GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

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La fin tragique de la Hongrie des conseils (1919 #5)

Début juin 1919 : les ouvriers hongrois tenaient vaillamment tête à l’intervention étrangère, rendant possible la jonction entre les armées rouges d’Ukraine et de Hongrie. Une République slovaque des conseils était proclamée à Bratislava et les révolutionnaires d’Europe centrale préparaient fiévreusement l’insurrection victorieuse à Vienne. Mais ces espoirs d’embrasement régional, à même de desserrer l’étau autour de la Russie soviétique, s’envolèrent rapidement. A la fin de l’été, par l’action conjuguée de l’Entente et du général blanc Dénikine, c’en était fait de l’Ukraine soviétique et de la Hongrie des conseils...

Le 21 mars 1919, les dirigeants du jeune Parti communiste hongrois sortaient de leurs cellules pour gagner... leurs ministères ! L’accord qu’ils venaient de conclure en prison avec les socialistes de gauche comprenait en effet, outre la fusion des deux partis ouvriers, la constitution d’un Conseil révolutionnaire de gouvernement, chapeauté par un directoire de cinq membres. Le social-démocrate Sándor Garbai était le chef officiel du gouvernement, en tant que président du directoire, mais le pouvoir était, dans les faits, détenu par le communiste Béla Kun, commissaire aux Affaires étrangères. À ses côtés se tenaient Tibor Szamuely, aux Affaires militaires, ainsi que Ottó Korvin et Georg Lukács, chargés respectivement de la sûreté et de la culture.

Forces et faiblesses

Le gouvernement des conseils, dont l’existence ne dépassa par les 133 jours, disposait de plusieurs atouts de taille pour persévérer dans son être. Il était tout d’abord le fruit d’une révolution non-violente et pouvait même se prévaloir d’une forme de légalité puisque les socialistes qui avaient été à l’initiative de sa création avaient reçu, le 21 mars, le pouvoir de l’ancien Premier ministre Karolyi, las de son impuissance face au chaos intérieur et aux pressions de l’Entente. Les « commissaires » hongrois jouissaient par ailleurs du soutien enthousiaste des ouvriers de Budapest, mais aussi de la confiance des paysans pauvres qui constituaient l’écrasante majorité de la population magyare.

Face au pouvoir des masses, la sidération de la bourgeoisie, privée de toute représentation politique et rendue responsable de la défaite de 1918, était totale. Enfin la dimension patriotique que conférait au gouvernement de Belá Kun la situation extérieure dramatique du pays lui assurait le soutien de l’intelligentsia. Selon le grand intellectuel autrichien Franz Borkenau, le gouvernement était en effet communément perçu « comme un gouvernement de défense nationale allié à la Russie soviétique ».

La pression qu’exerçait sur la Hongrie l’impérialisme de l’Entente, incarné par le président américain Wilson, mais surtout par Clémenceau, constituait en retour le danger le plus menaçant pour les révolutionnaires hongrois. L’autre faiblesse constitutive de leur gouvernement était la fusion sans principes des deux partis ouvriers, qui avait été actée dans la précipitation la plus totale le 21 mars. Le risque était en effet grand que le nouveau parti créé d’en haut constitue un magma informe dont rien de bon ne pourrait sortir. Lénine considérait d’ailleurs cette fusion comme « dangereuse » et aurait préféré, selon ses propres mots, « un bloc dans lequel chaque parti aurait préservé son indépendance. De cette façon, les communistes [...] auraient pu augmenter leurs forces jour après jour ». Et le leader bolchévique d'ajouter : « Si les sociaux-démocrates n’avaient pas rempli leurs devoirs révolutionnaires, les choses auraient pu aboutir à la rupture ».

Les premières mesures

Le gouvernement révolutionnaire décide rapidement la nationalisation de nombreuses entreprises, de banques et des compagnies d’assurance. Quant aux terres des grands propriétaires agricoles, elles sont tout bonnement confisquées. Ce train de mesures appelle deux remarques. Signalons tout d’abord qu’il a fallu deux semaines au gouvernement pour publier son décret sur la terre, alors que son célèbre équivalent russe, pris le lendemain de la Révolution d’octobre, n’est rien de moins que le second texte voté par les soviets après leur prise du pouvoir. Un tel délai sur ce point absolument crucial laisse interdit. Seconde remarque : c’est grâce à l’insistance de Lénine que la journée de huit heures – mesure emblématique s’il en est pour les salariés ! – fut introduite, ainsi qu’une série de mesures visant à améliorer les conditions de vie du peuple. Les équilibres macroéconomiques semblaient l’emporter, dans les considérations des chefs, sur le sort concret des travailleurs

On ne peut mettre ces retards au compte de l’inaction du nouveau pouvoir dont tout prouve au contraire le volontarisme. Pendant les 133 jours que dura la République hongroise des soviets, pas moins de 531 décrets furent pris ! On réforme certes, on stipule à tour de bras, on rédige circulaire sur circulaire, mais sans pousser les choses à fond et, surtout, sans jamais vérifier leur application sur le terrain. Ce fétichisme administratif, dénotant un étonnant sens des priorités et surtout une vision politique défaillante, a de quoi exaspérer Lénine qui s’en ouvre à Laszlo Rudas en ces termes. « Quelle sorte de dictature avez-vous, qui socialise les théâtres et les compagnies de musique ? Pensez-vous vraiment que ce soit la tâche la plus importante du moment ? »

Mais la faute principielle des gouvernants de cette éphémère république résida dans leur politique agraire totalement erronée. Selon Pierre Broué, « l’admiration des communistes hongrois pour la centralisation [...] et la planification leur a inspiré une politique qui ne pouvait pas rallier les paysans à leur cause ». Contrairement à ce qui prévalut dans la Russie des soviets en 1917, les grands domaines ne furent pas partagés entre les paysans en Hongrie, mais nationalisés, exploités collectivement et gérés par en haut, ce qui permit souvent aux anciens propriétaires de rester aux postes de commande !

Tel est le paradoxe de la République hongroise des conseils. Elle singe la Russie soviétique en copiant les aspects les plus rigides du « communisme de guerre », en parant ses ministres du titre de « commissaires du peuple » et même en élisant Lénine « président honoraire du Soviet de Budapest », mais elle omet de suivre les bolchéviks sur le point qui leur apporta indéniablement la victoire finale sur les Blancs : l’octroi de la terre à celles et ceux qui la travaillent ! Sur ce paradoxe, Franz Borkenau a écrit ces lignes assassines : « En Russie, Kun avait vu trois choses […] : la révolution agraire, la lutte acharnée de Lénine contre les « réformistes » et les négociations de paix de Brest-Litovsk. De ces trois expériences, il semble voir tiré les surprenants principes qu’il ne fallait pas donner la terre aux paysans, qu’il fallait à tout prix faire la guerre et qu’au moment décisif, un révolutionnaire doit conclure une alliance avec les réformistes ».

Dans la tourmente

Les anticommunistes ont longtemps fait leurs choux gras de la prétendue « terreur rouge » qu’auraient fait sévir en Hongrie Tibor Szamuely et ses sbires. Ils brandissaient notamment les agissements de bandes irrégulières qui chassaient le bourgeois et que l’on surnommait « les Gars de Lénine ». Et il était aisé pour eux de mettre en avant des citations explicites comme Stéphane Courtois l’a fait avec une formule de Kun appelant à « l’exercice d’une violence implacable, prompte et résolue, en vue d’écraser la résistance des exploiteurs, des capitalistes, des grands propriétaires fonciers et de leurs suppôts ».

C’est oublier trois points. Tout d’abord, le nombre de victimes relativement modeste de cette répression pourtant incontrôlée et beaucoup plus décentralisée qu’auraient pu le faire penser les tirades belliqueuses de Kun, de Korvin ou encore de Szamuely. Mais aussi le fait que nombre de propriétaires terriens, de techniciens et d’officiers étaient trop précieux au nouveau régime, vu les circonstances propres à la République hongroise des conseils, pour être éliminés. Pierre Broué a également noté que l’écrivain Lajos Kássak a pu répondre aux critiques formulées par Kun à son encontre sans subir les foudres du régime. Pourrait-on imaginer cela dans les prétendues « Démocraties populaires » d’après 1945 ? On comprend que ceux qui essentialisent le « communisme » et qui ne le distinguent jamais du stalinisme n’ont guère intérêt à mettre en avant ces faits.

Ce qui précipita la chute de la République des conseils, plus que les excès de la répression et que les divisions au sommet de l’État entre le centre dominé par Kun, les « gauchistes » regroupés derrière Szamuely et les modérés issus du Parti social-démocrate – divisions bien réelles, mais largement surestimées dans les témoignages des protagonistes rédigés après la défaite –, c’est bien le chaos économique. Ce dernier était un fait avéré avant même la prise du pouvoir, mais il fut renforcé par la désorganisation de la production, suscitée par la politique empirique des « commissaires du peuple », ainsi que par le sabotage auquel se prêtaient les anciennes élites. L’inflation, qui sévissait depuis des mois, devint galopante et contribua à détacher du régime nombre de travailleurs qui refusaient d’être payés en monnaie « blanche », la monnaie imprimée par le gouvernement qui se dépréciait de jour en jour. Comme le note Pierre Broué, « très vite, l’effondrement de la production et la disparition de tout marché de produits, y compris alimentaires, fit apparaître le spectre de la famine ».

L'intervention de l'Entente provoque la révolution

Le 16 avril, les troupes roumaines aux ordres de l’Entente marchent sur la République des conseils. L’« Armée rouge » hongroise, qui n’est que la continuation sous un autre nom de l’armée d’ancien régime, avec sa hiérarchie et ses officiers réactionnaires, est incapable de résister et nombre de régiments passent à l’ennemi. Début mai, les soldats de l’Entente étaient à 100 km de Budapest. Selon Franz Borkenau, « c’est alors que l’imprévu se produisit ». La révolution – la vraie, celle des masses, non celle des gouvernants – éclata. « Les ouvriers de Budapest se soulevèrent. Ils voyaient que la victoire des Roumains signifiait celle de la contre-révolution. Les vieux partis féodaux avaient déjà commencé à se réorganiser et avaient formé un gouvernement « blanc » à Szeged. Les Roumains victorieux leur remettraient le pouvoir. Ainsi, l’instinct de classe se combinait-il avec l’orgueil national blessé en un splendide geste d’héroïsme. »

Les Conseils ouvriers de la capitale décrètent la résistance à outrance et la mobilisation générale du prolétariat. En six jours, 40 000 travailleurs de la capitale montent au front, organisés en bataillons et en compagnies d’usine. Face à ce sursaut populaire digne de l’An II, le ressort de l’offensive impérialiste est brisé. Le 2 juin, le reflux des troupes roumaines et tchèques est général. L’avance de l’armée révolutionnaire hongroise hâta la proclamation d'une République des conseils slovaque qui eut lieu le 16 à Bratislava.

Tout redevenait possible grâce à l’héroïsme des ouvriers de la capitale, notamment la jonction des troupes hongroises avec l’Armée rouge ukrainienne qu’espérait tant Christian Rakovsky, l’ami de Trotski que Lénine avait nommé à la tête de l’Ukraine rouge pour exporter la Révolution russe en Europe centrale. Malheureusement, le sursaut fut de courte durée. L’armée hongroise s’effondra dès les premiers heurts en Roumanie et les troupes de Dénikine terrassèrent l’Armée rouge ukrainienne affaiblie par des dissensions intestines. La Hongrie était de nouveau isolée sur le plan international. Mais l’élan révolutionnaire fut surtout brisé de l’intérieur par le soulèvement des paysans de l’Ouest du pays, farouchement opposés à la politique agraire des « commissaires », et par la grève des cheminots pour leurs rations et pour le paiement de leurs salaires en monnaie non-dépréciée. Les dirigeants de la République des conseils récoltaient là les fruits les plus amers de leur politique économique erronée...

La fin

C’est donc au pire des moments – celui où le rapport de force bascule définitivement – que Belá Kun entend répondre aux sollicitations diplomatiques de l’Entente. Dès le 8 juin, Wilson avait sommé le gouvernement hongrois de stopper son offensive, et l’avait convié à envoyer des représentants à Paris pour débattre des « frontières de la Hongrie ». Le 13, un ultimatum signé de Clémenceau exige l’évacuation de la Slovaquie par les troupes hongroises en échange des territoires occupés par les Roumains. Dix jours plus tard, Lénine conseille par télégramme aux dirigeants hongrois de négocier avec l’Entente pour gagner du temps, sans se faire d’illusion sur la sincérité des gouvernants impérialistes réunis en France pour conclure la paix avec les puissances centrales vaincues.

Convaincu du caractère désespéré de la situation militaire, Kun argua de l’expérience de Brest-Litovsk pour accepter l’offre de l’Entente et ainsi gagner un temps précieux. Au congrès du parti unifié, il reçut à son grand dam le soutien de l’aile modérée, animée par Kunfi, mais fut vivement critiqué par Szamuely et par Corvin qui réactivèrent leurs groupes armés, mis en sommeil en juin, et prirent définitivement leur autonomie face au pouvoir central. La tentative de putsch « gauchiste » contre le gouvernement, qui se produisit fin juillet, eut peut-être l'assentiment des deux dirigeants. Les sociaux-démocrates modérés ne cachaient pas, de leur côté, leur volonté d’en finir avec la « dictature des rouges ». L’abandon de la Slovaquie rouge infligea par ailleurs un coup fatal au moral des classes populaires. Le Conseil révolutionnaire de gouvernement était suspendu dans le vide.

Pour l’Entente, le fruit était mûr. Le 20 juillet, une nouvelle note de Clémenceau, constatant que le gouvernement hongrois n’était pas « compétent pour négocier », exigea la création d’un cabinet de « dirigeants ouvriers responsables » sans participation communiste. Piétinant allègrement les clauses du « Brest-Litovsk » hongrois, les troupes roumaines et tchèques, dirigées par des officiers français et italiens, se remirent en marche. C’était la fin.

Les sociaux-démocrates de droite, soutenus par l’appareil syndical, exigèrent dès lors la démission du Conseil des commissaires du peuple et finirent par l’obtenir le 1er août. Un gouvernement « syndical » fut constitué avec pour objectif l’instauration d’une démocratie bourgeoise de type occidental, à même de rassurer les alliés et de leur arracher des conditions de paix acceptables. Cinq jours plus tard, ce syndic de faillite fut lui-même balayé par la contre-révolution triomphante.

Le 1er août, peu avant son départ en exil, Kun eut l’outrecuidance de déclarer : « Le prolétariat qui était mécontent de notre gouvernement et qui criait dans les usines « À bas la dictature du prolétariat ! » sera plus mécontent encore de tout gouvernement à venir. […] Ce prolétariat a besoin de la dictature la plus inhumaine et la plus cruelle pour devenir révolutionnaire »... Protégé par son immunité diplomatique et réfugié en URSS (où Staline finit par le faire fusiller en 1938), le « commissaire » n’endura pas la répression qu’il appelait de ses vœux. Tel ne fut pas le cas du peuple hongrois. Sous la férule de l’amiral Horthy, la Terreur blanche fit des ravages et se solda par 5 000 exécutions capitales, ainsi que par 75 000 arrestations et condamnations à la prison.

Cet article de notre camarade Jean-François Claudon a été publié dans le numéro de l'été 2019 de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

 

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