Salariat et conscience de classe
Le premier article de cette série (*) a proposé un résumé de la manière dont, dans la vision partagée par la GDS, on définit les classes sociales et par conséquent le salariat dans le capitalisme. Mais si cette définition relève de la dimension objective de ce qu’est le salariat, cela ne signifie pas que spontanément et universellement la conscience de cette réalité existe parmi les salariés.
C’est pour cela que nous distinguons la classe en soi de la classe pour soi et que nous parlons de la conscience de classe : c’est la dimension subjective de la société divisée en classes qui joue un rôle déterminant dans l’évolution de la lutte sociale et politique.
Classe en soi et classe pour soi
Cette distinction est fondamentale, puisqu’elle permet entre autres de contrecarrer les accusations de déterminisme social portées contre la théorie que nous défendons.
Les détracteurs du marxisme expliquent en effet que celui-ci est un matérialisme vulgaire, car il estime que la conscience sociale des individus – leur manière de concevoir leur place dans la société et donc leur identité sociale, mais aussi leurs intérêts et leur capacité de changer le monde qui les entoure – est strictement déterminée par la place des individus dans les rapports sociaux. Comment se fait-il, disent-ils donc, que des salariés puissent voter pour la droite, voire l’extrême droite ? Soit le marxisme est une théorie fausse, soit tous les partis pour qui votent les salariés devraient défendre leurs intérêts. Et si des partis d’extrême droite défendent les salariés, il n’y a aucun lien entre l’objectif de l’émancipation humaine et le sujet révolutionnaire envisagé par le marxisme, à savoir le salariat.
Cette critique est évidemment simpliste et erronée. La distinction entre classe en soi et classe pour soi permet de la repousser. Les rapports sociaux capitalistes décrits dans le précédent article de cette série – fondés sur la libre vente de la force de travail contre un salaire monétaire – ne sauraient être sujets à interprétation : ils sont donnés et définissent donc objectivement la place qu’occupe chaque individu dans la société. C’est ce que nous appelons la classe en soi. Quelle que soit la définition de sa position sociale que se donne un salarié, à partir du moment où celui-ci dépend de la vente de sa force de travail pour vivre, il s’agit d’un salarié. Pour le dire autrement, la classe en soi correspond à la réalité sociologique du salariat.
La conscience de classe
Mais cette réalité ne se reflète pas spontanément dans la conscience qu’ont les individus de leur place dans la société : leur conscience de classe. Certains salariés ont une idée très précise de la place qu’ils occupent dans la société capitaliste ; d’autres peuvent penser qu’ils ne sont pas fondamentalement différents en tant qu’êtres sociaux de leurs patrons ou des petits commerçants qui s’auto-exploitent ; d’autres encore peuvent penser que leur identité ethnique ou leur appartenance religieuse les définit de manière prioritaire à leur place dans les rapports sociaux de production : ils auraient donc plus en commun avec les patrons de leur groupe ethnique ou religieux qu’avec les autres salariés.
C’est lorsque les salariés développent une conscience de classe aiguë qu’ils peuvent agir en conséquence et qu’ils se constituent donc en classe pour soi, en sujet politique capable de transformer les rapports sociaux. Cette dimension correspond en d’autres termes à la réalité politique de l’existence d’un mouvement ouvrier – c’est-à-dire d’organisations de classe se constituant comme telles et dans le but de défendre les intérêts de classe de leurs adhérents – et d’un mouvement socialiste. On entend par ce dernier terme l’ensemble des organisations qui réunissent des individus dans l’objectif de se battre pour une société radicalement différente dans laquelle les rapports sociaux de production seront profondément restructurés en donnant la capacité aux salariés non seulement d’exécuter le processus de travail, mais aussi d’en assurer collectivement la direction.
Cette difficulté de discerner clairement la place de chacun dans les rapports sociaux est très répandue. Lorsque, par exemple, j’ai fait une formation sur le salariat pour des camarades suisses, l’un d’entre eux m’a interpellé à la fin de ma présentation pour me dire son étonnement d’apprendre que je faisais une distinction très nette entre un salarié – même bien rémunéré – et le petit commerçant qui travaille jour et nuit pour faire tourner sa petite affaire. Les deux galèrent en effet, mais seul le premier fait partie du salariat.
Deux sources de confusion
En effet, on confond souvent à gauche le salariat et les couches sociales qui se situent entre lui et l’autre classe fondamentale de la société capitaliste, à savoir le capital (les individus qui possèdent et commandent les moyens de production et donc le travail des salariés). Cette confusion plonge ses racines dans deux réalités historiques et politiques.
Tout d’abord, dans la théorie qui a accompagné la tactique des fronts populaires antifascistes mise au point par le Kremlin et appliquée par les partis staliniens dans les années 1930. Après-guerre, ces partis ont recyclé cette politique en prônant une alliance « antimonopoliste » : le capitalisme ayant atteint le stade du « capitalisme monopoliste d’État » où de gros monopoles dominaient l’État en excluant tous les autres groupes sociaux du pouvoir politique, il s’agissait de rassembler le petit « peuple » – les salariés, mais aussi les paysans, les petits propriétaires indépendants, voire les professions libérales – contre le grand capital monopoliste, ou, comme on le disait communément, contre les « gros ».. Dans une France où le monde des indépendants étaient encore un groupe social important, quoique subissant une forte réduction de son poids démographique et économique, la gauche devait – expliquait la théorie – s’adresser à ce groupe social, voire contester son allégeance politique à l’extrême droite poujadiste. On retrouve cette stratégie aujourd’hui dans le discours de la France insoumise (ou de Podemos en Espagne) pour qui il s’agit de rassembler le peuple contre l’oligarchie et dont l’objectif est de détourner ce peuple de l’extrême droite.
La deuxième origine de cette confusion au sein de la gauche provient de la stratégie dite des partis « fourre-tout » (de l’anglais « catch-all ») développée par les partis sociaux-démocrates à partir des années 1950. Confrontés au fait que le salariat ne constituait pas encore une majorité sociale nette, ou en tout cas au fait que les salariés socialistes ne suffisaient pas pour leur donner une majorité électorale, ces formations se sont mises à théoriser le fait qu’il fallait devenir des partis sociologiquement plus larges pour devenir majoritaires.
Cette confusion apparaît souvent quand les partis de gauche se mettent à défendre les petites entreprises, voire les petits patrons, contre les grand(e)s, quand ils expliquent que l’Union européenne est l’instrument de l’oligarchie contre les peuples ou quand ils dénoncent le bradage de « notre » industrie nationale.
Conscience de classe et intérêts particuliers
Mais la question de la conscience de classe ne se résume pas à la conscience de sa place dans les rapports sociaux de production. Malgré cette condition sociale fondamentale partagée par désormais la grande majorité des actifs en France et en Europe, il n’en reste pas moins que tous les salariés n’ont pas les mêmes conditions de vie, ne font pas face aux mêmes conditions de travail, voire peuvent avoir des intérêts contradictoires dans le court-terme.
En effet, le salariat est segmenté en fonction des intérêts particuliers des différents groupes qui le composent. Typiquement, les salariés hautement qualifiés jouissent d’un rapport de force qui leur est favorable sur le marché de la force de travail et peuvent donc négocier un salaire et des conditions de travail confortables. La même chose ne vaut pas pour les salariés non qualifiés. Les salariés se distinguent donc par leur niveau de qualifications et de revenu.
De même, certains salariés, du fait de leurs revenus confortables, ont accumulé un patrimoine important et développé un sentiment de propriété que n’ont pas les salariés obligés de vivre encore dans du logement locatif ou de se déplacer en transports collectifs plutôt qu’en voiture personnelle. Certains ont accès à des loisirs de distinction (les biens culturels en général, ou le tourisme à l’étranger), alors que d’autres ne peuvent pas se le permettre.
De même, entre les salariés d’une entreprise qui ne réussit pas à faire face aux importations et les salariés qui consomment ces marchandises importées moins chères, il y a des intérêts divergents dans le court-terme : les uns sont susceptibles de réclamer une protection douanière pour se protéger contre le risque de licenciement ou la baisse de leurs salaires, tandis que les autres n’y ont pas intérêt car cela diminuerait leur pouvoir d’achat (en augmentant le prix des marchandises sur le marché).
Enfin, les dimensions de sexe et de race créent des clivages au sein du salariat. Pour un niveau équivalent de qualification, une femme et une personne « racisée » n’obtiendront, en moyenne, pas les mêmes rémunérations et conditions de travail qu’un salarié « blanc » (cette question spécifique sera traitée dans un article ultérieur de la présente série).
Une construction historique
Toutes ces différences ont évidemment un rôle structurant dans le développement de la conscience de classe. Il existe donc une irrégularité de cette conscience qui tient aux conditions matérielles d’existence qui varient en fonction des groupes de salariés. Mais le potentiel d’unir tous ces individus dans un mouvement politique d’ensemble visant à dépasser l’organisation sociale existante existe bel et bien. L’élément commun fondamental est le fait que tous ces individus ne commandent pas leur activité de travail : ils travaillent pour quelqu’un d’autre. Leur convergence politique peut donc se structurer autour de l’idée de la démocratisation du travail et de la société plus largement.
L’évolution et la construction politique de la conscience de classe ont un rôle politique majeur et une réalité historique qu’on ignore souvent. Comme l’expliquait par exemple le sociologue Florent Gougou dans les pages de D&S 248, le vote ouvrier a connu des évolutions substantielles depuis les années 1950. D’une situation où les ouvriers votaient systématiquement de manière majoritaire et s’identifiaient à la gauche, on est passé à la fin de cette préférence électorale pour la gauche et à la montée d’un important vote ouvrier pour l’extrême droite. C’est en grande partie lié au déclin d’une série d’industries traditionnelles (mines, sidérurgie, textile) qui ont décimé des bastions syndicaux qui structuraient la conscience sociale de leurs adhérents. De même, les chercheurs en sociologie électorale montrent que les salariés syndiqués votent plus pour la gauche que la moyenne des salariés.
Les reculs de la syndicalisation depuis quarante ans expliqueraient donc en partie les difficultés actuelles de la gauche. En d’autres termes, le niveau de conscience de classe d’une partie importante du salariat a fortement diminué en même temps que ses organisations de classe se sont affaiblies et cela explique en grande partie les difficultés politiques du mouvement socialiste dans les pays du capitalisme avancé aujourd’hui.
(*) Aux origines de la classe sociale majoritaire
Cet article de notre camarade Christakis Georgiou est à retrouver dans la revue Démocratie&Socialisme n)254-255 d'avril-mai juin 2018.