Daniel Guérin, un socialisme de combat
Nous reproduisons ici un article paru dans la revue Démocratie&Socialisme de janvier 2014
La réédition par les éditions Agone du livre de Daniel Guérin « Front populaire, révolution manquée » est une entreprise bienvenue. Il s'agit d'un document d'une valeur considérable sur une période dont les interrogations demeurent actuelles.
Parmi les ouvrages consacrés à l'expérience du Front populaire, rares sont ceux qui parviennent à en transmettre avec une égale intensité les espoirs, l'énergie et les déchirements. Si l'important travail éditorial accompli à l'occasion de chaque décennie commémorative nous permet une connaissance plus fine des événements et de leur contexte, aucune publication n'en restitue de manière aussi vive la portée politique.
Un témoignage militant
C'est justement parce qu'il ne prétend ni à l'objectivité académique ni à l'exégèse théorique que Daniel Guérin parvient à rendre leur force aux débats, mobilisations et prises de position qui traversent alors la gauche. À ce titre il s'agit bien d'un témoignage, celui d'un acteur engagé qui n'hésite pas à nous faire part de ses états d'âme, de ses aspirations et de ses déceptions personnelles.
Un récit à la première personne d'autant plus précieux qu'il nous fait vivre dans l'intimité d'une génération de militants confrontée à des bouleversements historiques et sociaux sans précédents. Les certitudes doctrinaires sont ébranlées par la montée du fascisme, la terreur stalinienne, la révolution espagnole et l'éveil anti-colonial.
À la gauche du parti
Dans ce climat incandescent, Daniel Guérin prend parti et s'engage à la SFIO. ll ne doute pas que c'est au cœur de la gauche que se joue l'avenir et l'unité du mouvement ouvrier. Introduit par Léon Blum, il fait ses premiers pas à la section du 20° arrondissement de Paris. Il y découvre avec dégoût les manœuvres électorales et le socialisme de salon.
Ce rejet de l'opportunisme, de la courtisanerie et du conformisme le conduise à se rapprocher de la gauche du parti. Il y rencontre Jean Zyromski et Marceau Pivert, tous deux animateurs de la puissante fédération de la Seine. S'il n'éprouve aucune sympathie pour le jacobinisme autoritaire du premier, il se lie très rapidement au second.
Daniel Guérin est certain de partager avec Marceau Pivert des convictions communes. Il se retrouve dans son engagement pour un socialisme populaire et sa confiance dans le mouvement social. Une camaraderie de circonstance que les épreuves transformeront en amitié fidèle. Dans un parti qui ne parvient pas à se libérer des contraintes institutionnelles, les deux hommes vont mener de concert, pendant près d'une décennie, un combat acharné pour sauver l'idéal socialiste de ses épigones.
Une expérience critique
Pour l'auteur de « Front populaire, révolution manquée » l'individu n'est pas soluble dans le militantisme. Les affects et les contradictions personnelles ne sont pas des anomalies qu'il importerait de corriger. Au contraire, l'expression des affinités alimente la dynamique collective et empêche qu'elle ne s'épuise dans le formalisme bureaucratique. C'est ainsi qu'il faut lire les portraits parfois tendres, souvent durs, que Daniel Guérin ne s'interdit pas de faire de ses contemporains.
Alors que Marceau Pivert bénéficie de toute son indulgence quelques soient ses erreurs d'appréciation et ses hésitations, Léon Blum ne profite pas de tant de largesses. Le chef du gouvernement de Front populaire ne sort pas indemne des critiques que lui adresse Daniel Guérin. Il ne lui pardonne pas son dandysme affecté, son dédain pour le peuple, son émotivité feinte et son manque de courage politique.
S'il ne fait pas de Léon Blum l'unique responsable des errements de la majorité au pouvoir, Daniel Guérin ne se prive pas de lui reprocher sa frilosité sur la question coloniale, son incompréhension de l'embrasement social de juin comme ses atermoiements sur le dossier espagnol. « Front populaire, révolution manquée » est bien le procès d'un pouvoir de gauche qui s'oublie, qui devient confus à force de concession et coupable à trop s'éloigner de ceux qu'il représente.
À la recherche d'une solution politique
Parmi les nombreuses pages consacrées à la recherche par la gauche socialiste d'une alternative politique on retient les échanges manquées avec Léon Trotsky. Jusqu'à son assassinat, Marceau Pivert et Daniel Guérin entretiendront des relations épistolaires avec le fondateur de l'armée rouge. Des courriers qui laissent entrevoir la clairvoyance et l'enfermement doctrinaire de celui pour qui la planète est désormais sans visa. Même isolé, harcelé et calomnié, il continue d'impressionner par la précision de ses analyses.
Mais son autoritarisme, ses jugements à l'emporte pièce, son dogmatisme ne lui permettent pas d'atteindre le cœur de la gauche. Daniel Guérin raconte avec regret ses efforts pour que les liens ne soient pas rompus et son dépit de ne pas parvenir à briser la méfiance réciproque. Malgré lui, Marceau Pivert et Léon Trotsky ne réussiront ni à s'entendre ni à se comprendre. Confinés aux marges du mouvement social, les derniers fidèles du révolutionnaire russe s'isoleront et se perdront dans des querelles stériles.
De son côté, exclue de la SFIO, la gauche socialiste ne réussira pas à réaliser la synthèse tant souhaitée par Daniel Guérin. Transformée en Parti Socialiste Ouvrier et Paysan la jeune organisation n'est pas suffisamment solide pour faire face au reflux de la combativité sociale et à l'approche de la guerre. Les dissensions internes finissent de la fragiliser et ne lui permettent pas de prendre prise dans le mouvement ouvrier.
Le récit de ces tâtonnements militants, de cette volonté de redéfinir une pratique socialiste émancipée des pesanteurs d'appareil restent pourtant puissamment évocateur.
Pour un socialisme libertaire
Enfin, il ne faut pas oublier chez Daniel Guérin cette passion du peuple. Son évocation des grèves, des occupations d'usine, sa rencontre avec les terrassiers des Lilas qui brandissent le drapeau rouge témoignent d'un moment où le destin du pays a failli basculer. L'auteur de « Front populaire, révolution manquée » s'interroge alors à voix haute sur ce qui a manqué pour que cela réussisse.
Fidèle à sa ligne de conduite, il ne pense pas que ce soit l'absence d'un parti d'avant-garde qui ait manquée mais plutôt celle d'un courant capable de révéler aux travailleurs leurs propre forces.
Après-guerre, Daniel Guérin poursuivra ses expériences politiques afin de réconcilier les différentes familles du socialisme révolutionnaire. Et, sans jamais abandonner le terrain des luttes, il accomplira un travail théorique et historique de première importance. C'est ainsi qu'il posera les jalons d'une réflexion libertaire qui continue aujourd'hui de nous interpeller.