De Sangatte à Calais : vingt ans après toujours l’impasse
« Avec l’arrivée de Gérald Darmanin au ministère de l’Intérieur, la situation est encore pire qu’avant à Calais ». Tel est le constat désabusé de Siloé, coordinatrice d’Utopia 56 à Calais. Les associations, unanimes, dénoncent un nouveau « cycle infernal ». Il est vrai que, depuis trente ans, la « gestion » des migrants ne s’y est guère embarrassée de considérations humanitaires...
Fuyant la guerre qui fit rage dans leur pays de mars 1998 à juin 1999, bon nombre de Kosovars se sont retrouvés dans les rues de Calais. Ils suivaient les Croates, les Bosniaques, les Ukrainiens arrivés quelques années plus tôt. Puis s’y ajoutèrent, au rythme des conflits armés et des difficultés économiques chroniques, des Afghans, des Iraniens, des Irakiens, des Kurdes, des Palestiniens, des Somaliens, des Darfouris, des Érythréens et, plus récemment, des migrants originaires d’Égypte, de Libye, de Syrie – tous aimantés par cet Eldorado britannique qu’ils fantasment et aperçoivent depuis la plage, à une trentaine de kilomètres.
Pourquoi l’Angleterre ?
Depuis très longtemps, et sans doute pour de longues années encore, le Grande-Bretagne attirera les exilés, notamment les anglophones. Et ce pour plusieurs raisons.
- En Angleterre, la carte d’identité n’existe pas (elle a été supprimée en 1952 par Winston Churchill) et le passeport n’est pas obligatoire. Au pays de l’Habeas corpus, le droit à l’anonymat est considéré comme une liberté fondamentale et la police ne fait pas de contrôle d’identité dans la rue.
- Il y est par ailleurs plus facile qu’ailleurs de trouver un emploi. La plupart des nouveaux arrivants trouvent un travail en quelques jours, dans les restaurants, les commerces, la construction... Les contrôles du travail au noir, bien que renforcés, restent moins lourds que sur le continent. Dans ce pays à l’économie libérale, le travail au noir représente près de 10 % de l’emploi total.
Une fois la Manche franchie, les migrants s’évanouissent dans la nature, s’expriment peu, par crainte d’être ennuyés par les autorités. Ils tentent de se construire une vie, dans l’anonymat, mais le soi-disant Eldorado ne comble pas toujours leurs attentes. Ils sont aussi contraints de travailler pour rembourser le prix de leur voyage aux passeurs et autres mafias.
Le Centre de Sangatte
Au cours de l’année 1998, la Police des frontières française a arrêté 1 450 Yougoslaves, 500 Sri-lankais, 300 Somaliens, 200 Turcs, 180 Albanais, 170 Roumains et 150 Algériens.
Le Centre de Sangatte a ouvert ses portes le 24 septembre 1999, à l’initiative du gouvernement Jospin afin de faire face à l’afflux de migrants venant de pays en guerre et sa gestion est confiée par le ministère de l’Emploi et de la Solidarité à la Croix Rouge française. Il dispose à son ouverture d’une capacité de 200 places. En 2002, on recense 5 000 réfugiés d’une quarantaine de nationalités dans le centre.
Le 5 novembre 2002, la fermeture du centre est ordonnée par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur et il est finalement détruit en décembre 2002. Entre 65 000 et 70 000 personnes y ont transité entre 1999 et 2002.
Les Accords du Touquet
Signé en 2003, le texte prévoit le renforcement des contrôles aux frontières et a eu pour effet le « déplacement de la frontière britannique » de Douvres (Royaume-Uni) à Calais (France). La Grande-Bretagne, qui n’appartient pas à l’espace Schengen, voulait interdire le passage de ses frontières aux non-ressortissants de l’Union européenne ne possédant pas de visa.
En vertu de ce texte, Paris ne peut donc pas légalement laisser les migrants traverser la Manche. Et les personnes s’étant vu refuser l’accès au territoire anglais doivent de fait rester en France. La France devient ainsi le seul pays au monde qui empêche les migrants de sortir de son territoire. Des barricades de deux mètres de haut ont été érigées pour empêcher les intrusions. Tous les arbres sont rasés sur le site.
Calais devient ainsi l’une des frontières européennes les plus difficiles à franchir, rendue prétendument étanche grâce aux millions d’euros versés chaque année par la Grande-Bretagne.
La Jungle de Calais
La « Jungle de Calais », est une expression désignant les camps de migrants et de réfugiés installés à partir du début des années 2000 à Calais, Coquelles et Sangatte, aux abords de l’entrée française du tunnel sous la Manche et de la zone portuaire de Calais.
Régulièrement démantelés par les forces de l’ordre, ces camps de fortune voient leur population fortement grossir à la suite de la fermeture du centre de Sangatte en 2002 et de la crise migratoire des années 2010.
En juin 2016, le nombre d’occupants était estimé à 4 500. Le chiffre double rapidement : début août 2016, les associations dénombrent 9 000 migrants dans les différents camps. Selon les associations, on n’a jamais compté autant de tentes, ni distribué autant de repas qu’en août 2016 : plus de 9 000 repas par jour contre 5 000 au début de l’été. Face à cet afflux, le gouvernement prévoit d’accélérer la répartition sur toute la métropole. Officiellement, la préfecture évaluait à 6 900 les occupants le 23 août 2016.
En septembre 2016, le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, annonce le démantèlement de la zone nord et la fermeture totale de la Jungle pour la fin de l’année.
Le démantèlement de la Jungle de Calais provoque à Paris une augmentation du nombre de campements sauvages, un millier de personnes en quelques jours. Le ministre de l’Intérieur dément tout « mouvement de migrants ». Le 7 juillet 2017, la police évacue 2 771 migrants de la Porte de la Chapelle, la mairie de Paris réclame une répartition nationale de tous ces migrants.
La majorité des exilés de Calais sont « dublinés ». Ils ont dû laisser leurs empreintes en Italie, en Grèce, en Espagne... Ils savent que s’ils montent dans les bus pour aller dans les centres d’accueil, ils seront vérifiés, triés, et expulsés dans le pays où ils ont laissé leurs empreintes.
Renaissance de la Jungle
La Jungle coûte à l’État plus de 210 millions d’euros en 2015 et 2016 (dont la moitié pour la nourriture donnée aux migrants) ; pour l’année 2017, avec une Jungle démantelée, mais des migrants redistribués dans toute la France, ces derniers ont continué à « coûter » 110 millions d’euros. Les frénétiques du « coût » de l’immigration et autres partisans d’une France qui ne pourrait pas « accueillir toute la misère du monde » oublient trop souvent que les politiques sécuritaires ne sont pas qu’inhumaines, elles sont aussi extrêmement onéreuses !
Depuis le démantèlement de la Jungle de Calais, fin 2016, la ville portuaire était retombée dans un anonymat relatif à l’échelle nationale. Jusqu’à ce que des personnes migrantes, à bord de petits canots pneumatiques, tentent la nuit de traverser le détroit du Pas-de-Calais pour gagner l’Angleterre.
Et maintenant en 2020 ?
Les tentatives de traversée de la Manche se sont multipliées ces dernières semaines, alors que les conditions météorologiques sont plus « favorables ». Plus de 500 personnes se sont ainsi rendues par ce biais au Royaume-Uni en seulement trois jours. Selon le Home Office, 235 personnes sont ainsi arrivées sur la côte sud de l’Angleterre au cours de la seule journée du 23 juillet 2020. La BBC rapporte que quelque 4 000 migrants ont traversé la Manche depuis le début de l’année, à bord de 300 embarcations.
Mais nombreux sont aussi les échecs et donc les vies mises en danger. Le 30 juillet dernier, un zodiac s’est déchiré et ses occupants se sont accrochés aux flotteurs en attendant les secours, qui sont heureusement intervenus à temps.
Et le gouvernement Castex, qui voit toujours midi à sa porte, de demander au Royaume-Uni de verser 30 millions de livres (33,2 millions d’euros) pour financer les contrôles le long de la Manche...
Les association caritatives
De nombreuses associations militent sur le terrain pour aider les migrants à survivre. Parmi elles :
L’auberge des migrants, qui regroupe sept ONG, apporte aide matérielle, aide alimentaire, accompagnement et défense des droits aux personnes les sollicitant. Chaque jour entre 30 et 70 volontaires travaillent à la préparation des repas et des dons matériels, avant de les distribuer sur les camps du nord de la France ou dans les rues de Calais. Elle est totalement indépendante et s’appuie sur le soutien des citoyens.
Salam est une association forte de plus de 200 adhérents dont les ressources proviennent des cotisations, de dons et de subventions. Pendant plus de douze ans Salam a préparé, pour les migrants de Calais, un repas chaud par jour. Il était distribué en ville tous les soirs. Les bénévoles de Salam distribuent des vêtements et des chaussures aux migrants, leur fournissent tentes et couvertures dès leur arrivée, leur prodiguent les soins de base et conduisent les cas plus sérieux à l’hôpital. L’association accompagne les migrants dans leurs démarches administratives, notamment pour celles et ceux qui décident finalement de demander l’asile en France. D’après Salam, l’action de ses membres « qui se veut humanitaire, n’en est pas moins une forme de militantisme », notamment en raison de la rigueur des lois anti-migrants qui place souvent les bénévoles aux confins de la légalité.
Human Rights Observers (HRO) est né en 2017, après le démantèlement de la Jungle, en tant qu’organe d’observation, de récolte de données et d’analyse de l’état des droits humains des personnes exilées à Calais et Dunkerque. L’équipe HRO, inter-associative, s’est constituée à la demande de certaines communautés d’exilés à Calais qui souhaitaient une présence de bénévoles sur le terrain, la nuit et pendant les expulsions, du fait des nombreux témoignages de violences. Son fonctionnement se rapproche de la méthode copwatching (littéralement « surveillance de la police ») : il s’agit d’être présent autant que possible lors des contrôles de police et des expulsions et de documenter les opérations de police. Chaque jour, des équipes de HRO sont sur le terrain pour attester toutes les violations des droits de l’homme contre ces populations. Aujourd’hui, elle développe également un projet de communication et de plaidoyer à travers les réseaux sociaux, des rapports, la coopération des ONG, des affaires judiciaires et l’interaction avec les autorités publiques.
Et la population calaisienne dans tout ça ?
Elle reste majoritairement exemplaire face à cette catastrophe humanitaire. Le Rassemblement national a bien tenté d’y faire une percée, mais ses assauts ont été régulièrement repoussés. En 2017, la maire de droite avait refusé de réinstaller les douches pour les migrants mais, devant le tollé suscité et un jugement du Tribunal administratif, elle a été contrainte de le faire Les quelques conflits existants sont liés à des affaires entre migrants et passeurs.
Cet article de notre camarade Jean-Pierre Coté est paru dans le numéro 277 (septembre 2020) de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).