GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

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Prélude à la scission ? (Tours 1920 #8 )

Alors que le débat hexagonal bat son plein sur les conditions, les partis socialistes des pays voisins se déchirent également sur la question de l’adhésion. Si la situation en Italie et en Suisse est scrutée de près, c’est le destin de l’USPD, le plus grand parti socialiste de gauche d’Europe occidentale, qui focalise l’attention de la SFIO.

Le congrès de Halle, prévue à la mi-octobre, doit trancher la question de l’appartenance internationale du Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne. On se souvient que, dès décembre 1919, lors de son congrès de Leipzig, il avait très majoritairement voté son départ de la IIe Internationale dominée de la tête et des épaules par son frère ennemi, le SPD dit « majoritaire ». C’est d’ailleurs cette décision qui avait amené la SFIO à franchir elle aussi le Rubicon, lors de son congrès de Strasbourg, fin février. La décision prise à Leipzig fut le fruit d’une lente, mais continue, évolution du Parti indépendant vers la gauche.

Conquérir les Indépendants

L’évolution à gauche du Parti indépendant attire rapidement l’attention des deux animateurs du premier communisme allemand : Karl Radek, l’émissaire des bolcheviks en Allemagne, ainsi que Paul Levi4, le président du KPD après le triple assassinat de Rosa Luxemburg, de Karl Liebknecht, puis de Leo Jogiches.

Selon Pierre Broué, très vite, Levi est persuadé « que la première tâche des communistes allemands est de gagner au communisme les ouvriers qui suivent l’USPD »5. Pour Radek, qui l’écrit dans une brochure rédigée en prison courant 1919, il ne fait pas de doute : « 1. que les masses du parti indépendant sont communistes ; 2. qu’il y a, au sein de leur direction, une aile gauche qui veut sincèrement s’engager dans la voie révolutionnaire »6. Pendant l’été 1919, les premiers contacts sont noués entre Paul Levi et les jeunes membres de la gauche indépendante, Walter Stoecker et Curt Geyer au premier chef. C’est d’ailleurs Stoecker qui, lors de la conférence d’Iéna de l’USPD, en septembre 1919, avait posé le problème de l’adhésion à la IIIe Internationale, au grand dam des ténors opportunistes du parti. Lors du congrès de Leipzig, la rupture avec la IIe Internationale est actée par 227 voix contre 54, mais l’adhésion immédiate à « Moscou » est toutefois repoussée par 170 voix contre 111. Les assises de l’USPD débouche sur une « résolution de compromis, à mi-chemin entre la position d’Hilferding et celle de Stoecker »9. Dittmann, Crispien et Hilferding, les dirigeants indépendants de droite, commencent à brandir l’épouvantail de la scission et accusent Geyer et Stoecker d’être de mèche avec le KPD.

Des indépendants à Moscou

Au lendemain du congrès de Leipzig, le 15 décembre 1919, Crispien s’était adressé à la IIIe Internationale et aux partis qui venaient de rompre avec la IIe, pour leur proposer la tenue d’une conférence commune. C’est alors que commence une véritable « partie de cache-cache » – pour reprendre l’expression de Pierre Broué13 – entre la direction de l’USPD et l’exécutif de l’Internationale communiste, puisque ce n’est qu’en avril 1920 qu’arrive au siège berlinois de l’USPD une lettre de Zinoviev. En guise de réponse, la direction indépendante réitère sa volonté d’envoyer des émissaires à Moscou et propose de le faire après les élections de juin. Dès lors, tout s’accélère. Rendez-vous est pris pour le IIe congrès de l’Internationale.

Bien plus que la petite SFIO, l’USPD est au centre des réflexions des congressistes de Moscou au moment du débat sur les conditions. Le Parti indépendant a mandaté pas moins de quatre délégués : Crispien et Dittmann pour la droite, Daümig et Stoecker pour la gauche. Crispien réalise un exposé de qualité, dans lequel il montre que l’USPD s’est toujours comporté dignement quand les circonstances l’exigeaient. Il justifie le vote de Leipzig contre l’adhésion immédiate en rappelant qu’au Ier congrès de mars 1919, son parti était l’ennemi n° 1 de Moscou, puis en lâchant : « On ne peut pas rosser les gens et s’attendre à ce qu’ils se disent vos amis parce que vous les rossez »15. Dittmann, plus droitier, est chargé de répondre aux critiques de l’Internationale à l’endroit des Indépendants. Il le fait avec beaucoup de mesure tout en assénant un argument de poids : si cinq millions d’ouvriers viennent de voter pour l’USPD un mois auparavant, est-il vraiment plausible que ce parti soit dirigé par des « traîtres » au socialisme ?

Les réponses des bolcheviks sont peu amènes. Christian Rakovsky affirme que les Indépendants « portent la responsabilité de tout ce qui a découlé de l[eur] collaboration »16 avec les Majoritaires. Quant à Lénine, il s’efforce de montrer que Crispien est resté fidèle à la méthode de Kautsky, devenu le « renégat » après avoir été tant admiré par les marxistes russes. Les interventions de Daümig et de Stoecker, pour la gauche, sont décevantes. Dans sa conclusion, Zinoviev, en bon disciple, se contente de répéter Lénine. Pour le président de l’Internationale, dans leurs interventions, Dittmann et Crispien ont prouvé leur « kautskysme ». Quant à la gauche, elle a prouvé « qu’elle ne sait pas ce qu’elle veut » et semble incapable de « se libérer de l’étreinte des opportunistes »19. L’adhésion ne sera décidément pas un chemin pavé de roses...

Bataille pour un congrès

Les quatre délégués de l’USPD reviennent de Moscou à Berlin le 23 août. Le 25, les 21 conditions sont publiées dans la Freiheit. Le lendemain, Daümig publie une première contribution, en vue d’une conférence préliminaire fixée le 1er septembre. Il est d’emblée évident que la bataille pour le contrôle de l’USPD sera acharnée.

Les délégués du congrès de l'USPD à Halle
Les délégués du congrès de l'USPD à Halle

Les résultats des votes sur les motions donnent 144 000 voix à la gauche contre 91 000 à la droite. Le congrès s’ouvrit le 12 octobre, à la Maison du peuple de Halle, dont l’organisation locale était gagnée à l’adhésion. Selon Pierre Broué, « les délégués se sont regroupés par affinité politique, chaque tendance occupant un des côtés de la salle [...]. L’atmosphère est très tendue »28. Peu d’incidents de séance sont toutefois à déplorer, car on craignait, à gauche, que la droite prenne prétexte du moindre accroc pour quitter la salle et crier à la « dictature communiste ». Dès le début, il est donc évident que les partisans de l’adhésion ont obtenu une majorité relativement confortable. Malgré l’issue probable de ces assises saxonnes, les différents protagonistes du drame en cours s’efforcent de justifier et de légitimer leur positionnement respectif.

Dans son discours d’ouverture, Crispien, le président du parti unifié, donne le ton en affirmant, contre l’évidence, que les congressistes sauront « déjouer les machinations des extrémistes » et que « le Parti indépendant sortira de ce congrès plus uni que jamais »32. Le lendemain commencèrent les discours-fleuves des ténors de la gauche comme de la droite. Le 13 au matin, Crispien s’exprime longuement et avec brio. Daümig lui répond l’après-midi dans un discours que plusieurs observateurs ont jugé relativement terne. Le lendemain matin, ce sont Dittmann, pour la droite, et Stoecker, pour la gauche, qui s’affrontent sans concession.

Le moment le plus attendu par les congressistes eut toutefois lieu le jeudi 14 octobre dans l’après-midi. Il s’agit du discours de Zinoviev, le président du Comité exécutif. Selon Alfred Rosmer, qui ne l’aimait guère, il fut « brillant » 33. Pour Pierre Broué, il parla « plus de quatre heures et demie [...], en allemand, un peu hésitant d’abord, puis se décontractant et déployant son immense talent d’orateur ». Zinoviev discute en effet passionnément tous les points sur lesquels la droite exprime des désaccords : la politique agraire des bolcheviks, la question syndicale, le problème des nationalités, les soviets et la dictature du prolétariat et enfin l’emploi de la terreur. Évitant habilement le terrain glissant des 21 conditions, Zinoviev lance : « Nous sommes en train de réaliser la scission, non parce que vous voulez dix-huit conditions au lieu de vingt et une, mais parce que nous sommes en désaccord sur la question de la révolution mondiale, de la démocratie et de la dictature du prolétariat »36. La réponse d’Hilferding a fait couler beaucoup moins d’encre, malgré sa haute tenue intellectuelle.

Portée d’une rupture

Le duel Zinoviev-Hilferding constitue indubitablement l’acmé du congrès de Halle. Significativement, on clôt la liste des interventions à l’issue de ces deux discours. L’après-midi du 15 et le matin du 16 sont ensuite consacrés à l’audition des invités internationaux – dont Longuet pour la SFIO. Les votes ont lieu en début d’après-midi. L’appel nominal donne le résultat suivant : 237 mandats pour l’adhésion, 158 contre. Le rapport de force n’a manifestement guère évolué depuis le début des assises indépendantes, n’en déplaise à Zinoviev qui s’honorait d’avoir convaincu nombre d’hésitants. À l’annonce des résultats, Crispien grimpe à la tribune pour lire une résolution signée de huit des onze membres du Comité central, invitant les délégués de l’USPD maintenu à continuer leur congrès ailleurs, puisque la majorité s’était, à l’en croire, placée d’elle-même en dehors du parti par son adhésion à « Moscou ».

On présente généralement le vote sur l’adhésion comme une grande victoire du communisme. La réalité est plus complexe. Personne n’aurait certes prédit une avance si confortable des partisans de Moscou quelques mois auparavant. Reste toutefois que plusieurs facteurs objectifs ont joué contre elle. Le communiste Paul Frölich considère par exemple, dans son autobiographie, que la focalisation du débat sur les fameuses conditions a handicapé le camp de l’adhésion. À l’en croire, « sans les 21 points, le résultat de cette lutte aurait été bien plus favorable » à la gauche. Un second handicap était encore plus lourd. Il s’agit de l’annonce de la création imminente d’une Internationale syndicale concurrente de celle d’Amsterdam, ainsi que du lancement, dans l’immédiat, d’un Comité international provisoire rassemblant les structures syndicales gagnées à l’adhésion. Selon Pierre Broué, « ces initiatives éveillaient en Allemagne des échos hostiles et inquiets dans les milieux syndicaux, relativement influents chez les ouvriers indépendants »42.

Ces réserves ne doivent pas faire oublier que le congrès de Halle consacra bel et bien la victoire du camp de l’adhésion et il allait de soi, pour les vainqueurs, que cet événement allait avoir des suites. Après le départ des délégués de droite à Halle, Zinoviev a lancé à la gauche de l’USPD : « Le grand événement d’aujourd’hui aura un retentissement en Angleterre, en France, dans le monde entier »44. À dire vrai, cela faisait déjà plusieurs semaines que la situation allemande influait nettement sur le débat au sein de la SFIO.

Halle vue de la France

Plus le congrès de Halle approche, et plus la pression monte dans la presse socialiste française. Début octobre, Le Populaire annonce que « les résultats déjà connus laissent prévoir qu’au congrès des socialistes indépendants, [...] il y aura une légère majorité contre l’adhésion à la IIIe Internationale »46. Même quand la victoire de la gauche ne fait plus de doute, la direction du Populaire fait suivre une dépêche révélant le véritable rapport de force au sein de l’USPD d’un addendum faisant valoir que, le matin même, « les grands journaux » publiaient des dépêches « selon lesquelles l’adhésion serait repoussée par 251 voix contre 174 »47.

Souvarine ne se prive pas de dénoncer vertement les contre-vérités que répand, selon lui, la presse reconstructrice sur la situation allemande. Dans un texte rédigé à l’ouverture du congrès de Halle, il exulte enfin. « Malgré l’hostilité de la quasi-totalité des chefs, des fonctionnaires et des journaux du parti à la IIIe Internationale, [...] la victoire de la gauche est annoncée comme certaine »49. Incontestablement la victoire de la gauche à Halle a confirmé, en France, la trajectoire ascendante du C3I et le déclin reconstructeur. Souvarine peut écrire, sans craindre se tromper, que le congrès de l’USPD « prélude excellemment au congrès de décembre du parti français » et que « les résultats de Halle influeront encore sensiblement sur ceux de notre propre congrès et précipiteront la défaite du Comité de la reconstruction et du Populaire »51.

Cet article de notre camarade Jean-François Claudon est à retrouver dans le numéro 278 (octobre 2020) de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

La direction sortante de l'USPD, élue lors du congrès de Leipzig (déc. 1919)
La direction sortante de l'USPD, élue lors du congrès de Leipzig (déc. 1919)

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