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Un parti brisé en son cœur (Tours #10)

Le Congrès de Tours se déroule du 25 au 30 décembre 1920. La vague qui s’est levée en faveur de la motion dite « Cachin-Frossard » ne laisse aucun doute sur l’adhésion du gros des bataillons socialistes et sur le départ de la droite. Reste toutefois à savoir où se fera la scission.

Les pourparlers estivaux du Parti avec Moscou, le ralliement de Frossard et de Cachin à la IIIe Internationale et le progressif rapprochement de leur fraction avec le C3I : autant d’évènements qui, mis bout à bout, rendaient la scission de plus en plus probable. Mais, sous l’écume des événements, se dissimulent des raisons profondes.

Forces en présence

La crise du socialisme français était bel et bien là, lancinante et insidieuse. Relisant l’histoire récente du parti, Frossard le dira, du haut de la tribune de Tours : « Depuis quatre ans, notre discipline s’est peu à peu dissoute, notre unité n’est plus que le manteau de nos divisions ». De nombreux militants partisans de l’adhésion à la IIIe Internationale, moins radicaux qu’un Souvarine en rupture de ban totale avec l’équipe Longuet-Faure qui dirigeait Le Populaire, acceptaient l’idée de la scission, mais à la condition qu’elle se fasse le plus à droite possible. Rompre avec les apôtres du « socialisme de guerre » semblait aller de soi pour une forte majorité de ce parti rajeuni et fort de près de 180 000 adhérents.

La droite du parti, consciente que le courant d’adhésion emportait tout sur son passage, s’est rassemblée à l’automne autour de deux pôles. Au moment où Blum, Bracke et Sembat rédigent de leur propre initiative, autour de Paoli, un texte doctrinal visant à s’opposer théoriquement à la motion dite « Cachin-Frossard », le courant droitier de Renaudel, organisé autour du bulletin La Vie socialiste, se décide à combattre violemment le bolchevisme et ses émules français. Le 13 novembre, le groupe de Renaudel se déclare prêt à soutenir la motion Paoli-Blum et, le 6 décembre, soit trois semaines avant le congrès, le Comité de résistance socialiste à l’adhésion rend public son manifeste.

À Tours ne s’affronteront toutefois non pas deux, mais trois motions. Le camp de l’adhésion doit y faire face non seulement aux « résistants » donc, mais également à la motion du Comité de la reconstruction maintenu dont la majorité, derrière Paul Faure, est de plus en plus hostile à l’idée d’un ralliement aux conditions de Moscou. Début décembre, l’espoir d’un congrès de clarification, opposant une droite réformiste et belliciste à une gauche prônant un socialisme régénéré, n’est plus de mise. Les considérations tactiques, les discussions de couloir et les postures politiciennes prennent le pas sur le débat d’orientation à même de définir une stratégie et une tactique correctes. En octobre, Sembat conseillait déjà Blum en ces termes : « Évitons de nous coller trop aux reconstructeurs, gardons-nous en bien, car […] plus ils lutteront contre les vingt-et-une conditions, plus pour se faire pardonner, ils taperont sur nous, sur le “socialisme de guerre”, etc. »... En ce sens, difficile de ne pas voir dans ce congrès présenté comme fondateur de visions irrémédiablement opposées du socialisme un simple faux-départ, un tragique malentendu !

Un congrès pour l’histoire

C’est le jour de Noël 1920 que débutent les travaux du XVIIIe congrès de la SFIO, sous les auspices d’un Jaurès déjà statufié dans la salle du Manège. Au-dessus de la tribune, – ironie de l’histoire – une étoffe rouge arbore le fameux « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » du Manifeste ! Les résultats des congrès fédéraux sont connus depuis maintenant plusieurs jours et l’impétuosité du courant d’adhésion est confirmée par les chiffres. Sembat, bien que viscéralement hostile au ralliement à Moscou, reconnaît le 26 décembre qu’il est « incontestable [...] qu’un grand courant d’enthousiasme s’est déchaîné derrière la motion Cachin-Frossard ». Il ajoute sans fausse pudeur, en ce 2e jour de congrès, que l’assistance « va voter par une grosse majorité l’adhésion ». En effet, la motion regroupant le C3I et les membres démissionnaires du Comité de la reconstruction (la dite « fraction Cachin-Frossard ») l’a emporté largement et le noyau des Résistants est littéralement écrasé : plus de 3 200 mandats contre moins de 400 !

Après la longue audition des délégués des fédérations, le congrès fait figure, du 26 décembre au soir jusqu’au 28, de joute oratoire entre les tenants des deux partis en cours de cristallisation qui cherchent à justifier leurs options politiques dans la perspective de la lutte de légitimité appelée à opposer les deux formations suite à leur rupture imminente. C’est le sens profond de l’engagement de Blum qui dira par la suite : « C’est sur le fanatisme doctrinaire de quelques hommes dont j’ai été que s’est brisée en 1920 la vague communiste ». Sembat, lui, insiste sur la stratégie du futur parti et s’ingénie à montrer que le courant majoritaire s’illusionne en misant sur l’imminence de la révolution en France. Selon lui, le dernier espoir de la bourgeoisie, « c’est de faire éclater avec le prolétariat un conflit violent ». L’ancien ministre d’Union sacrée conclut sa démonstration en prenant à partie la majorité favorable à l’adhésion : « Vous serez peut-être dans quelques mois profondément navrés à la pensée que la bourgeoisie n’aura pu être sauvée que par les fautes des révolutionnaires et que nous avons prolongé sa vie au lieu de la faire disparaître ».

Cachin répond aux critiques de Sembat, non par des arguments touchant à la situation objective du socialisme français, mais par un appel pathétique à soutenir inconditionnellement la Révolution russe élevée au rang de « plus grand mouvement humain qui ne fut jamais ». Par son alignement sur une Internationale qui n’en demandait alors pas tant, le directeur de L’Humanité, dévoile déjà son caractère profond de laquais. Ne s’écrie-t-il pas : « Une république socialiste est née, elle vous appelle à venir avec elle lutter sur le front nouveau de l’Internationale qu’elle a créée », alors qu’au même moment, Lénine, autrement plus lucide, considère que la République des soviets est encore loin de disposer des « fondements économiques nécessaires à la vraie société socialiste » ? Notons enfin que Cachin clôt son discours sans évoquer une seule fois, dans sa péroraison, l’Internationale qu’il souhaite rejoindre, cette dernière s’effaçant totalement, dans son propos, devant la Russie nouvelle qui aurait, à l’en croire, déjà instauré la « République sociale ». Si le stalinisme n’a qu’à peine commencé sa cristallisation au pays des soviets, ses futurs relais dociles en Occident commencent déjà à confondre le camp de la révolution sociale et celui de l’État soviétique en formation...

Au-delà des élans lyriques de Cachin et de Frossard, c’est le discours de Blum qui a laissé le plus de traces dans les mémoires. Contre le courant, le leader du groupe parlementaire socialiste défend l’idée que la minorité hostile à l’adhésion reste fidèle aux principes traditionnels du socialisme français et que les socialistes résistants à l’appel de la Révolution russe agissent, contrairement aux partisans de Moscou, en révolutionnaires conséquents. Blum dénonce le manque de clarté d’une motion d’adhésion refusant in fine les 21 conditions en montrant aux majoritaires qu’en dépit des concessions qu’ils croient avoir arrachées à Moscou, ils sont « en présence d’un tout, d’un ensemble doctrinal ». Or, « on ne chicane pas avec une doctrine comme celle-là ».

Face à la tentation insurrectionnelle et sectaire en passe d’emporter la majorité du parti, il affirme que « le socialisme n’est pas un parti en face d’autres partis. Il est la classe ouvrière toute entière. Son objet, c’est de rassembler, par leur communauté de classe, les travailleurs de tous les pays ». Mais son opposition à toute prise de pouvoir de type blanquiste ne l’empêche pas de tracer une voie qu’il considère comme révolutionnaire « puisque le socialisme est un mouvement d’idée et d’action qui mène à une transformation totale du régime de la propriété, et que la révolution, c’est, par définition, cette transformation même ». Même Frossard, dans son discours de réponse à Blum, est bien obligé de rendre hommage à « l’effort admirable » qui sous-tend la démonstration du député socialiste.

Une dernière question à régler

Le congrès de Tours ne peut toutefois être réduit à une joute entre militants se disputant pour l’avenir la légitimité du mouvement ouvrier. En réalité, une question restait en suspens. Non une question de programme, ou encore de tactique, mais une question de personne. Le congrès de Tours, c’est avant tout le règlement du « cas Longuet ». En effet, le chef de la minorité pacifiste pendant la guerre, dirigeant aimé des militants du rang pour sa loyauté au parti et à l’Internationale, s’est progressivement éloigné du camp de l’adhésion depuis le congrès de Strasbourg de février 1920. Dès le voyage de Frossard et de Cachin en Russie, il était clair que le Comité exécutif de la IIIe Internationale, déjà peu courtois avec les « négociateurs » français, concentrait ses attaques sur Longuet, attaché plus que tout à l’unité internationale qu’il incarne mieux que quiconque puisqu’il est trilingue par sa mère, qui n’était autre que la fille aînée de Marx. Peu après son « adhésion personnelle » à la IIIe Internationale, Frossard écrivait dans son journal : « Longuet restera, nous en sommes sûrs. Une scission de droite, c’est la défaite de quelques chefs. Une scission de gauche, c’est la rupture avec les masses ». Au retour des prétendus « pèlerins de Moscou », Longuet se déclare, au grand dam de Frossard, partisan de l’adhésion « avec réserves » et cristallise autour de sa position intermédiaire le gros des troupes reconstructrices.

La motion Longuet-Faure ne recueille finalement qu’un peu plus de 1 000 mandats et ne peut jouer qu’un rôle d’appoint face à l’arme absolue contre le « socialisme de guerre » que constituait la motion dite « Cachin-Frossard ». À Tours, les orateurs reconstructeurs, refusant de se complaire dans les réflexions théoriques de Blum comme dans la contemplation béate de Moscou, critiquent dans le détail les 21 conditions. Quant à Longuet, il doit s’exprimer le 28 décembre au soir. Le suspens relatif au sort qui lui sera fait dure pendant plusieurs jours, mais le couperet tombe quelques heures avant sa prise de parole. C’est le fameux « télégramme Zinoviev » qui est lu en pleine séance et fait l’effet d’un coup de tonnerre. En la personne de son président, le Comité exécutif de la IIIe Internationale considère la motion Longuet-Faure comme « pénétrée d’un esprit de réformisme et de diplomatie mesquine et chicanière » mais, surtout, qualifie ses deux premiers signataires d’« agents déterminés de l’influence bourgeoisie sur le prolétariat ».

Dans son discours, Longuet, dressant un tableau de la situation mondiale du mouvement ouvrier, s’ingénie à prouver que les forces vives du socialisme international ont tourné à dos à l’Internationale de Moscou. Épuisé par sa longue démonstration, l’orateur demande la permission de finir son discours le lendemain matin. Dans la seconde partie de son intervention, reprenant une célèbre formule de Vaillant, Longuet annonce vouloir défendre l’unité du parti « avec rage, avec passion ». Ce n’est que dans les dernières minutes de son discours qu’il se prononce enfin, de façon quasi-définitive, sur la question de la IIIe Internationale. Qualifiant le « télégramme Zinoviev », lu la veille à la tribune, d’« outrage et [... de] provocation », il lance à l’assistance : « Le moment est venu, pour vous, de dire si vous êtes disposés à recevoir le knout. Moi, je ne le suis pas ».

La brisure se fait

C’en est fini du « cas Longuet », malgré les ultimes tentatives de Frossard à la tribune, dans la journée du 29, pour supplier le centre reconstructeur de rejoindre le camp de l’adhésion. Les ténors de la IIIe Internationale ont en somme tranché à sa place les dilemmes du socialisme français. Lors du vote final sur la réponse à faire au Comité exécutif, la motion des majoritaires, dite Renoult-Vaillant-Couturier, recueille 3 247 mandats contre 1 398 à la motion du reconstructeur Mistral proposant de « maintenir intacte l’unité actuelle du parti ». Tard dans la soirée, Faure, au nom du Comité de reconstruction maintenu, et Paoli, pour les « résistants », appellent les militants refusant la création de la SFIC à se réunir le lendemain dans deux salles distinctes de la cité tourangelle pour achever le congrès de la SFIO, alors que les assises communistes continuent dans la salle du Manège.

La nuit a été courte – et certainement agitée – pour nombre de congressistes. Les réunions commencent tard, en cette fin de matinée. Très vite, malgré les hésitations de Longuet quis’est dit prêt à revenir salle du Manège « pour travailler à l’unité », les reconstructeurs, ayant obtenu des garanties minimales, notamment sur le refus de la participation ministérielle, décident de rejoindre les « résistants ». Deux lieux, deux congrès, deux partis appelés à devenir deux frères ennemis : en ce 30 décembre 1920, c’en est fini du parti unifié de Jaurès...

Cet article de notre camarade Jean-François Claudon est à retrouver dans le numéro n° 280 (décembre 2020) de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

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