GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

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"Les épreuves de la vie" de Pierre Rosanvallon

« La vraie vie des Français n’est pas dans les théories générales ou les moyennes statistiques », affirme Pierre Rosanvallon dans Les Épreuves de la Vie1. La méthode pour analyser cette « vraie vie » serait de la penser en termes d’épreuves.

Les épreuves de l’individualité et de l’intégrité personnelle sont le harcèlement, la violence sexuelle, la manipulation… Ce sont des « pathologies de la relation individuelle ». Elles peuvent, cependant, « avoir une dimension systémique quand elles sont liées à la domination masculine ou certains modes d’organisation de travail ».

Des épreuves pour comprendre

Les épreuves du lien social sont le mépris, l’injustice, la discrimination. Ce sont des « pathologies de l’égalité » qui soulignent « les obstacles mis à l’instauration d’une société des semblables ».

Les épreuves de l’incertitude ont deux origines. Elles tiennent d’abord à l’effritement de la notion de « risque » pour caractériser les problèmes sociaux et de leur mode de « traitement assuranciel ». Pèsent ensuite « les nouvelles menaces liées au dérèglement climatique ou aux pandémies, autant qu’aux incertitudes géopolitiques ».

Pour Ronsanvallon, les épreuves et les émotions qu’elles suscitent (l’anxiété et la défiance pour les épreuves de l’incertitude par exemple) permettent de « comprendre » la société. L’économie des rapports de production et la sociologie des déterminants sociaux conserveraient, selon lui, leur pertinence, mais uniquement pour « connaître » cette société.

L’éclairage mis sur les « épreuves de la vie » n’est pas sans intérêt ; le livre pose néanmoins de multiples problèmes, dont voci les plus évidents.

Société ou individus ?

Rosanvallon affirme s’inspirer de L’imagination sociologique de Charles Wright Mills2. Dans son ouvrage de 1959 auquel se réfère Rosanvallon, le sociologue américain adopte pourtant un point de vue diamétralement opposé au sien. Certes, comme lui, Mills opère une distinction entre les « épreuves personnelles » et les « enjeux collectifs de structure sociale ».

Rosanvallon, cependant, se contente de saluer les « structures sociales » d’un petit coup de chapeau sans en tenir le moindre compte dans son analyse qu’il cantonne aux « épreuves » et aux émotions. Wright Mills insiste, au contraire, tout au long de son livre sur le fait que « la formulation et la résolution des épreuves ne franchissent pas les frontières de l’entité biographique que constitue l’individu ». Les questions déterminantes pour Mills sont celles de savoir « quelle est la structure d’ensemble de la société ? » et « quelles sont ses composantes et comment s’organisent leurs rapports ? ». Questions que n’aborde jamais Rosanvallon dans son essai.

La conception des « structures sociales »de l’auteur des Épreuves de la vie est donc beaucoup plus proche de celle de Margaret Thatcher lorsqu’elle affirmait : « Il n’y a pas de société, il n’y a que des individus », que de celle de Wright Mills.

Du temps de la « classe ouvrière » triomphante

Même du temps de « la classe ouvrière triomphante », les « Trente glorieuses » selon Rosanvallon, aucune mobilisation n’aurait pu avoir lieu sans prendre appui sur des émotions suscitées par les épreuves de la vie.

Ces épreuves étaient peut-être quelque peu différentes de celles d’aujourd’hui. Mais aucune mobilisation – qu’elle soit massive comme en 1968 ou limitée à une entreprise – n’a pu se construire sur les seules « idées », les seuls « intérêts objectifs » comme l’écrit Rosanvallon.

Ces mobilisations n’ont jamais eu pour point de départ des « inégalités statistiques » (même si les connaître pouvait aider), mais bien des « injustices ressenties comme révoltantes ».

Tout militant syndical savait cela du temps de la « classe ouvrière triomphante », et tout militant syndical le sait encore aujourd’hui3.

Des épreuves tombées du ciel ?

Pour Rosanvallon, les épreuves ne viennent pas de nulle part. Il affirme que « la sensibilité à ces épreuves n’a cessé de s’accroître dans une société de plus en plus sensible au droit des personnes ». Une explication qu’il est difficile de ne pas considérer comme tautologique.

Qu’est-ce qui rend la société plus sensible au droit des personnes ? Rosanvallon n’en dit mot. Pour y répondre, il suffirait, pourtant, d’observer la contradiction entre l’égalité tout le temps proclamée et la réalité d’une situation qui empire chaque jour davantage, du fait des attaques contre les salaires, le droit du travail, les conditions de travail, les services publics, la Sécurité sociale mais aussi contre les droits des personnes racisées4.

Pour ces dernières, il suffit de tendre l’oreille à ce qui se dit dans la campagne présidentielle qui vient de commencer pour comprendre les épreuves qui les attendent si l’extrême droite ou la droite l’emporte.

Chimère entrepreneuriale

Rosanvallon réserve à certains modes d’organisation du travail la possibilité de générer des épreuves. Il prend au sérieux l’image que le Medef veut donner des entreprises lorsqu’il écrit : « Tout ce qui constituait l’ouvrier-masse de l’ère fordiste a en effet cédé la place à une valorisation des capacités individuelles de création et les qualités de réactivité ont supplanté le sens de la discipline. »

La vie des salariés dans l’entreprise néolibérale n’a rien à voir avec cette image d’Épinal. C’est un lieu où la souffrance physique est de plus en plus fréquente, même s’il est extrêmement difficile de la faire prendre en compte, aussi bien pour les accidents du travail que pour les maladies professionnelles ou la « pénibilité »…

C’est aussi un lieu où la souffrance psychique est de plus en plus intense. Avec le chômage de masse, la peur est entrée dans les entreprises. Les salariés ont peur de perdre leur emploi, de ne pas atteindre les objectifs, de voir leur équipe être surpassée par d’autres (parfois au sein de la même entreprise) et vendue « par appartements » ou tout simplement liquidée.

Leur souffrance a pour origine une profonde contradiction. D’une part, il leur est demandé de s’impliquer profondément dans leur travail, de communiquer, d’acquérir polyvalence et compréhension globale de leur activité. Mais, d’autre part, leur emploi est géré comme une charge qu’il faut avant tout réduire.

De cette épreuve quotidienne, découlant de l’organisation du travail dans toutes les grandes entreprises, puis répercutée en cascade dans toutes les entreprises sous-traitantes, Rosanvallon, ne semble pas avoir la moindre idée.

Le capitalisme mute

Rosanvallon ne prend pas en compte les changements dans les structures globales. Ce sont pourtant les modifications massives dans les structures de l’économie mondiale à partir du début des années 1980 qui sont à l’origine de la plupart des épreuves subies aujourd’hui.

Le point de départ de la modification des structures globales fut, au milieu des années 1970, une baisse rapide du taux de profit, insupportable pour les capitalistes. Pour le rétablir, il fallait mettre fin au « fordisme » des « Trente glorieuses », remplacer la négociation salariale par la flexibilité du travail, imposer la libre circulation des capitaux et des marchandises, donner la priorité absolue aux actionnaires. De nombreux acquis sociaux furent supprimés, et la Sécurité sociale fut l’une des premières victimes de ce changement de mode de régulation du capitalisme.

Le résultat fut la remontée du taux de profit et la montée du chômage de masse car, pour permettre au taux de profit de remonter, les entreprises ont profité de la libre circulation des capitaux pour délocaliser leur production vers des pays où les salaires étaient beaucoup moins élevés, en licenciant à tour de bras. En France, de 200 000 au début des années 1970, le nombre de demandeurs d’emploi atteignait près de quatre millions en 1985 et plus six millions en 2015. Dans le même temps, le travail en intérim ou les embauches en CDD devenaient la norme.

Le chômage de masse, la précarité du travail, l’« ubérisation » des emplois sont l’arme du patronat et affaiblissent considérablement le salariat malgré des mobilisations très massives à partir du milieu des années 1990 (1995, 2003, 2010, 2016, 2019). Pour Rosanvallon, tout cela doit se passer sur la planète Mars.

Les épreuves de l’incertitude et la Sécurité sociale

Les rapports de Rosanvallon avec la Sécurité sociale sont insolites. Il ramène cette dernière (qu’il ne nomme jamais) à une simple « logique assurancielle », sans tenir compte du caractère social ou privé de cette assurance.

L’auteur des Épreuves de la vie écrit : « De plus en plus de situation de précarité ou de pauvreté relèvent en effet de « pannes de l’existence » ou d’évènements fortuits qui ne rentrent plus dans les cadres de traitement des mécanismes traditionnels de l’État-providence ».

Mais pourquoi ces pannes de la vie, ces évènements fortuits sont-ils beaucoup plus nombreux et ne rentrent-ils plus dans le cadre ? Pourquoi, si ce n’est parce que les cotisations sociales (leurs parts patronales en tout premier lieu) ont été constamment réduites dans le but d’augmenter les profits, alors que la satisfaction des besoins sociaux aurait exigé leur augmentation continue ?

Notre auteur n’hésite pas à mettre en cause « les comportements individuels » des chômeurs dans le développement du chômage de masse. Cela lui permet de passer sous silence le rôle des véritables responsables : les politiques néolibérales qui modifient les structures globales de l’économie et entraînent délocalisations et licenciements massifs. Voilà qui relève, une fois encore, beaucoup plus de Margaret Thatcher que de Wright Mills.

Tout cela ne renvoie pas qu’au passé, puisque Rosanvallon écrit : « Le projet gouvernemental de réforme des retraites lancé en 2019 visait à mettre en œuvre un principe d’équité a priori parfaitement justifiable et lisible ». Ceux qui se mobilisaient avaient pourtant compris que ce principe d’équité n’était qu’un nivellement vers le bas, que le projet était, à dessein, illisible et que le discours gouvernemental était truffé de contradictions et de contre-vérités.

Balayer devant sa porte

Rosanvallon n’évoque jamais son rôle dans l’imposition du néolibéralisme en France. Cet éclairage est pourtant indispensable pour comprendre pourquoi la grande transformation des structures globales, à l’origine de la plupart des épreuves subies par 90 % de la population (le salariat), est totalement absente de son livre.

Tout d’abord, Rosanvallon a dirigé, aux côtés de Roger Fauroux (PDG de Saint-Gobain) et de l’essayiste de droite Alain Minc, la Fondation Saint-Simon. Cette dernière avait pour fonction essentielle de convertir le PS au néolibéralisme. Elle s’est d’ailleurs dissoute, en 1999, considérant qu’elle avait joué son rôle, après que Lionel Jospin eut signé le traité d’Amsterdam, initié la mise en place du travail flexible avec la loi Aubry II et achevé la privatisation de la plupart des entreprises nationalisées.

Rosanvallon constate, ensuite, que les grèves sont moins nombreuses aujourd’hui qu’hier mais passe sous silence qu’il a tout fait pour qu’il en soit ainsi. Il était, en effet, le conseiller le plus écouté d’Edmond Maire, lorsque le dirigeant de la CFDT déclarait, en 1985, qu’il fallait « remiser la grève au musée des antiques, à côté de la hache de pierre, du joug d’attelage et de la lampe à huile ».

Enfin, les ambiguïtés de l’auteur des Épreuves de la vie sur la Sécurité sociale auraient pu trouver leur vérité dans son soutien actif au plan Juppé contre cette dernière en 1995 et à son opposition, toute aussi militante que celle de la dirigeante de la CFDT, Nicole Notat, au puissant mouvement social qui obligea Juppé à retirer l’essentiel de son projet5.

Cet article de notre camarade Jean-Jacques Chavigné a été publié dans le numéro 288 (octobre 2021) de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

1.Pierre Rosanvallon, Les épreuves de la vie : comprendre autrement les Français, Seuil, coll. Le compte à rebours, 2021.

2.Charles Wright Mills L’imagination sociologique, François Maspero, 1967 (éd. originale 1959).

3.Voir à ce titre le stimulant entretien de Stany Grelet, Carine Eff et Victoire Patouillard avec la politiste Sophie Béroud et l’historien Stéphane Sirot, « Du destin à l’histoire : transformations de la grève en France », Vacarme n° 26 (2004/1), p. 26-29 (consultable sur www.cairn.info)

4.Sur l’affirmation du néolibéralisme en France, voir Romaric Godin, La Guerre sociale en France. Aux sources économiques de la démocratie autoritaire, La Découvert, coll. Cahiers libres, 2019, p. 15-60.

5.Voir sur ce point Jean-Michel Bezat, « 1995 : le plan Juppé fait éclater la gauche », www.lemonde.fr/idee, 10 août 2007.

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