GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Libertés

Des violences éminemment politiques

Tendance du pouvoir à considérer toute opposition comme du « terrorisme », violences policières élevées au rang de mode de gestion de la société, nuits d’émeutes suite à l’assassinat de Nahel… : le mythe d’une société libérale globalement pacifiée vient définitivement de voler en éclat.

Plus encore que tous ses prédécesseurs, le mode de production capitaliste est d’une violence extrême contre les classes dominées. Par ailleurs, ces dernières décennies, cette violence a eu tendance à gagner à la fois en intensité et en diversité. Ce sont là des évidences que l’on peut fonder théoriquement.

Violences du capitalisme

Quand il évoque la formation du salariat par l’expropriation violente des paysans pauvres au début de l’Époque moderne, Marx note que « la bourgeoisie naissante ne saurait se passer de l’intervention constante de l’État ; elle s’en sert pour “régler” le salaire, c’est-à-dire pour le déprimer au niveau convenable, pour prolonger la journée de travail et maintenir le travailleur lui-même au degré de dépendance voulu ». Il signale en revanche que, dans la période d’essor du capitalisme, « le travailleur peut être abandonné à l’action des “lois naturelles” de la société, c’est-à-dire à la dépendance du capital, engendrée, garantie et perpétuée par le mécanisme même de la production »*.

Grâce aux luttes ouvrières victorieuses qui ont émaillé la période fordiste du capitalisme (1900-1975), la violence de classe infligée par l’État bourgeois au reste de la société a même été contenue, si ce n’est réduite. Ce n’est plus le cas depuis l’entrée du capitalisme dans sa phase néo-libérale. On pourrait dès lors enrichir le modèle marxien en faisant valoir que la violence étatique, forte dans la phase de lente maturation du capitalisme, puis globalement moindre dans sa phase d’essor, retrouve de la vigueur dans sa phase d’essoufflement. L’entrée du capitalisme, depuis 2008, dans une crise devenue systémique (subprimes, spirale de l’endettement public, accélération du dérèglement climatique, crise des grands impérialismes…) et les résistances populaires que cette dernière ne peut pas manquer de provoquer ont rendu nécessaire, du point de vue de la classe dominante, un surcroît de violence étatique que l’on constate à peu près partout. C’en est fini de cette forme d’État qui, à défaut d’être bienveillant vis-à-vis des classes populaires, ni même impartial, pouvait donner l’impression de l’être.

Bref, le capitalisme néo-libéral, aux antipodes de la doctrine libérale des classiques, a un besoin impérieux de l’État et de sa violence répressive. Peut-être même davantage que dans sa période d’accumulation primitive pourtant extrêmement dommageable aux plus opprimé.es.

Une contre-violence efficace ?

Faut-il conclure de ce rapide parcours que les opprimés sont fondés à recourir à la violence pour s’opposer à la virulence de la répression ? Ce recours est inévitable, tant les coups peuvent parfois pleuvoir, et il s’exprime généralement par des actes spontanés, limités et sectoriels, parfois par des soulèvements plus étendus. Mais il faut bien dire que cette contre-violence est presque toujours inefficace, voire contre-productive d’un point de vue de classe.

Les tenants de cette contre-violence font souvent valoir qu’elle est seule à même de briser la résolution de « l’ennemi ». Le coup d’État de Pinochet contre la voie pacifique vers le socialisme proposée par la gauche au peuple chilien, il y a tout juste cinquante ans (11 septembre 1973), a par exemple justifié et justifie encore de leur point de vue le recours à la lutte armée. Mais ce n’est pas le refus de la violence qui rend compte de la défaite du salariat chilien contre la réaction fasciste ! C’est le manque de résolution du gouvernement d’Unité populaire. Ce sont ses atermoiements ! Ce sont ses divisions ! Une répression massive lancée contre les chefs de l’armée et le patronat aurait précipité le coup de force et l’intervention étasunienne. Ce qui a manqué dans cette expérience de gauche tragique, ce n’est pas le fracas des armes, c’est l’organisation, de la base au sommet, de la mobilisation populaire spontanée. C’est cette immense force potentielle, invincible quand elle vient à se mettre en branle, qui faisait trembler Pinochet et Kissinger ; certainement pas quelques coups de fusils tirés çà et là.

Quant à la violence « exemplaire » encore défendue par quelques pseudo-avant-gardes nostalgiques des frissons d’antan, elle est à proscrire absolument et par principe. Au lieu de mobiliser les masses et de les faire avancer vers le socialisme, elle fait freiner des quatre fers la fraction du salariat déjà en mouvement, elle détruit la sympathie instinctive qui peut naître dans les rangs des hésitants, et elle fait basculer définitivement de nombreuses couches, davantage choquées par cette contre-violence que par la répression étatique pourtant d’une toute autre intensité, dans le camp de « l’ordre ». Il est navrant de voir des individus théoriser encore aujourd’hui la « casse » et la guérilla « anti-flics », tant il est vrai que la critique marxiste a fait un sort à ce genre de délires depuis des lustres.

La place nous manque ici pour revenir sur ces questions d’une importance décisive pour qui veut mettre en place une stratégie de prise du pouvoir opératoire pour la gauche du XXIe siècle. La GDS réfléchit à la rédaction d’une brochure substantielle sur ce sujet. Dans le dossier du numéro 307 de Démocratie&Socialisme, nous nous contentons de revenir sur l’usage politique du terme de « violence », de l’époque de Jaurès à aujourd’hui, et sur le sens des violences policières des derniers mois.

* Karl Marx, Le Capital, livre I, 8e section, chapitre 28, coll. Folio essais, 2008, p. 744.

Cet article est l'introduction au dossier sur "la violence politique" du numéro 307 (septembre 23) de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

Inscrivez-vous à l'infolettre de GDS




La revue papier

Les Vidéos

En voir plus…