GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Elections européennes

Recomposition hexagonale : l'ouverture des possibles ?

Il y aurait beaucoup de choses à dire sur les résultats des élections européennes, à commencer par le bond impressionnant de la participation (aussi bien à l’échelon européen qu’au niveau hexagonal). Mais il nous paraît nécessaire de comprendre avant toute chose ce que le premier scrutin après la séquence électorale de 2017 dit des processus politiques en France, et en particulier du processus de recomposition de la gauche. Tour d’horizon des forces en présence.

Les deux leçons essentielles du scrutin français restent le camouflet envoyé à Macron et à sa politique par plus de 80 % de nos concitoyens (par le biais de l’abstention, du vote à gauche, mais aussi malheureusement du bulletin RN) et le remarquable sursaut électoral des formations de gauche, rendu inopérant par l’irresponsable division de notre camp. La première place obtenue par la liste de Jordan Bardella, le soir du 26 mai, relève de ce fait d’une victoire en trompe-l’œil, puisqu’elle n’a été rendue possible que par l’incapacité des listes de gauche à s’entendre. À ce titre, dès l’annonce des résultats, nous écrivions dans les colonnes de Démocratie & Socialisme que le vote RN constituait un « vote par défaut », qui se nourrissait par ailleurs substantiellement des dégâts causés par « les politiques néo-libérales de Macron-Philippe ». Une analyse plus fine des résultats confirme ce sentiment forgé à chaud.

Clarification politique

Le premier constat est le regain d’audience électorale de la gauche qui découle de la clarification politique à propos de la nature de classe du macronisme. Cette clarification explique le retour vers la gauche d’une partie des électeurs qui s’étaient reportés vers Macron en 2017 et qui avaient constitué le socle de la coalition électorale sur laquelle il s’était appuyé.

Macron a gagné la présidentielle en expliquant qu’il n’était ni de droite ni de gauche, et en s’appuyant majoritairement sur des électeurs de gauche. Une enquête Ifop sur le premier tour de la présidentielle a montré que les électeurs de premier tour de François Hollande en 2012 se sont repartis de la manière suivante au premier tour de 2017 : 26 % pour Mélenchon, 16 % pour Hamon et 47 % pour Macron. Même 9 % des électeurs de Mélenchon de 2012 se sont reportés sur Macron cinq ans plus tard. En revanche, seuls 17 % des électeurs de Sarkozy se sont reportés sur Macron.

Or, à mesure que Macron a mis en œuvre son programme, les illusions centristes sur lesquelles il s’est fait élire se sont dissipées. Cela a auguré d’un potentiel « retour au bercail » des électeurs de gauche qui ont fourni l’essentiel des voix ayant permis à Macron d’arriver en tête du premier tour de la présidentielle.

Cette clarification politique est à l’œuvre depuis plus d’un an déjà. Dès le printemps 2018, on peut constater un déplacement significatif de la perception du positionnement politique d’En Marche par les électeurs dans leur ensemble. Une enquête Ipsos en avril 2018 a montré que 50 % des électeurs plaçaient alors En Marche au centre-droit, contre seulement 33 % un an auparavant. Au total, seuls 14 % des électeurs situaient En Marche à gauche, contre 21 % au centre et 50 % à droite.

C’est cette clarification politique qui a poussé 30 % des électeurs de Macron au 1er tour de la présidentielle à se reporter vers les listes de gauche aux européennes. En même temps, LREM s’est affirmée beaucoup plus clairement comme un parti de droite lors de ce scrutin par la coalition électorale qui lui a permis de réunir 22,41 % des suffrages exprimés. LREM a siphonné une grande partie des électeurs de la droite qui avaient soutenu François Fillon à la présidentielle. Voici donc que les coalitions électorales s’alignent de plus en plus clairement avec la réalité des politiques défendues par les partis.

Un sursaut invisibilisé

Cette réalité passe en grande partie inaperçue en raison de la division de la gauche (entre six et huit listes en fonction des décomptes). Elle permet au RN de se présenter comme le grand vainqueur du scrutin, alors qu’en réalité l’extrême droite enregistre une progression plutôt faible.

La gauche enregistre un bond net en termes de suffrages exprimés. Elle passe de 27,68 % en 2017 à 32,51 % en 2019 (voire 36,49 % si on y ajoute les scores du Parti animaliste et de la liste de Delphine Batho). Il s’agit d’une progression d’entre 5 % et 9 % des exprimés. La gauche a donc réuni aux européennes entre 7 365 502 et 8 267 712 voix. Ce total est largement supérieur à celui de l’extrême droite et de LREM. Ce total reste supérieur au score cumulé de LREM et des LR (6 996 871 suffrages) – une comparaison utile dans la mesure où la stratégie la plus prometteuse pour Macron désormais semble être soit de s’allier à la droite classique, soit de l’absorber (la voie qu’il semble envisager à ce stade).

D’où vient ce regain d’audience électorale pour la gauche ? Principalement des électeurs qui avaient soutenu Macron au 1er tour de la présidentielle. Selon une enquête Ifop du 27 mai 2019, les reports de voix entre présidentielle et européennes sont les suivants : 20 % des électeurs de Macron ont choisi EELV, 7 % la liste PS-PP, 1 % Génération.s et 1 % la France insoumise, soit un total de 29 %. Une autre source importante d’électeurs pour la gauche semble avoir été la jeunesse qui n’avait pas le droit de vote ou qui n’a pas voté en 2017. EELV arrive largement en tête chez les 18-24 ans (25 %), à quoi il faut rajouter les 9 % pour la FI, les 7 % pour Génération.s et les 5 % pour le PS. Soit 46 % au total, dans cette tranche d’âge, pour ces quatre listes de gauche seulement – bien au-dessus de leur score national.

Comment est-ce que LREM a pu maintenir peu ou prou son pourcentage des exprimés ? La captation de l’électorat filloniste a compensé les pertes vers la gauche, puisque 27 % de ces électeurs se sont reportés sur LREM en 2019. Le même phénomène de captation du vote de la bourgeoisie de droite se lit dans l’évolution géographique du vote Macron/LREM à Paris et la corrélation entre vote LREM et ménages aisés en 2019. En gros, l’Ouest parisien – bastion de la bourgeoisie parisienne – qui avait massivement voté Fillon en 2017 a voté LREM en 2019.

Les bénéficiaires du sursaut

Le retour vers la gauche des électeurs déçus par le macronisme a surtout profité aux organisations qui se situent immédiatement à sa gauche et qui avaient constitué les soutiens de Benoît Hamon en 2017, à savoir EELV, PS et Génération.s, qui captent la quasi-totalité des électeurs de Macron qui se sont reportés vers la gauche. Ensemble, ces trois listes recueillent 22,94 % des exprimés (24,76 % si on y inclut la liste Batho dont la dirigeante avait soutenu Hamon en 2017). Les forces qui avaient porté la candidature de JLM en 2017, en revanche, n’obtiennent que 8,80 % des exprimés.

Cependant, au lieu que le grand gagnant de ce rapatriement électoral soit le PS, c’est EELV qui arrive en tête de la gauche. Si on y ajoute les deux listes dissidentes de l’écologie politique (liste Batho et Parti animaliste), le score cumulé de l’écologie politique s’élève à 17,46 %.

Il y a deux raisons à cela : sa capacité à réunir des électorats à la fois à sa droite et à sa gauche et la tendance lourde en faveur de l’écologie politique en Europe occidentale. EELV n’a pas seulement capté 20 % des citoyens qui ont voté pour Macron en 2017. Sa liste a aussi attiré 17 % des électeurs de Mélenchon et 26 % des ceux qui se sont prononcés pour Hamon.

L’électorat d’EELV

Que représente EELV sur le plan de la sociologie de son électorat ? Très schématiquement, on peut dire que l’écologie politique représente de plus en plus les couches supérieures du salariat, concentrées dans les grandes agglomérations urbaines et dont le niveau d’instruction est supérieur à la moyenne nationale. Les résultats parisiens des européennes sont très parlants : EELV devient le premier parti dans le Nord et l’Est de la capitale, traditionnellement dominés par la gauche, où le parti a réalisé des scores très supérieurs à sa moyenne nationale (des scores bien au-dessus de 20 %, et 19,89 % sur Paris dans son ensemble). À y regarder de plus près, EELV réalise ses meilleurs scores dans les arrondissements « bobos » du Nord et de l’Est, situés autour du canal Saint-Martin, plus proches du cœur de la capitale, tandis que la FI réalise ses meilleurs scores dans les bureaux de vote limitrophes au périphérique. L’enquête Ifop citée plus haut montre que le critère le plus discriminant des électeurs d’EELV est le niveau de diplôme : 5 % des électeurs sans diplôme contre 18 % des diplômés du supérieur (8 % des détenteurs d’un CAP ou d’un BEP, 15 % des bacheliers et 13 % des personnes titulaires d’un bac +2).

L’autre caractéristique sociologique forte de l’électorat d’EELV est la jeunesse. Ce phénomène générationnel vaut par ailleurs à l’échelon européen.

Mais que veulent l’écologie politique et ses troupes ? Suite à des propos de Yannick Jadot déformés par les dirigeants de la FI durant la dernière ligne droite de la campagne dans le but d’endiguer la vague de départs de ses électeurs vers EELV, l’ancrage à gauche des Verts a été mis en question. Pourtant, la plupart des chercheurs sont catégoriques pour affirmer qu’il n’en est rien. Mieux : l’écologie « est de plus en plus ancrée à gauche », pour citer le titre d’un entretien de Mediapart avec Simon Persico, spécialiste des mouvements écologistes. Dans cette interview, Persico explique aussi que « l’écologie politique penche clairement à gauche, aujourd’hui plus encore qu’hier. Dans le champ intellectuel de l’écologie politique, la critique du capitalisme globalisé et des inégalités qu’il génère est devenue centrale. Les mouvements sociaux, sur le terrain, s’inscrivent également de manière très nette dans cette tradition et cet espace politique, liant désormais systématiquement justice climatique et justice sociale. Quant aux positions prises par les écologistes sur les grands enjeux qui structurent la compétition électorale, notamment la question identitaire et la question sociale, là encore elles coïncident avec des positions identifiées à gauche ».

Enfin, la lecture des programmes des listes de gauche aux européennes montre non seulement la proximité des programmes en question, mais aussi l’ancrage fort de celui d’EELV à gauche, avec l’inclusion notamment de nombreuses revendications sociales qu’on n’associe pas a priori à l’écologie politique.

Perspectives pour la recomposition

Les tendances esquissées lors de ces européennes – stabilité de l’extrême droite, droitisation de LREM et retour vers la gauche écolo-socialiste des électeurs macronistes de gauche – vont continuer à s’approfondir d’ici à 2022. Si elles le font, le scénario d’un regain d’audience électorale pour les partis qui avaient soutenu la candidature de Benoît Hamon en 2017 continuera à se réaliser. Dans quelle mesure cette tendance profitera à EELV plutôt qu’au PS ; cela reste à voir cependant. D’un côté, EELV a toujours réalisé de bons scores aux européennes sans pour autant que ces résultats lui permettent de modifier la réalité du rapport de force à gauche dans les scrutins nationaux. Autrement dit, il n’existe pas de précédent permettant de penser que les européennes puissent fournir un élan suffisant pour s’assurer le leadership à gauche. De l’autre, la tendance au renforcement des partis verts au sein de la gauche en Europe occidentale au détriment des partis sociaux-démocrates paraît installée. En France aussi, elle augure d’un basculement durable du rapport de force entre EELV/écologie politique et PS/Génération.s.

Dans tous les cas, ce scrutin signe la fin de la séquence durant laquelle la France insoumise pouvait légitimement prétendre incarner le pôle autour duquel allait s’orchestrer la recomposition de la gauche. La crise du mouvement s’amplifie d’ailleurs, puisqu’au-delà du score de la liste menée par Manon Aubry qui constitue un échec patent, des figures dissidentes du mouvement comme Clémentine Autain ont tout de suite réclamé une remise à plat de la stratégie. En revanche, les mots d’ordre du noyau dirigeant ont été « pas d’autocritique », et surtout pas de remise en cause de la figure de son dirigeant – sans doute sur la base de l’analyse que, lors de la prochaine présidentielle, les capacités oratoires et l’aura personnelle de Mélenchon pourront redresser les scores de la FI. Dans la mesure où cette dernière n’a pas voulu saisir l’opportunité que lui offrait le score de JLM au 1er tour de la présidentielle pour unifier notre camp autour d’elle, sa marginalisation relative dans le jeu politique à gauche pourrait débloquer la situation. La cuisante défaite de la liste menée par Manon Aubry ôte en effet l’initiative à cette force politique qui ne s’était pas montrée capable de relever le défi, et qui s’était s’entêtée dans une voie sectaire.

Deux inconnues

Dès lors, la question principale devient de savoir ce que veulent faire EELV et le PS désormais. Les déclarations de Jadot et de Cormand indiquent que la priorité pour EELV est de refonder l’écologie politique en élargissant le périmètre d’EELV. Cormand a parlé, dans le Journal du Dimanche du 2 juin, de la création d’un nouveau mouvement dans lequel les forces écologistes dissidentes comme celle de Batho et du Parti animaliste pourraient trouver leur place. Mais il n’est pas question à ce stade pour eux d’une organisation qui réunirait l’ensemble de la gauche, ni même d’un « programme commun » avec le reste de la gauche. Sans doute, à ce stade, leur objectif est de capitaliser sur leur victoire aux européennes pour se renforcer en vue du processus de recomposition qui se jouera à l’horizon 2022.

Quant au PS, les déclarations de Faure, Glucksmann et d’autres (comme Cambadélis) sur le besoin de marier l’écologie politique avec la social-démocratie montrent que le PS s’estime en position de faiblesse désormais vis-à-vis d’EELV et que, par conséquent, il choisit la tactique de l’offensive unitaire. Sur le plan des propositions, le discours des dirigeants du PS est le plus prometteur. Faure a appelé dans son entretien au Monde du 28 mai à la « constitution d’une structure qui porte l’ensemble de la gauche et de l’écologie » ; ce qui en effet constitue la formule qui peut permettre de gagner dans un scrutin majoritaire comme celui qui malheureusement structure la vie politique hexagonale, à savoir l’élection présidentielle. L’existence d’un tel discours dans le débat à gauche marque une évolution positive, bien qu’il soit porté par une organisation qui, à ce stade, n’est pas capable de prendre les devants, et dont de nombreux militants et électeurs se méfient à cause du bilan désastreux du précédent quinquennat.

Cet article de notre camarade Christakis Georgiou (paru sous le titre "l'ouverture des possibles" ) est à retrouver dans le numéro de l'été 2019 de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

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