GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

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50 ans d’Épinay #2 : Mai 68 bouleverse tous les plans

En raison de l’état actuel du parti qui s’en dit l’héritier, le congrès d’Épinay, dont on vient de fêter les cinquante ans, n’a pas été célébré comme il le méritait. C’est pourquoi nous proposons, sur la question du renouveau socialiste et du programme commun (1971-1972), une rétrospective en plusieurs volets. Le deuxième traite du bouleversement des équilibres que produisit à gauche le mouvement de Mai 68.

Mai 68 est le révélateur cruel des insuffisances du rapprochement qui s’était opéré à gauche depuis l’élection présidentielle de 1965. La grève générale posait la question du pouvoir à un stade de conscience largement supérieur au plat réformisme de fait professé par les textes unitaires publiés par la FGDS et le PCF entre 1966 et 1968. L’union des gauches n’était pas assez solide pour faire face aux aspirations des masses.

Se méfier de l’eau qui dort

Dès l’été 1967, c’est l’ensemble du salariat qui est attaqué par les ordonnances de Pompidou. Cette tentative de mettre la Sécu en coupe réglée pour répondre aux exigences d’un capitalisme français en pleine ouverture (institution de trois caisses séparées censée concourir à la maîtrise des dépenses de santé, instauration du paritarisme exigé par le patronat, contrôle de la CNAM par le pouvoir politique1) débouche sur les grandes grèves combatives de l’avant-Mai chez Dassault à Bordeaux, chez Rhodiaceta à Lyon et Besançon, celles des ouvriers à Redon et des paysans à Quimper en octobre. La combativité accrue des travailleurs s’exprime pendant toute la fin de l’année de façon significative dans l’Ouest où se côtoient une paysannerie progressiste et une jeune classe ouvrière peu domestiquée2.

De même, dans les grandes villes, le malaise étudiant devient de plus en plus palpable. En 1967, on ne compte pas moins de 500 000 étudiants en France, soit une croissance de 130 % par rapport à 1960. L’augmentation des effectifs est encore plus forte en province que dans la capitale. On y note par ailleurs une arrivée massive de représentants des classes moyennes et populaires. Dans les facultés de cet Ouest en pleine mutation, 80 % des étudiants sont boursiers. Face à cet afflux de nouveaux entrants, les « héritiers » perdent l’assurance, à l’issue d’études standard, de débouchés de carrière adossés au capital socio-économique familial. On est là aux racines de ce « malaise étudiant » qui devient alors une sorte de topos. Selon Bernard Pudal, des Héritiers de Bourdieu et Passeron aux publications situationnistes, on ne compte plus les textes où « les étudiants sont érigés en symptômes de la crise d’un capitalisme triomphant dont, au lieu d’être les bénéficiaires naturels, ils sont victimes »3.

La déferlante

Bien avant ces chaudes soirées de printemps, la France donc est loin de s’ennuyer, n’en déplaise à un éditorialiste du Monde4… La radicalisation sociale propre au mouvement de Mai se fait quant à elle en deux temps. Le 2 mai, fait d’une haute valeur symbolique, la police occupe la Sorbonne. Selon Jean Poperen, « en chassant les étudiants de leurs facultés, [le pouvoir gaulliste] les donne à l’émeute. Le gouvernement est l’agent recruteur de la révolte »5.

Puis, après la « nuit des barricades » du 10 mai au Quartier Latin, la manifestation unitaire de protestation, appelée par la CGT, la CFDT, l’UNEF, le SNESUP et la FEN, qui a été avancée au 13 mai en raison de la violence de la répression et qui rassemble un million de personnes entre République et Denfert-Rochereau, fait basculer le monde du travail de la sympathie passive pour les étudiants vers l’opposition frontale au pouvoir. Dès le 14 mai, les salariés de Sud-Aviation-Bouguenais votent la grève illimitée ; le 15, c’est Renault-Cléon qui se lance ; le 16, c’est au tour de Flins et de Renault-Billancourt ; le 17, les métallos, la construction mécanique, la RATP, la SNCF et EDF rejoignent le mouvement. Mai a vraiment commencé.

Fin d’une idylle ?

En quelques jours, le mouvement des masses a totalement chamboulé le paysage politique. Le pouvoir et son parti sont atones, les syndicats – particulièrement la CGT et la CFDT qui ont conclu un pacte d’unité d’action en 19666 – sont maîtres du jeu. Ceux qui, à gauche, avaient été attirés par les sirènes du centrisme sont bien contraints de constater que la baudruche s’est dégonflée sous les coups de la montée ouvrière. Le PSU, lui, tombe dans une forme de suivisme du mouvement étudiant qui le mène à la lisière du gauchisme et le marginalise. Si le jeune parti, issu en partie d’une scission de gauche de la SFIO en 1958, semble en phase avec le mouvement réel de la jeunesse étudiante et de certaines couches techniciennes du salariat, reste qu’il est absolument incapable de donner une direction réelle aux masses dont il a l’audience pendant ces quelques semaines où tout alla si vite.

Fait essentiel de ces journées décisives de la mi-mai : le centre de gravité de la gauche est en train de repartir vers le PCF, car la force gréviste et le rôle central qui échoie à la CGT dans le mouvement compensent largement les gages que le Parti avait dû consentir, pour se rapprocher des « fédérés », à la froide tactique électorale et parlementaire qui le défavorisait automatiquement7. La perspective insurrectionnelle déséquilibrait de nouveau la gauche en renforçant le PCF et en marginalisant une FGDS. Cette dernière avait en effet perdu dès avant le 20 mai les quelques contacts syndicaux qu’elle avait réussi à nouer au-delà de son périmètre habituel (liens réguliers et presque organiques avec la FEN et sa direction, rapports plus distants et plus officieux avec FO8), et était encline à chercher sur sa droite un contrepoids à l’influence que le mouvement gréviste conférait aux communistes.

La FGDS avait bien appelé à des élections le 16 au soir et avait même proposé à la gauche politique et syndicale l’ouverture d’un débat sur les réformes de structure à mener à bien. Mais le PCF, contraint de surenchérir pour conforter sa place retrouvée dans les usines, récuse l’accord FGDS-PCF du 24 février et exige un programme qui soit un véritable « contrat de majorité »9. De même, l’unité syndicale se fissure. À André Jeanson, leader de la CFDT affirmant que les travailleurs ne sauraient se satisfaire de « succès alimentaires », Séguy répond que « l’heure n’est pas aux bavardages sur les transformations profondes de la société »10

Absence de débouché

La relance du processus de masses, après les premiers ressacs, a lieu le 24 mai suite à l’allocution télévisée ratée de De Gaulle. La manifestation qui vire à l’émeute Gare de Lyon impose au pouvoir de négocier avec les syndicats à Grenelle, dans la nuit du 26 au 27. Le PCF, qui craint mortellement ce mouvement social incontrôlable et qui sait que tout replâtrage au sommet de type « union nationale » donnerait la main à un personnel politique autrement plus atlantiste que De Gaulle, n’a pas le choix : il faut trouver un compromis avec le pouvoir pour que, surtout, rien ne change.

La dernière relance, après celle du 13, puis du 24 a lieu suite au rejet par la base de Billancourt des accords de Grenelle dont Georges Séguy, le patron de la CGT, fait un « compte rendu objectif (sic !) »11. Le 27 mai, la mouvance UNEF-CFDT-PSU, lors du fameux meeting de Charléty, réalise un acrobatique grand écart en alliant discours radical et appel à Mendès-France, officiellement membre du PSU, mais fervent partisan d’un gouvernement d’union nationale. Le 28, Mitterrand annonce sa candidature au nom de toute la FGDS, puis vient la réponse du PCF et de la CGT, le 29, sur les Grands Boulevards : plus de 500 000 manifestants défilent alors que De Gaulle décolle pour Baden-Baden. Il ne reste que quelques heures à la gauche pour trouver un accord. Les « fédérés » acceptent du bout des lèvres de participer à un gouvernement Mendès qui irait de Giscard à Geismar, mais cette solution est inacceptable pour les communistes qui rejettent cette « nouvelle expérience de troisième force »12.

Le moment est passé. Le 30 mai à 16h30, De Gaulle reprend la main et le reflux commence. Face au patronat et au pouvoir personnel, un débouché politique manquait cruellement.

Pas à la hauteur

Dans son ouvrage sur la création du PS d’Épinay, Pierre Serne a cette formule sans appel : « La FGDS, comme l’ensemble de la gauche organisée (à l’exception peut-être du PSU), est apparue en déphasage avec le mouvement étudiant et même ouvrier tout au long du mois de mai »13. Claude Fuzier, le bras droit quelque peu fantasque de Guy Mollet dans la SFIO, qui avait œuvré des années pour le rapprochement avec le PCF, a un jour fait une confidence éclairante à un proche : selon lui, « la gauche officielle dans son ensemble avait voulu […] régler [la crise de Mai] comme s’il s’agissait d’une crise ministérielle de la IVe République »14.

La mouvance communiste, quoiqu’en crise larvée, étant de loin la plus influente au sein du salariat, il convient d’examiner en premier lieu son positionnement. Selon l’historien Xavier Vigna, tout au long du mouvement gréviste, la CGT s’est employée « à limiter les revendications des travailleurs aux questions des salaires et à répandre, sous une forme de moins en moins voilée, des appels à la reprise du travail »15. Pour accréditer cette fable d’un mouvement purement revendicatif, le PCF se doit de dénoncer les « gauchistes » qui tenteraient de radicaliser artificiellement son cours. Dès le 3 mai, Georges Marchais s’en prend à ces « pseudo-révolutionnaires » qu’il convient de « démasquer »16 comme on le fit pour les oppositionnels communistes – en premier lieu trotskystes – trente ans plus tôt… En haut-lieu, si on s’accroche à la formule en appelant à « un gouvernement populaire et d’union démocratique » avec la FGDS, fort peu nombreux sont ceux qui, au sein de la direction du parti, croient à la possibilité d’une telle combinaison. Et il n’est un secret pour personne qu’au Kremlin, on voit d’un mauvais œil toute déstabilisation d’un pouvoir gaulliste qu’on sait peu disposé à complaire aux Américains.

Appel récurrent à la discipline, critique au vitriol de l’avant-garde étudiante et ouvrière, réduction du débouché politique à une simple combinaison gouvernementale : tels furent les maîtres-mots du PCF en 1968. En la matière, sa position « n’est au fond pas très éloignée de celle que prennent les organisations de la gauche sociale-démocrate »17. Guy Mollet n’a-t-il pas déclaré, le 13 juin, que son parti restait favorable à la révolution, mais pas à ce qui fut à ses yeux une vulgaire « révolte » ? Le Populaire ne trouvait-il pas des accents dignes des staliniens les plus endurcis quand il qualifiait le gauchisme de « perpétuel péché des futurs bourgeois réactionnaires »18 ? Non vraiment, la gauche « officielle » ne fut absolument pas à la hauteur de l’impétueux mouvement de Mai 68.

Cet article de notre camarade Jean-François Claudon a été publié dans le numéro 288 (octobre 2021) de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

1.Voir notamment Michel Noblecourt, « L’histoire controversée des ordonnances », www.lemonde.fr, 1erseptembre 2017.

2.Voir Ludivine Bantigny, 1968. De grands soirs en petits matins, coll. L’Univers historique, 2018, p. 31-36

3.Dominique Dammame & alii, Mai-Juin 1968, Éditions de l’Atelier, 2008, p. 72 (chap. 3 : « Ordre symbolique et système scolaire dans les années 1960 », par Bernard Pudal).

4.Cf. le célèbre article de Pierre Viansson-Ponté, « Quand la France s’ennuie », Le Monde, 15 mars 1968.

5.Jean Poperen, L’Unité de la Gauche, Fayard, 1975, p. 100.

6.Voir sur ce point Théo Roumier, « CGT-CFDT : heurs et malheurs de l’unité dans les années 68 », www.lesutopiques.org, 19 juin 2017.

7.Aux élections législatives de mars 1967, la FGDS avait obtenu 116 sièges (contre 73 pour le PCF), alors qu’elle n’avait recueilli, au premier tour, que 4,2 millions de voix (contre plus de 5 millions pour le PCF).

8.Pour un panorama des rapports entre la SFIO et le mouvement syndical, voir Alain Bergougnioux et Gérard Grunberg, Les socialistes français et le pouvoir. L’ambition et le remords, coll. Pluriel, p. 207-210.

9.Déclaration du Bureau politique du PCF, 17 mai 1968.

10.Cités dans Gérard Filoche, Mai 68 : histoire sans fin, t. 1, Jean-Claude Gawsewitch, 2007, p. 111.

11.Cité ibid., p. 113 (cf. la version de Séguy parue dans Le Monde, 14 mai 1983).

12.Cité dans Jean Poperen, op. cit., 1975.

13.Pierre Serne, Le Parti socialiste. 1965-1971, coll. Encyclopédie du socialisme n° 2, 2003, p. 22-23.

14.Denis Lefebvre, Claude Fuzier. Un socialiste dans l’ombre, coll. Encyclopédie du socialisme n° 8, 2004, p. 54.

15.Xavier Vignat, L’insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, coll. Histoire, p. 299.

16.C’est le titre de l’édito de L’Humanité du 3 mai 1968.

17.Ludivine Bantigny, op. cit, 2018, p. 109.

18.Formules citées ibid., p. 110.

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