GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Notes de lecture

Là-bas, on sait tout le prix du silence

Nicolas Mathieu, prix Goncourt 2018 pour Leurs enfants après eux, revient avec un nouveau roman. Connemara (*), c’est l’histoire plantée d’une femme et d’un homme, tous deux proches de la quarantaine, qui vivent en parallèle jusqu’au jour où… L’histoire convenue de deux corps étrangers plongés un instant dans le même monde.

Nicolas Mathieu écrit ce qu’il connaît. Une évidence pour qui a déjà lu l’un de ses romans : l’opportunité de l’anecdote, la précision des souffles. La vie qui passe est disséquée, présentée crue à nos sens. Le récit est scandé. Dans Leurs enfants après eux, nous nous repérions au gré des années égrainées. Dans Connemara, les personnages virevoltent au fil des saisons de hockey. Le temps qui glisse. Le temps qui épaissit la peau et les souvenirs, nous rend empressés. L’écrivain explore l’insouciance d’une jeunesse qui s’ennuie formidablement, campe des adultes pleins de leurs passés et gourmands d’actualité, rappelle à nous une vieillesse qui a tout oublié.

Culture commune et différenciation

Les Lacs du Connemara,  nous précise l’auteur, c’est ce tube de Sardou qu’on écoute tous, mais pas de la même manière, qu’on soit étudiants à HEC ou que l’on danse lors d’un mariage au fin fond d’un bled, un samedi soir. Cette chanson, c’est le seul fil possible, qui tisse la rencontre entre une femme originaire des Vosges, « montée » à Paris, études estimées, boulot envié, qui revient d’où elle vient et un homme qui n’est jamais parti et qui d’une interrogation balaie tout « Pour aller où ? ». Et après tout… Qu’est-ce qui permet d’assigner à une vie sa réussite ? Pourquoi un job attire les regards quand un autre les fait tous se détourner ? Comment la vie de couple est magnifiée, occultant le défi quotidien ? Quelle place pour les rôles-modèles dans nos insignifiantes aventures ? Et à quel moment crie-t-on victoire ? Quand tout nous réussit socialement ou quand on marque un but de hockey devant un fils somnolent de huit ans ?

Ce livre est aussi l’occasion d’explorer la langue, qui relie comme elle sépare. La langue du management, de ceux qui impliquent les autres dans la ronde des réorganisations de services et des processus d’efficience. Ceux qui, à coups de tableurs et autres diaporamas, présentent vertement la seule relation à l’usager imaginable et proposent des solutions innovantes autant qu’opérationnelles. Ceux qui usent du jargon des consultants, éloignant la part majoritaire de la population, ahurie, qui ne comprend pas ou n’y croit pas. La langue comme rempart : excluante, caractéristique, discriminante.

Liens et dépendances

Et puis, ce qui relie Hélène et Christophe, les protagonistes, ce qui nous relie : l’alcool qui enjolive les soirées et les corps, l’envie d’essayer encore quand on a quarante piges, les enfants qu’on embrasse un peu trop fort quand la peur nous étrangle, la litanie d’ « applis » qu’on installe sur nos smartphones pour endiguer l’ennui, l’avidité des sentiments qui balaie tout. Le rythme continu du roman et ses pauses, ses respirations. Le langage inutile dès lors qu’on se tait, qu’on sanglote ou qu’on soupire : l’absence de réaction d’un père, la détresse d’un copain, soi-même face à soi-même quand au boulot on n’a pas la promotion espérée, une cigarette après l’amour. Là-bas, on sait tout le prix du silence. On sait le temps d’envisager de tout quitter. On sait le temps de revenir, droit comme des « i » dans nos existences besogneuses, nos trajectoires déterminées.

Il faut lire Nicolas Mathieu. Et l’écouter. Profiter des instants délicats où il cause à la radio, à la télé, trahissant alors l’écriture ciselée, étudiée, calculée. Le verbe sincère, la parole astucieuse. L’obstination à raconter cette majorité qu’on raconte si peu. Écouter le propos et les éclats de rire. On peut être un écrivain dépeignant des mondes qui se meurent, qui se taisent ou qui sont tus, et enjoindre chacun à être présent simplement en riant.

(*) Nicolas Mathieu, Connemara, Actes Sud, 2022, 400 p., 22 euros

Cet article de notre camarade Marlène Collineau a été publié dans le numéro 293 (mars 2022) de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

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