GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Le social au cœur

« Bipolarisation » ou « tripolarisation » ?

Nous publions ici la quatrième partie d’un article de notre camarade Jean-Jacques Chavigné (la première est parue dans la lettre électronique de D&S n° 262, la deuxième dans la lettre n°264, la troisième dans le numéro 265).

La « bipolarisation » de la vie politique en France ne se confond pas avec l’existence de deux classes sociales fondamentales, ni avec le « bipartisme » qui suppose l’existence de deux - et de seulement deux - partis de gouvernement. La « bipolarisation » ne se situe pas sur le même plan et découle du mode d’élection du président de la République.

L’élection du Président de la République au suffrage universel

La Constitution de la Ve République a, depuis 1962, une pierre angulaire : l’élection du président de la République (doté de pouvoirs exorbitants) au suffrage universel, selon un scrutin majoritaire à deux tours. Le second tour de l’élection présidentielle ne laisse plus en présence que deux candidats, et c’est ce mode de scrutin qui entraîne la « bipolarisation » de la vie politique française.

La droite et la gauche ont toujours (sauf en 1965) présenté plusieurs candidats au 1er tour de l’élection présidentielle, mais leurs composantes se sont toujours (même avec des grincements de dents) rassemblées ensuite au second tour pour faire gagner le candidat de gauche ou de droite arrivé en tête. Même lorsque le PCF et le PS (entre 1977 et 1981, par exemple) s’opposaient entre eux avec autant de virulence que celle qui s’exprimait dans le camp de droite, quand le RPR de Jacques Chirac était aux prises avec l’UDF de Valéry Giscard d’Estaing, le FN ne faisait pas partie d’un système de désistement réciproque, ce qui n’est toujours pas le cas aujourd’hui.

Dès lors, nous sommes face à une véritable « tripolarisation » de la vie politique. Personne en effet ne peut savoir quels seront les deux candidats présents au second tour de l’élection présidentielle de 2017 : le candidat de la gauche, celui de la droite ou Marine Le Pen ?

Une « tripolarisation » aussi contraire à la logique de la Ve République, peut-elle durer ?

À la suite de nombreux médias et observateurs politiques, cette « tripolarisation » avait été soulignée par Marine Le Pen elle-même, notamment dans un entretien qu’elle avait accordé au Monde le 28 mars 2014(1), entre les deux tours des élections municipales. Ce qu’elle précisait dans la suite de cet entretien est passé inaperçu, alors qu’il s’agissait pourtant du passage le plus important. Elle y indiquait clairement le but et les moyens de sa stratégie de conquête du pouvoir : « On passe par une tripolarisation de la vie politique française. Or, sauf à passer à une VIe République, la Ve va imposer à nouveau une bipolarisation, c’est la logique des institutions. Cela se fera entre l’UMPS d’un côté et le Front national - Rassemblement Bleu Marine de l’autre ».

La « bipolarisation» de la vie politique, produit d’un système électoral qui avait contribué à ériger un barrage efficace contre le Front national, pourrait en effet se retourner en son contraire. Le système électoral mis en place pour les élections régionales avait clairement pour objectif de barrer la route au Front national. Il s’en est fallu de peu pourtant pour que le « plafond de verre » ne soit franchi dans au moins trois régions.

Ce « plafond de verre », qui empêchait jusqu’ici le FN d’atteindre la majorité des voix, pourrait se transformer en un solide plancher, matérialisant une nouvelle « bipolarisation » de la vie politique, après que le FN aurait réussi, avant ou à la suite de son accession au pouvoir, à faire éclater Les Républicains, voire l’UDI, et à recomposer la droite sous sa direction.

Dans le contexte actuel de crise économique, sociale et politique, aggravé par les politiques d’austérité et de « réformes structurelles » de la gauche au pouvoir, dans le contexte, aussi, d’attentats meurtriers, le « retour du balancier » et l’alternance entre la gauche et la droite n’ont plus rien d’automatique.

Attention à ne pas relativiser la place du FN dans la vie politique française

Comme après chaque échec (relatif) du FN, la plupart des médias s’empressent d’enterrer ce parti d’extrême droite ou de relativiser sa place déterminante dans la situation politique, d’affirmer que, même à 40 % des suffrages, il ne pourra pas l’emporter car il n’a pas d’alliés.

C’est, d’abord, faire bon marché de la progression continue du FN. Aux dernières élections régionales, ce dernier recueillait 6,8 millions de voix, était en tête dans 6 régions métropolitaines et, au final, obtenait plus de conseillers régionaux que le PS.

C’est, ensuite, faire bon marché du risque d’une nouvelle crise économique et financière. Les difficultés des pays émergents, notamment de la Chine et du Brésil, mettent, pourtant, en danger toute l’économie mondiale. La Commission européenne se bat, quel qu’en soit le coût social, pour que la compétitivité des entreprises européennes leur permette de maintenir ou d’augmenter leur taux de profit en vendant leur production à la « classe moyenne » chinoise ou brésilienne. Mais avec la crise que connaissent les pays émergents, les revenus de cette « classe moyenne » et cette « classe » elle-même, est en train de fondre comme beurre au soleil. La crise qui s’étend prive de plus en plus les entreprises européennes de leurs perspectives de débouchés extérieurs à l’UE. La part des salaires, en même temps, diminue en Europe, au nom de la compétitivité. Les entreprises européennes ont donc de plus en plus de difficultés à écouler leurs productions de bien ou de services. Les salariés européens achètent moins de produits européens mais aussi de produits chinois. Les entreprises chinoises achètent alors moins de biens de production (de machines outils…) à l’Allemagne. Ce cercle vicieux est le prix à payer pour la mondialisation libérale. Il s’avère catastrophique et la dynamique de la mondialisation libérale semble au point mort.

Le danger ne s’arrête pas à l’activité productive, elle touche également (et sans doute en premier lieu) la sphère de la finance et des banques. Patrick Artus, directeur de la recherche et des études de Natixis insiste, après tant d’autres, sur le danger de la politique monétaire des banques centrales qui inonde les marchés financiers d’argent frais et gonfle, ainsi, une gigantesque bulle obligataire. « La bulle obligataire va forcément exploser. Cette bulle est encore plus grande que la bulle immobilière de la crise des subprimes »(2). On peut imaginer les dégâts que causerait cette explosion alors que les politiques monétaires ont démontré leur inefficacité et que rien n’a été fait pour séparer les activités spéculatives des banques de leurs activités de financement de l’activité productive.

Dans une situation de ce type, le Front National aurait toutes les chances de devenir la principale solution politique pour la classe dominante. Le Front national ferait alors éclater la droite et trouverait, sans difficulté, les moyens de franchir le fameux « plafond de verre » du second tour, en 2017 ou en 2022. Les discussions internes à la direction du FN attestent que cette dernière se pose de plus en plus la question de montrer sa bonne volonté à la bourgeoisie, en gommant plusieurs aspects « antilibéraux » de son programme et en entourant d’étapes et de précautions, sa perspective de « sortie de l’euro ».

Une situation (n’ayant rien d’improbable, malheureusement) qui combinerait une nouvelle crise économique et financière, et d’autres attentats meurtriers, ouvrirait une avenue, à la prise du pouvoir par l’extrême droite.

Ce n’est pas parce que Manuel Valls agite le danger du Front national pour faire passer ses attaques contre nos droits sociaux et nos emplois, et tenter de « dépasser » le PS en le transformant en un parti de droite, que ce danger n’existe pas. C’est très exactement le contraire.

Retrouvez les précédentes parties de ce texte :

Front national, « bipartisme » et « tripolarisation » (1 re partie)

Portugal, Espagne, Allemagne et Grèce : Bipartisme, quadripartisme, multipartisme

Deux « camps » fondamentaux : La gauche et la droite

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L’article en PDF

(1): « Marine Le Pen détaille au « Monde » sa stratégie de conquête du pouvoir ». Le Monde du 28/03/2014. Propos recueillis par Abel Mestre et Caroline Monnot. (retour)

(2): France Inter, le lundi 25 janvier, émission de Patrick Cohen. (retour)

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