GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

International – Europe

Dix ans du Printemps arabe : ce n’est que le début…

Joseph Daher, enseignant à la Faculté des Sciences sociales et politiques à l’université de Lausanne et contributeur régulier de la revue Contretemps, est un spécialiste reconnu du Moyen Orient. Nous reproduisons dans nos colonnes, avec son accord, des extraits d’un texte important, où il s’efforce de faire le bilan du Printemps arabe, dix ans après les faits.

Alors que la décennie des années 2000 a été marquée par la prétendue « guerre contre le terrorisme » et par la crise financière de 2008, l’éruption des soulèvements populaires dans le monde arabe a lancé une décennie de résistance à travers le monde défiant l’ordre capitaliste et autoritaire dans lequel nous vivons. L’étincelle du soulèvement populaire a commencé en Tunisie, puis s’est rapidement étendue à l’Égypte et au reste de la région. Cela a conduit au départ de dictateurs (Ben Ali, Moubarak, Kadhafi et Ali Abdallah Saleh) qui gouvernaient certains pays depuis des décennies. […] Le processus révolutionnaire s’est ensuite étendu à diverses régions du monde, notamment l’État espagnol (Mouvement des Indignés) et les États-Unis (Occupy Wall Street), ainsi que d’autres États d’Afrique subsaharienne comme le Burkina Faso (contre hausse des prix et répression) et de nombreux autres pays.

Deuxième vague

À la fin de 2018 et en 2019, une « deuxième vague » des processus révolutionnaires de la région a éclaté au Soudan, en Algérie, au Liban et en Irak. Deux nouveaux dictateurs ont été renversés après trente ans au pouvoir, tandis que les classes dirigeantes néolibérales confessionnelles au Liban et en Irak ont été défiées.

Cette « deuxième vague » s’est produite au milieu de la montée des mobilisations populaires massives à travers le monde, avec de nombreux mouvements de protestation contre l’autoritarisme comme à Hong Kong et en Catalogne, où le droit des peuples à l’autodétermination continue d’être réprimé et écrasé par les autorités, tandis que de l’Amérique du Sud au Moyen-Orient, des manifestations massives et des grèves ont éclaté après l’introduction de nouvelles mesures d’austérité et de nouvelles taxes, augmentant encore davantage le coût de la vie. Des grèves et des manifestations féministes massives ont également été organisées pour lutter contre les offensives réactionnaires attaquant les droits des femmes des États-Unis à la Pologne. En 2020, c’est le mouvement de Black Lives Matter qui a secoué l’ordre capitaliste et raciste américain, et les grèves climatiques massives qui s’organisent presque partout dans le monde.

Les mobilisations populaires internationales s’inscrivent dans une atmosphère de radicalisation des mouvements de contestation populaires, notamment écologistes et féministes, contre un système capitaliste qui exploite et opprime l’humanité et détruit l’environnement au nom du profit. L’éruption de la pandémie Covid-19 dans ce cadre a également été un indicateur puissant de ces inégalités sous toutes leurs formes.

Diverses offensives contre-révolutionnaires

[…] Après une brève période de confusion, les régimes dictatoriaux, les puissances régionales et impérialistes ont réagi à ces soulèvements de masse soudains et rapides.

Les régimes autoritaires et despotiques de la région ont généralement fait preuve d’une brutalité sévère dans la répression des mouvements de protestation, en tuant et en emprisonnant massivement des manifestants. Ils ont généralement été aidés par des acteurs régionaux et impérialistes dans leurs actions, que ce soit de manière politique, économique et/ou militaire. Le soulèvement syrien a vu la mort de centaines de milliers de personnes, dans leur grande majorité, à la suite de la répression de l’appareil militaire du régime de Damas et de ses alliés, alors que ces mêmes acteurs ont également détruit une grande partie du pays.

Dans le même temps, les mouvements fondamentalistes islamiques, soutenus par les puissances régionales, ont tenté de détourner ou de réprimer les mouvements sociaux démocratiques.

Les puissances impérialistes et régionales menacées par la propagation de ces révoltes sont intervenues de multiples et diverses manières pour y mettre un terme. L’affaiblissement relatif de la puissance et de l’influence états-uniennes dans cette région avant 2011, en raison de l’échec de l’occupation de l’Irak et de la crise financière mondiale de 2008, a non seulement laissé plus d’espace politique à d’autres forces internationales comme la Russie, ou la Chine à un moindre degré, mais surtout aux États régionaux, les amenant à jouer un rôle croissant dans les processus en cours.

Dans ce contexte, différentes alliances d’États régionaux et internationaux se sont établies pour tenter de mettre fin aux soulèvements : l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis avec le soutien des États-Unis sont intervenus militairement à Bahreïn et ont lancé une guerre contre le Yémen […], tandis que l’Iran et la Russie sont intervenus en Syrie. Téhéran et ses forces politiques alliées en Irak et au Liban se sont également opposés aux mouvements de protestation dans ces pays et n’ont pas hésité à réprimer les manifestants. Outre ces deux axes, le rôle de la Turquie – politiquement soutenue par son allié qatari – a également été déterminant en soutenant le mouvement des Frères Musulmans et autres mouvements fondamentalistes islamiques, et surtout en intervenant de plus en plus en Syrie dans les régions dominées par le PYD, la branche syrienne du PKK, dans la poursuite de sa guerre contre l’autodétermination kurde. […]

L’intervention des puissances régionales et impérialistes reflète une volonté profonde d’écraser ces révolutions de masse et d’empêcher leur diffusion. Elles sont en effet conscients que le succès des processus en cours sapera les fondements de leur hégémonie et/ou de leurs pouvoirs. […]

Approfondissement du néolibéralisme

Les États de la région ont saisi les différents types de crise provoqués par les soulèvements populaires, les guerres, la baisse des prix du pétrole et plus récemment la pandémie de Covid-19 et la récession mondiale associée, comme des opportunités pour restructurer et promouvoir des changements qui auraient été auparavant impensables, telle l’extension de l’économie de marché à divers secteurs économiques jusqu’ici dominés par les secteurs étatiques. […]

Cet approfondissement autoritaire des politiques néolibérales n’a fait que renforcer les inégalités sociales et la colère face au manque et / ou à l’absence de démocratie au cours de la dernière décennie. La région du Moyen Orient et de l’Afrique du Nord a subi l’un des niveaux d’inégalité les plus importants au monde, les 1 % et les 10 % les plus riches de la population détenant respectivement 30 % et 64 % des revenus, tandis que les 50 % les plus pauvres de la population en disposent seulement de 9,4 %. Dans l’ensemble de la région, la richesse des 37 milliardaires équivaut à la moitié la plus pauvre de la population adulte. En outre, entre 2010 et 2019, le nombre d’individus à fort revenu net avec des actifs de 5 millions de dollars ou plus en Égypte, en Jordanie, au Liban et au Maroc a augmenté de 24 %, et leur richesse combinée a augmenté de 13,27 %, passant de 195,5 à 221,5 milliards de dollars.

La pandémie du Covid-19 a en outre intensifié les disparités entre les élites économiques dirigeantes et les classes populaires. Les 10 % les plus riches de la population contrôlent désormais 76 % de tous les revenus, et 37 milliardaires possèdent autant de richesse que la moitié la plus pauvre de l’ensemble de la population adulte. Dans un rapport publié en août 2020 par Oxfam, il a été estimé que les contractions économiques causées par les mesures mises en œuvre pour empêcher la propagation du virus par les États pousseraient 45 millions de personnes supplémentaires dans la pauvreté dans toute la région. La situation s’est également aggravée pour les réfugiés et les migrants, sans parler des discours et de pratiques racistes à leur encontre. […]

De même, la question de la dette a pris une importance particulière. Dans ces pays, la dette a servi et continue de servir d’outil de soumission politique et de mécanisme de transfert des revenus du travail vers le capital local et, surtout, mondial. Les puissances impérialistes ont intensifié cette dynamique en exigeant le paiement des dettes via les institutions financières internationales. Les cas de l’Égypte, du Soudan, de la Tunisie, mais aussi du Liban et de la Jordanie, où des dettes astronomiques se sont accumulées, sont révélateurs. Le refus ou non de payer la dette devient l’un des principaux points de division entre ceux et celles qui prônent un changement radical et ceux et celles qui s’y opposent.

Construire un instrument politique

Le soulèvement de masse a révélé l’extrême faiblesse de la gauche radicale et de la classe ouvrière organisée, incapables d’intervenir en tant que force politique centrale parmi les classes populaires et de participer à leur auto-organisation pour répondre aux revendications économiques et politiques.

Le développement d’organisations de classe de masse et d’organisations politiques progressistes a été largement absent. En Égypte, il y avait initialement de grandes luttes économiques et des syndicats indépendants croissants, mais aucun véhicule politique et/ou instrument d’une taille suffisante n’existait pour articuler les revendications de classe et s’organiser à un niveau de masse. La seule exception à cette situation était en Tunisie et au Soudan. […] La majorité des autres pays de la région n’avaient pas ces forces organisées en place ou au même niveau d’organisation, affaiblissant les mouvements de protestation. Ces outils seront essentiels à construire pour les luttes futures. La gauche doit jouer un rôle central dans la construction et le développement de larges structures politiques alternatives. […]

Dans cette perspective, il est important de développer un projet de classe indépendant promouvant et défendant les droits démocratiques et socio-économiques. Depuis 2011, de larges secteurs de la gauche ont malheureusement collaboré avec des acteurs contre-révolutionnaires, des régimes autoritaires et des acteurs fondamentalistes islamiques. […]

Au lieu de se tourner vers l’une ou l’autre de ces deux forces, la gauche doit se concentrer sur la construction d’un front indépendant, démocratique et progressiste qui tente d’aider à l’auto-organisation du salariat et des opprimés. Dans ce cadre, les luttes économiques à elles seules ne suffiront pas pour unir le salariat. Les acteurs dans ces luttes doivent également défendre la libération de tous les opprimés. Cela exige de brandir haut et fort les revendications pour les droits des femmes, des minorités religieuses, des communautés LGBT et des groupes raciaux et ethniques opprimés. Tout compromis sur l’engagement explicite envers de telles demandes empêchera la gauche d’unir le salariat pour la transformation radicale de la société.

Un dernier élément à prendre en considération est le manque de vision régionale et internationaliste de la gauche dans la région, mais aussi plus globalement. Il est nécessaire de promouvoir des réseaux de collaboration dans toute la région pour aider à construire une alternative progressiste et contrer les différentes offensives des différents acteurs contre-révolutionnaires (locaux, régionaux et internationaux). Une défaite dans un pays est une défaite pour tous, et la victoire dans un pays est une victoire pour d’autres dans toute la région. […]

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