Le congrès de Strasbourg de la SFIO (Tours#2)
Pour tout militant de gauche, Tours, c’est « la scission ». Le début d’une division appelée à perdurer cent ans après les faits. Toutefois, les images d’Épinal que le congrès de décembre 1920 a suscitées après coup, dans la mouvance socialiste comme au PCF, ne correspondent qu’imparfaitement à la réalité. La vision d’une minorité socialiste courageuse et visionnaire résistant à la greffe bolchévique n’a pas plus de sens que celle d’une majorité victorieuse rompant définitivement avec le réformisme. Dans le deuxième volet de cette rétrospective, nous traiterons du XVIIe Congrès de la SFIO, les dernières véritables assises du parti unifié.
Ces secondes assises de l’après guerre ont pourtant tout l’air d’un moment inaugural, puisque le congrès extraordinaire de Paris s’était tenu, en avril 1919, sous la chape de plomb de l’état de siège, et que ses travaux s’étaient focalisés sur la question du programme électoral de la SFIO, dans la perspective du scrutin législatif de novembre. À Strasbourg, bien plus qu’à Paris dix mois plus tôt, l’heure était à la discussion stratégique.
Les enjeux d’un congrès
Ils sont au nombre de deux. Le plus manifeste, c’est la question de l’affiliation internationale du parti. L’Internationale communiste avait été proclamée de façon volontariste en mars 1919 par la conférence de Moscou. Un mois plus tôt, le parti français avait préféré participer à la conférence de Berne que le Ier congrès de l’IC qualifia après-coup de « tentative de galvaniser le cadavre de la IIe Internationale »1. Les ex-majoritaires français et la direction du SPD s’y étaient efforcés de justifier leur comportement des dernières années. Quant à Longuet, il ébaucha avec l’Autrichien Adler une résolution prenant ses distances avec les « sociaux-patriotes » bien trop prompts, selon eux, à vilipender les bolcheviks.
Les positions se cristallisent courant 1919, année au terme de laquelle l’USPD – de loin le plus grand parti socialiste de gauche d’Europe – décide, lors de son congrès réuni à Leipzig, de quitter l’Internationale socialiste par 227 voix contre 54. La majorité reconstructrice de la SFIO, derrière Longuet et Frossard, prend acte de ce réalignement et se dit prête à passer le gué elle aussi. Un télégramme de l’USPD, reçu le deuxième jour du congrès de Strasbourg rappelle, s’il en était besoin, que la IIe Internationale avait « perdu son autorité morale auprès du prolétariat socialiste » et que la reconstruction d’une véritable organisation ouvrière mondiale passait par « une entente [...] avec l’Internationale de Moscou »2.
Le second enjeu, naturellement lié au premier, c’est la question du rapport de force entre les tendances. Elles s’étaient certes comptées à Paris, dix mois plus tôt, mais la lente érosion d’une majorité, l’évidente dynamique favorable au Comité de la IIIe Internationale (C3I), l’effondrement des ex-majoritaires que leur échec interne sur la question du Traité de Versailles avait manifesté au grand jour, ou encore la désillusion suscitée par les résultats des législatives de novembre 1919 avaient très certainement fait bouger les lignes au sein de la SFIO.
Mais l’essentiel est peut-être l’afflux ininterrompu de nouveaux adhérents. Le premier jour du congrès de Strasbourg, Frossard, le secrétaire du parti, ne va-t-il pas jusqu’à affirmer que « les adhésions viennent à notre parti sans même presque qu’on ait besoin de les solliciter » ? Il n’est pas le seul orateur qui évoque ces nouveaux adhérents dont on peine à savoir s’ils soutiennent la majorité reconstructrice et pacifiste, malgré son recentrage devenu patent, ou s’ils ont été emportés par le courant impétueux menant à Moscou.
Échange d’idées... et de coups
Trancher le débat sur l’opportunité de quitter l’Internationale socialiste et prendre acte du nouveau rapport de force interne : ces deux enjeux d’ampleur qui s’interpénètrent largement ont de quoi crisper des délégués au congrès de Strasbourg. L’alsacien Grumbach, appartenant à l’aile la plus modérée du parti, ne craint pas de parler d’un « congrès socialiste profondément divisé ».
Difficile de lui donner tort, tant les interventions à la tribune sont émaillées d’interruptions et même d’insultes suscitant souvent des brouhahas prolongés. Au modéré Spinetta, s’affirmant partisan de la défense nationale, une voix répond : « Ta place n’est plus ici ». Toujours dans la même séance, Raymond Lefebvre traite de « calomniateur » Renaudel dont le discours virulent à l’encontre de la gauche venait de franchir les limites de la médisance. Il va sans dire que le député varois, dont la verve est proverbiale, retourne immédiatement le compliment au jeune leader du C3I.
À plusieurs reprises, les orateurs de la gauche évoquent ouvertement la nécessaire séparation avec les ex-majoritaires non-repentis. Louis Garde, du Rhône, pose la question depuis la tribune : « Est-ce qu’elle peut se faire, l’unité, entre hommes qui n’ont pas le même idéal ? ». Le rejet quasi-viscéral du « socialisme de guerre » est parfaitement incarné par Raymond Lefebvre, considéré comme le représentant de la génération du feu. Depuis la tribune, il ne peut s’empêcher de faire allusion à ce « passé, qui, à nous tous, ceux de la génération massacrée, emplit notre bouche de bile et de sang, parce qu’il y a entre ceux qui ont collaboré à l’Union sacrée et ceux qui l’ont subie un tel fossé de martyrs et de lamentations, que jamais rien ne pourra le combler ». L’orateur de la gauche finit sa diatribe de la sorte : « Avec des gens comme cela, il n’y a que la scission ».
À droite également, les mots sont durs. Alexandre Varenne lance à la majorité reconstructrice comme à la gauche : « Incapables de faire la révolution, vous avez rendu le Parti socialiste impuissant ». Il les accuse même, à la fin de son intervention, de « démolir l’Internationale ». Quant à Marquet, il invite les socialistes à se rassembler contre le C3I qualifié de « fraction qui apporte une interprétation nouvelle du marxisme, en affirmant que les méthodes antérieures à la guerre sont dépassées par elle ». Grumbach dénonce, lui, la « ligne d’indécision, d’hésitation, de tâtonnement » qui est celle de la majorité longuettiste.
C’est en effet le centre reconstructeur qui paraît bel et bien le plus hésitant. Tommasi se dit « pour l’adhésion en principe », mais avec un report. Pour Verfeuil, la reconstruction de l’Internationale ne peut se faire qu’« autour de l’organisation de Moscou ». Selon Longuet, « La IIIe Internationale est encore à faire », ce qui laisse entendre que ses délimitations politiques sont susceptibles d’évoluer. Pour Pressemane, de plus en plus méfiant à l’endroit des instances de l’IC, « au fur et à mesure que nous approchons de l’heure des réalisations, il semble que les mêmes mots et les mêmes expressions ne veulent plus dire la même chose ». La droite cherche à exploiter à fond ce climat d’indécision. Selon Ernest Poisson, la motion centriste risque fort d’être « simplement une étape pour aller à la IIIe Internationale ». Et Renaudel de dénoncer les atermoiements d’une majorité qui se rassemble « sur des mandats dits “de reconstruction” pour éviter la discussion »3.
Des résultats en clair-obscur
Les votes sur la question de l’affiliation internationale ont lieu le samedi. Lors du premier, relatif à la rupture avec l’Internationale socialiste, le « oui » l’emporte par 4 330 mandats contre 337. Lors du second, 3 031 mandats se prononcent pour la « reconstruction de l’Internationale », tandis que 1 621 se positionnent en faveur de l’adhésion immédiate à la IIIe Internationale. La Section française de l’Internationale ouvrière n’est plus membre d’aucune organisation internationale...
Au vu de ces résultats, on pourrait être tenté de croire que la majorité reconstructrice – qui a, après tout, obtenu ce qu’elle voulait – sort renforcée de cette semaine alsacienne. Il n’en est rien, comme le prouve le vote sur les textes d’orientation. La motion Longuet recueille officiellement 49 %, contre 35 % à la motion Loriot et 16 % aux amendements Blum. La majorité ne l’est donc que relativement et doit faire face à une opposition de gauche en plein essor. Mais ce n’est pas tout. Une manœuvre de congrès a en effet permis de publier des résultats qui s’éloignent quelque peu de la réalité numérique. En fait, le Comité de reconstruction ne dépasse pas la barre des 43 %, tandis que le texte du C3I recueille 41 %. Les deux motions sont donc au coude-à-coude.
Voilà pourquoi, dans ses souvenirs sur le congrès de Tours publiés en 1981, au soir de sa vie, Souvarine écrit que le congrès de Strasbourg « faillit révéler la force réelle de la gauche, malgré les manœuvres employées pour l’amoindrir et pour en ajourner la manifestation ». L’ancien animateur du C3I s’explique plus loin. « En réalité, les deux principales tendances se trouvaient, en gros, à égalité, avec quelque avantage pour la gauche. Celle-ci avait été frustrée par Jean Lebas, maire de Roubaix, des mandats du Nord et du Pas-de-Calais qui lui étaient dus, chiffres à ajouter d’un côté, à retrancher de l’autre. Ce ne fut pas la seule triche. »4 Au-delà des recomptages des uns et des autres, une chose est sûre : le C3I a le vent en poupe. Et tout le monde le sait.
Premier bilan
La montée en puissance du C3I n’est en effet un secret pour personne. Une boutade lancée par Renaudel depuis la tribune de Strasbourg est extrêmement instructive en la matière. Le député critique vertement Raoul Verfeuil, secrétaire de la fédération de la Seine, qui a appelé au désarmement intégral dans la presse de sa fédération, en son nom personnel. Renaudel devance une éventuelle objection des reconstructeurs en précisant plaisamment : « J’entends bien que cela n’engage que lui, Longuet, mais enfin, c’est un personnage représentatif, jusqu’à ce que Loriot l’ait supplanté, puisqu’il a la majorité ». Selon le compte rendu sténographique du congrès, ce trait d’esprit a provoqué quelques rires. On aimerait savoir s’il s’agissait de cris d’hilarité ou de rires jaunes...
Les partisans du « socialisme de guerre » ont beau plaisanter, ils sont littéralement écrasés. Souvarine a raison d’inviter, dans ses souvenirs sur ces mois décisifs, à comparer les résultats de Strasbourg avec ceux du vote sur les motions lors du congrès extraordinaire de Paris. En avril précédent, 894 mandats s’étaient portés sur le texte Longuet, contre 757 sur celui de Renaudel qui prônait le maintien dans la IIe Internationale, tandis que la gauche, elle, en regroupait 270. Le score des ex-majoritaires (passés de 40 à 7 % des voix en dix mois !) donnerait presque raison à Loriot, le leader du C3I, qui, le deuxième jour du congrès de Strasbourg, lors d’un vif échange sur le temps de parole dont bénéficierait chaque tendance le lendemain, avait parlé de ces « camarades qui ne représentent plus rien ».
Le congrès de Strasbourg est donc un moment essentiel dans le cheminement qui mènera la SFIO à la scission de Tours. La physionomie générale du parti change en effet radicalement. Depuis 1915, le clivage essentiel résidait dans l’opposition entre les partisans de l’Union sacrée et les pacifistes regroupés derrière Longuet, les pro-bolcheviks servant finalement à ces derniers de forces d’appoint au moment du basculement interne de fin 1918-début 1919. Après Strasbourg, ce qui structure le parti, c’est le duel entre les reconstructeurs et le C3I. Dans son discours du vendredi 27 février, Lefebvre fait remarquer que la véritable lutte est maintenant « entre deux fractions qui s’honorent l’une et l’autre d’avoir combattu pour la paix ». La droite du parti ne peut faire autre chose qu’appuyer la majorité longuettiste pour éviter la prise de pouvoir par le C3I qui réaliserait à coup sûr les « épurations nécessaires » promises par les reconstructeurs, mais jamais effectuées5.
Pas étonnant qu’au sein de la majorité reconstructrice, les reclassements collectifs s’ébauchent et des trajectoires individuelles, qui joueront un rôle décisif dans la bataille à venir, commencent à se dessiner, voire à diverger. Si Raoul Verfeuil, animateur de la gauche de la Reconstruction, se prononce à Strasbourg contre l’adhésion immédiate à l’IC, tout porte à croire que son choix personnel en faveur de Moscou commence à se forger dans ces semaines décisives. C’est l’inverse pour Paul Faure. Lyrique, il s’écrie à Strasbourg : « Saluons la révolution russe avec enthousiasme, vous m’entendez, sans mesure. Le soleil qui s’est levé là-bas sur l’Orient illumine notre route et réchauffe nos ardeurs »6. Il n’ira pas plus loin. Comme Pressemane, sa méfiance vis-à-vis de « Moscou » ira toujours croissante à partir de là.
Cet article de notre camarade Jean-François Claudon est à retrouver dans le numéro de février de Démocratie&Socialisme, la revu de la Gauche démocratique et sociale (GDS).
- Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès mondiaux de l’Internationale communiste 1919-1923, Bibliothèque communiste, 1934 (réed. 1969 chez Maspero), p. 15.
- La quasi totalité des citations de cet article sont tirées du Compte-rendu sténographique du congrès de Strasbourg, consultable sur Gallica à l’adresse suivante : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k109569p.image.
- Ce passage sur le courant reconstructeur doit beaucoup à Julien Chuzeville, Un court moment révolutionnaire. La création du Parti communiste en France (1915-1924), Libertalia, coll. Ceux d’en bas, 2017, p. 173-174.
- Boris Souvarine, Autour du Congrès de Tours, Champ Libre, 1981, p. 28.
- Sur ces « épurations nécessaires», promises par Longuet dès le congrès d’avril 1919 et réclamées à cor et à cri par Raoul Verfueil, mais qui n’auront pas lieu, voir Romain Ducoulombier, Camarades ! La naissance du Parti communiste français, Perrin, 2010, p. 124-126.
- Cité dans Alain Bergounioux et Gérard Grunberg, Les socialistes français et le pouvoir. L’ambition et le remords, Fayard, coll. Pluriel, 2007, p. 84.