GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Le social au cœur

C’est le capitalisme qui exclut les handicapés

Odile Maurin est présidente de l’association Handi-Social et conseillère du CESER Occitanie. Militante opiniâtre de la défense des personnes en situation de handicap, elle est aussi devenue une figure emblématique de la mobilisation des Gilets jaunes à Toulouse. Convoquée au tribunal le 16 mai dernier pour violence et outrage à des policiers, commis avec une « arme » – son fauteuil roulant (sic !) – lors d’une manifestation Gilets jaunes en mars à Toulouse, son procès a été reporté au 11 octobre. Elle a naturellement tout notre soutien.

D&S : Tu as réagi à une de nos publications qui demandait l’augmentation des minima sociaux, dont l’AAH, en nous disant que la nature même de cette allocation créait des effet pervers et qu’il n’était pas acceptable sous prétexte de handicap de ne pas avoir de revenus décents ; d’autant que le handicap coûte cher...

Il faudrait toujours considérer les trois domaines qui entrent en ligne de compte dans la situation des personnes en situation de handicap : les ressources, l’accessibilité et la compensation du handicap.

Ces trois domaines interagissent, tant dans les situations individuelles que collectives, et les revendications ne peuvent se limiter à une augmentation de l’AAH. Il faudrait toujours parler des trois. Par exemple, le manque de compensation actuel et les restes à charge que subissent les personnes, cumulés à des revenus sous le seuil de pauvreté, rendent leurs situations insupportables.

Dans notre société, ce qui permet d’avoir des ressources, c’est en premier lieu le travail. Or on ne permet pas réellement aux personnes en situation de handicap de travailler. On leur a longtemps dit : « tu n’as pas vraiment besoin d’une scolarité, et plus tard tu auras l’AAH », alors qu’il s’agit d’un revenu indécent, largement sous le seuil de pauvreté, conduisant à une vie de relégation. Car ce qui empêche une personne de travailler – sauf déficience particulièrement sévère et grave –, ce n’est pas la déficience elle-même, mais le fait que l’environnement et l’organisation de la société ne lui ont pas permis de se former correctement. Se pose régulièrement la question de l’accessibilité du logement,des transports, des lieux d’enseignement et des locaux de travail : c’est souvent le fruit d’un milieu scolaire qui ne s’est pas adaptéaux enfants en situation de handicap, tant en termes de locaux que de pédagogie.

Cette manière de voir les personnes en situation de handicap comme « non capables » commence dès l’éducation et à l’école. Prenons les personnes trisomiques par exemple. On part du principe qu’elles n’ont pas la capacité d’apprendre. Rien n’est plus faux ! Elles ont la capacité d’apprendre, mais des capacités différentes ; cela demande peut-être une pédagogie spécifique, une manière de penser les « temps » différemment, mais intrinsèquement elles sont capables d’apprendre.

Donc, souvent les personnes handicapées n’ont pas de ressources non pas parce qu’elles sont « incapables », mais parce que l’environnement dans lequel elles évoluent ne leur permet pas ou ne leur a pas permis. Le travail leur est très largement fermé.

L’accessibilité, c’est un vaste domaine, mais il faut bien comprendre que le handicap, c’est d’abord les barrières que l’on met, car l’espace n’est pas pensé pour tous ! Imaginons que l’espace public soit conçu pour des individus mesurant 1m20. Dès lors, combien y aurait-il de personnes en situation de handicap.

D&S : Qu’entends-tu par compensation du handicap ?

C’est l’ensemble des aides techniques, matérielles et humaines. Là aussi, il y a de grands progrès à faire. Financièrement mais aussi dans la manière de les penser. On peut être dépendant et autonome ; dépendant pour la réalisation des gestes du quotidien, mais autonome parce que l’on décide de sa vie, et que l’on choisit les personnes et la manière dont elles réalisent pour nous certains gestes. Notre vie ne peut pas et ne doit pas se résumer à manger, faire sa toilette et dormir. Les aides humaines doivent nous permettre, si besoin, de nous lever tôt pour aller travailler, et il n’est pas acceptable que certains services décident de nous faire manger ou de nous coucher comme les poules.

Les services d’aide à domicile sont financés par l’État et les départements à des tarifs variant entre 17 et souvent au maximum 21 ou 22 euros de l’heure, alors que le prix de revient selon l’IGAS tourne autour de 26 euros ; le résultat est une maltraitance aussi bien au niveau des salarié.e.s que des usager.e.s.

En un mot comme en cent, sans accessibilité et compensation du handicap, difficile de travailler et gagner sa vie.

D&S : Dès lors, quid de l’AAH ?

On ne parle que de l’AAH, mais les revenus, ça peut être beaucoup plus compliqué entre pension d’invalidité si la personne a travaillé ; allocation spéciale invalidité (ASI) qui, elle, est récupérable sur succession ; rentes d’accidents du travail... et l’AAH qui ne se cumule pas, mais peut compléter ces autres revenus à concurrence de 850 euros mensuels pour un célibataire. Et quasiment chaque cas est un cas particulier comme en atteste la circulaire de la CNAF qui fait 110 pages ! L’empilement de réglementations différentes sans cohérence produit des effets pervers. Une personne qui a travaillé peut par exemple se retrouver à toucher moins d’argent qu’une personne qui n’a jamais travaillé, tout en étant redevable à sa succession d’une partie de l’argent versé. On oblige par ailleurs les bénéficiaires de l’ASI à percevoir cette prestation remboursable au lieu de percevoir un différentiel d’AAH non-remboursable. Dans la majeure partie des cas, les gens vivent largement sous le seuil de pauvreté. Et la complexité rend l’accès aux droits très difficiles.

Enfin, un des grands scandales est que l’AAH dépend des revenus du conjoint. Même un RSA et l’AAH ne peuvent s’additionner dans un couple ! L’un des deux sera réduit !

C’est une vraie incitation à la séparation ou au célibat. Le pire, c’est que les CAF font la « chasse aux pauvres », n’hésitant pas à faire des visites domiciliaires et à accuser de fraude l’allocataire qui aurait eu le malheur d’accueillir provisoirement une ami chez lui ou qui aurait reçu son amant ce jour-là  !

Voilà pourquoi dans le cadre de « Ni pauvres, ni soumis », nous revendiquions à la place de toutes ces prestations un revenu d’existence décent, au niveau du Smic brut, fiscalisé, et sans tenir compte des ressources du conjoint... Cela pose certainement beaucoup de questions, mais cela permettrait enfin que les personnes handicapées ne soient pas assignées à la pauvreté, interdites de fait d’avoir une vie amoureuse et de couple.

D&S : Tu fais souvent référence au rapport de l’ONU sur la politique de la France en matière de handicap. Peux-tu nous en dire quelques mots ?

Le rapporteur de l’ONU a utilisé trois termes pour définir la politique française en matière de handicap : « ségrégation, privation de liberté et violation des droits humains ». Ce sont des mots forts, mais qui décrivent bien la situation en France. Car, dans de nombreux autres pays, il y a moins de ségrégation. En Italie, quand un enfant handicapé arrive dans une école, il y a un enseignant spécialisé en plus. En Suède, il y a très peu d’institutions, les enfants et les adultes vivent en « milieu ordinaire » et bénéficient pour cela d’une véritable compensation du handicap. À l’heure actuelle, au mépris des textes et recommandations internationales relatives au handicap, la France continue de présenter l’institutionnalisation comme la réponse privilégiée aux besoins spécifiques réels ou supposés des personnes handicapées. Or, l’institutionnalisation constitue une ségrégation sociale et spatiale inacceptable. Elle rend impossible pour les personnes handicapées l’exercice plein et entier de leurs droits.

Elle porte notamment atteinte à la liberté des personnes handicapées, qui se retrouvent le plus souvent contraintes de vivre en institution faute d’alternative et dont la vie quotidienne se trouve ainsi régie et contrôlée par des professionnels du secteur médico-social. Il faut aussi savoir que les personnes qui travaillent en ESAT (Établissement et Service d’Aide par le Travail) n’ont pas le statut de travailleurs, ne dépendent pas du code du travail, ne cotisent pas pour la retraite ...et sont relégués entre eux.

Enfin, très majoritairement ce sont les associations gestionnaires des établissements qui « représentent » les personnes handicapées dans les instances de dialogue. Ce n’est pas normal. Elles n’ont pas les mêmes intérêts que les personnes elles-mêmes : c’est comme si on demandait aux « matons » de défendre les droits des détenus ! C’est une dérive de la place prise par ces institutions, qui ont été un progrès il y a cinquante ans, mais qui ne le sont plus aujourd’hui. Bien au contraire.

D&S : Tu as rejoint les Gilets jaunes et en es devenue une figure à Toulouse... Pourquoi ?

Au début, j’étais méfiante et voyais les Gilets jaunes comme un mouvement poujadiste. Et puis, je suis allée à la manifestation commune sur le climat le 8 décembre, et j’ai découvert autre chose. Ce que je partage, c’est une remise en cause de cette société ; une remise en cause du libéralisme, du capitalisme et du validisme qui, au nom du productivisme, fait de la personne valide en bonne santé la norme universelle et l’idéal à atteindre.

Notre société est conçue pour des individus valides, plutôt mâles, blancs et bien portants. On vit dans un monde de concurrence. Moi, je n’ai rien contre la compétition dans le sport, mais si elle commence dès la maternelle avec comme finalité d’être un bon petit soldat du capitalisme, alors là elle me dérange. Elle exclut les vieux, les handicapés... Oui, c’est le capitalisme et le libéralisme qui empêchent que les personnes handicapées aient leur place dans la société. Les Gilets jaunes reprennent cette notion de validisme. J’en suis ravie.

Cet entretien avec Odile Maurin, réalisé par notre camarde Claude Touchefeu, est à retrouver dans le numéro de l'été 2019 de Démocratie&Socialisme, la revue de  la Gauche démocratique et sociale (GDS). 

 

 

 

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