonomie.

Le Donbass est majoritairement russophone comme une grande partie de l’Ukraine, ce qui ne veut pas dire russe, chose qu’il faut souvent expliquer aux Français qui confondent « russophone » et « russe » : à ce compte-là, les Irlandais seraient anglais puisqu’ils sont anglophones !

Puis, en 2015, c’est Alep. La poussée contre l’Ukraine est alors prolongée d’une intervention contre-révolutionnaire sanguinaire directe en Syrie, que Washington et les puissances européennes choisissent de laisser faire, au nom de la prétendue « lutte contre le terrorisme », et qu’ils préfèrent à la victoire du peuple syrien renversant Bachar el-Assad.

Donc, d’une part, à la suite de l’intervention contre l’Ukraine instituant une guerre dite « gelée » (qui a fait la bagatelle de 15 000 morts !) depuis 2014, Poutine devra prendre pratiquement en main le pouvoir du dictateur biélorusse Loukatchenko, ébranlé par sa défaite inavouée aux élections d’août 2020 et par les grèves de masse qui ont suivi, et il devra encore intervenir militairement à Almaty, capitale du Kazakhstan, en janvier 2022 – les grèves se poursuivent en ce moment même dans l’ouest kazakh, et des manifestations contre la guerre ont éclaté à Almaty à l’heure où ces lignes sont écrites.

Et, d’autre part, la crise de l’impérialisme américain, portée à incandescence sous Trump, a conduit la Russie à assumer elle-même l’écrasement de la révolution syrienne, par des bombardements du type de ceux du Vietnam.

En outre, l’intervention française en Libye, puis la crise de l’ordre français en Afrique ont également ouvert à l’impérialisme russe une série de brèches dans lesquelles il s’engouffre : Libye, Centrafrique, Mali…

Un colosse aux pieds d’argile

Il n’est pas d’impérialisme plus surdimensionné que l’impérialisme russe. Ses branches de production sont moins diversifiées qu’en Inde ou au Brésil, pour ne rien dire de la Chine. Les hydrocarbures, la puissance militaire et les usines à troll ne font pas une économie. Mais sa puissance est réelle et a bondi de façon explosive dans la décennie 2010. Et elle lui coûte très cher, fardeau pesant sur le peuple russe.

Le « poutinisme », cette sombre mixture

Telles sont les conditions sociales du « poutinisme », idéologie ultra-réactionnaire combinant nationalisme, nostalgie impériale, synthèse historique de stalinisme et de tsarisme vouant la révolution d’Octobre à la détestation – et l’Ukraine avec elle comme on le sait maintenant –, orthodoxie, conception ethno-identitaire des cultures et des peuples, et machisme ostensible et violent.

Disons-le, il y a là les ingrédients d’une forme contemporaine et « originale » de fascisme, essentiellement national-étatique, ce qui n’est nullement contradictoire avec un ultralibéralisme de marché. Poutine a en effet procédé, à la fin de la décennie 2000, à la « marchandisation » des services publics en Russie. On dit de lui qu’il est tourné vers la revanche envers l’histoire du XXe siècle. C’est vrai : cette revanche vise les deux moments révolutionnaires de 1917-1918 et de 1989-1991, et elle chante les louanges du pacte Hitler-Staline de 1939. C’est la réaction sur toute la ligne…

Cette mixture, dont le sigle est aujourd’hui le fallacieusement mystérieux signe « Z », connectée aux réseaux post-staliniens, fascistes, réactionnaires et orthodoxes, dotée d’une efficacité redoutable en termes de réseaux et d’omniprésence sur le Net, structure aujourd’hui l’essentiel de l’extrême droite européenne et mondiale. Elle a inspiré un Orbán dont le dernier acte politique important avant la guerre en Ukraine fut le retrait du droit de grève aux enseignants.

En France, une Le Pen, un Zemmour, un Ciotti ou encore un Mariani, en ont tous été des clients et en sont tous des ayants-droits. Mais nous savons qu’à gauche aussi cette propagande et ces représentations ont porté, facilitées par l’idée que le seul impérialisme ne peut qu’être l’impérialisme américain, ce faux pléonasme.

Un mot sur l’histoire de l’Ukraine

Au centre de la propagande menée depuis 2014 se trouve la haine des « nazis ukrainiens ». Ce fantasme martelé obsessionnellement sur Sputnik et RT-France et leurs nombreux sous-produits, conduit à une logique génocidaire et se combine aisément à l’antisémitisme. Cette peste a gagné des couches sociales et des sphères intellectuelles en Europe y compris à gauche. Les comptes doivent maintenant être réglés.

La thématique des « nazis ukrainiens » est nourrie par une profusion de fake news et un petit nombre de faits réels, à savoir que l’extrême-droite ukrainienne – qui, en toute rigueur, n’est pas « nazie », mais nationaliste intégrale dans la tradition de Bandera – existe, qu’elle a 2 % des voix – on a bien écrit 2 % –, mais avec une forte visibilité et une présence dans la Garde nationale, via le bataillon Azov.

Il convient de porter à la connaissance du public et des militants la réalité de l’histoire ukrainienne, celle d’une nation opprimée, qui fut à la Russie ce que l’Irlande est à la Grande-Bretagne. Il serait capital de faire connaître son histoire réelle en 1917-1920, et ses grands courants révolutionnaires – communistes indépendantistes « oukapistes, » socialistes-révolutionnaires « borotbistes », anarchistes-communistes de la Makhnovcina, minorité bolchévique indépendantiste, gauche sociale-démocrate, et juifs du Bund ou du Poale Tsion. L’aile droite du mouvement national (Petlioura) n’était initialement pas majoritaire ; mais accolée à la Pologne de Pilsudski, elle s’est radicalisée à l’époque de la collectivisation stalinienne et de la grande famine génocidaire de Staline, le Holodomor. Comme les communistes polonais, presque tous les communistes ukrainiens de Pologne émigrés en URSS sont assassinés par Staline en 1937-1938. Le nationalisme intégral de Bandera domine alors le nationalisme ukrainien et tente de s’allier aux nazis, qui le trahissent car ils n’ont jamais eu l’intention de faire de l’Ukraine autre chose qu’un camp de travail forcé, champ de la Shoah. Bien de ces nationalistes alors s’associent à la Shoah et massacrent aussi des Polonais – puis, après 1945, le régime stalinien polonais « désukrainisera ».

L’ensemble de cette histoire terrible est utilisé pour nourrir des représentations fantasmatiques, comme cela s’était déjà produit en ex-Yougoslavie de la part des nationalistes serbes et croates. Les limites de cet article ne permettent pas de développer toute cette histoire, mais ceci devait être posé.

Le moment présent

La situation évolue d’heure en heure, tout résumé de ses grands traits risque donc d’être dépassé par les faits. Les troupes russes sont en train de ravager toute l’Ukraine, à l’exception toute relative, pour l’instant, du Nord-Ouest par où fuient les réfugiés, environ un million et demi à présent. Nous avons à deux reprises échappé à une catastrophe nucléaire, à Tchernobyl puis à Zaporijia, et nous le devons aux techniciens ukrainiens fidèles au poste. La masse des soldats russes n’est pas motivée, les désertions sont nombreuses, mais aussi les dérapages comme les viols « de guerre » à Kherson. Il est probable que des conflits, voire des mutineries, ont affecté la flotte russe en mer Noire. L’intervention bélarusse s’est heurtée au refus des troupes de marcher, entraînant la démission du général en chef de Loukatchenko. Dans les zones nouvellement occupées, la population manifeste et affronte l’armée russe. En Russie, les manifestations contre la guerre reprennent alors que l’emploi du mot « guerre » peut valoir jusqu’à quinze ans de prison. Odessa et Marioupol sont bombardées et affamées. La Moldavie est, de fait, menacée.

Les Ukrainiens ont besoin d’aide humanitaire, mais avant tout d’armes, et ils accueillent volontiers les volontaires internationaux. Ils réclament la « No Fly Zone ». Ce n’est pas la politique de l’OTAN ni celle de l’UE ni celle des puissances qui les composent. Ces puissances avaient prévu à l’avance de laisser l’Ukraine se faire saigner tout en isolant la Russie du système économique mondial, d’affamer les Russes au lieu d’aider les Ukrainiens.

Poutine menace de l’arme nucléaire. Il menace les Ukrainiens et, de fait, le monde entier.

Que faire ?

Il faut être clairs sur un point : la bombe atomique rouge, ou verte, ou noire, ou démocratique, ou « light », cela n’existe pas. Il n’est de bombe atomique que des bombes atomiques de la mort. La bombe, c’est la contre-révolution, c’est la figure ultime de la barbarie contre laquelle Rosa Luxemburg nous a avertis dès 1913. Nous devons donc être fermement opposés à toute attaque nucléaire y compris en riposte à Poutine, de qui que ce soit.

Cette guerre pose l’alternative : bombe atomique ou révolution. Nous y sommes. Mais ce serait le désespoir si la perspective de la révolution n’était qu’une possibilité lointaine, dans le monde dévasté de l’après-guerre. Ce n’est pas le cas. Certes, en France par exemple, ses effets immédiats sont réactionnaires : elle « plie » la présidentielle, qui n’avait déjà pas besoin de cela pour être antidémocratique.

Mais la guerre arrive dans un monde déjà en crise que balaient les insurrections populaires. Un monde dont la jeunesse veut un avenir et veut notamment lutter de toutes ses forces contre les causes du réchauffement climatique. Bref, dans un monde où l’écrasante majorité veut s’occuper enfin des vrais problèmes, et nullement du prétendu « problème ukrainien » dont Poutine veut apporter la « solution finale en Europe », pour paraphraser son prédécesseur !

Quand, dans la même journée, les Ukrainiens résistent toujours héroïquement, quand Ukrainiens et Tatars défient les forces d’occupation, quand la jeunesse russe s’ébranle et rejoint les vieux combattants pour la démocratie, quand Almaty manifeste, quand l’armée bélarusse craque, quand les manifs balaient l’Europe, qui oserait dire que c’est sans espoir ?

La question clef, qui n’est en rien, qui n’a jamais été un objectif de l’OTAN, c’est que Poutine doit être chassé. C’est tout ce qui va dans ce sens qui peut éloigner la guerre atomique et les autres catastrophes.

Chasser Poutine

Le mouvement ouvrier, la jeunesse, les partisans réels de la démocratie, doivent aborder ouvertement l’envoi d’armes et de volontaires internationaux. Ils doivent exiger des gouvernements, sans leur accorder le moindre soutien politique, une « No Fly Zone » en Ukraine. Ils doivent dire qu’il ne faut pas affamer les Russes, mais les aider contre Poutine. Ils doivent appeler les soldats russes et bélarusses non seulement à déserter, mais à retourner leurs armes. Ils doivent exiger l’accueil de tous les réfugiés sans restriction – y compris les noirs honteusement refoulés à la frontière polonaise !

L’aide en armes et en volontaires doit viser prioritairement la Défense territoriale. C’est là que les Ukrainiens s’engagent, là qu’il y a de 20 à 30 % de femmes, là que nos camarades du Mouvement social ont des jeunes engagés, là qu’il existe plusieurs unités anarchistes.

Tout cela rapidement mis en œuvre peut chasser Poutine avant qu’il lance sa bombe, ce qu’il est susceptible de faire « No Fly Zone » ou pas.

Si Poutine gagne, c’est la réaction, et les autres forces impérialistes dont l’OTAN seront confortées, et la guerre progressera, et le danger atomique persistera. Si Poutine est chassé, et avec lui, pour commencer, Loukatchenko et Tokaïev, un printemps arrive, le printemps des peuples, et nous pouvons, contre toutes les formes d’alliances capitalistes existantes, mettre en avant la libre union des peuples d’Europe et du monde, sans armes nucléaires, forme actuelle de ce que nos prédécesseurs avaient appelé, en 1914, les États-Unis socialistes.

Cela se joue MAINTENANT : sur les champs de bataille, dans les rangs militaires russe et biélorusse, dans les rues de Russie, les usines du Kazakhstan, dans le monde entier où la cause de la paix, c’est la cause de l’Ukraine, et où cette cause passe par les armes !

Cet article de notre ami Vincent Présumey, daté du 6 mars 2022, a été publié dans le numéro 293 de démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

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