Répression et recul des libertés (#2)
Ce gouvernement impopulaire, face à l’irruption du mouvement des Gilets jaunes, a de plus en plus recours à la manière forte pour pouvoir mener sa politique antisociale. Tout le monde le sait, la tactique de Macron et de ses ministres depuis quelques mois est non seulement de faire semblant d’écouter avec le grand débat national, mais aussi de tenter de faire peur à toutes celles et tous ceux qui sympathisent avec les Gilets jaunes et envisagent de les rejoindre sur les ronds-points et dans les manifestations.
Et sous prétexte de la casse qui a lieu en marge des manifestations tous les samedis, Macron cherche à aller encore plus loin dans la politique de recul des libertés publiques mise en œuvre depuis plus d’un an maintenant, notamment avec la loi qui, en octobre 2017 a normalisé l’état d’urgence en transposant l’essentiel de ses dispositions liberticides dans le droit commun (la loi « renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme »). Déjà à l’époque, la Ligue des Droits de l’Homme (LDH) expliquait que « l’État de droit est profondément ébranlé » et que « les droits et libertés seront traités à l’aune des besoins de l’État »1. Et voici que maintenant, avec la loi dite « anti-casseurs », l’exécutif cherche à aller encore plus loin dans l’intimidation du mouvement social par le durcissement des dispositions juridiques contre les manifestants et l’étendue de l’arbitraire préfectoral.
Répression militaire et judiciaire
Comme l’expliquait dans nos colonnes, en janvier 2019, l’avocat et membre du BN de la LDH Arié Alimi2, Macron avait commencé son quinquennat en cherchant à revenir sur le virage autoritaire de la stratégie de maintien de l’ordre entamé sous l’impulsion de Valls à l’occasion du mouvement contre la loi Travail en 2016. Il a voulu rétablir la stratégie consistant à maintenir les forces de l’ordre à distance des manifestants et à éviter le contact, et donc à minimiser les violences commises par les policiers et gendarmes. L’émoi suscité par le traitement des manifestants en 2016 avait laissé des traces.
Mais voilà qu’à partir de l’Acte III environ du mouvement des Gilets jaunes, la stratégie a changé. L’exécutif a repris les tactiques mises en œuvre en 2016 – nasse des manifestants, intimidations, contact et violences physiques, militarisation des moyens et tactiques utilisés – en les accentuant. Le recours aux LBD (« lanceurs de balles de défense », le flashball), aux grenades lacrymogènes (c’est une telle grenade qui a tué Zineb Redouane dans son appartement à Marseille le 1er décembre) et aux grenades explosives dites de « désencerclement » s’est généralisé. On a même utilisé des fusils d’assaut à l’occasion la manifestation du 12 janvier 20193 ! Et fin mars, l’armée a été mobilisée.
L’objectif est clair : il faut faire peur aux manifestants et à celles et ceux qui pourraient les rejoindre pour étouffer le mouvement à un moment où il semble décoller. Et pas seulement aux manifestants, mais aux journalistes aussi, qui captent des images compromettantes pour les forces de l’ordre et le ministère de l’Intérieur4. Christophe Deloire, le secrétaire général de Reporters sans frontières, expliquait sur Europe 1 en janvier que le niveau de violence à l’encontre des journalistes n’avait cessé de croître – son association a d’ailleurs lancé une pétition : « Les citoyens ont le droit de manifester, les journalistes celui d’informer ! »5.
L’exécutif a même eu recours à des méthodes clairement illégales. Mediapart a publié en mars les témoignages de policiers parisiens expliquant que, depuis le début du mouvement, les ordres de leur hiérarchie étaient de placer systématiquement les Gilets jaunes interpellés dans les manifestations en garde à vue, même sans motif6. Ce qui est illégal, car la loi prévoit la garde à vue pour des personnes ayant commis ou tenté de commettre des infractions. Et le procureur de Paris, Rémy Heitz, a même été en janvier jusqu’à donner des ordres aux magistrats du parquet consistant à prolonger les gardes à vue même après le classement sans suite des dossiers – une détention arbitraire et donc purement illégale. Sachant que l’on pouvait être interpellé aux abords des manifestations pour le port d’un foulard.
Ce n’est donc pas un hasard si les violences commises par les forces de l’ordre atteignent des sommets. Le journaliste David Dufresne recense ces violences sur sa page « Allô Place Beauvau ? »7 : à la mi-avril, on comptait 248 blessures à la tête (plusieurs dizaines de victimes ont été éborgnées, à l’instar de la figure emblématique du mouvement, Jérôme Rodrigues) dont plusieurs commises contre des journalistes et des secouristes. Il y a aussi eu des dizaines de blessures aux membres supérieurs et inférieurs, ainsi qu’au dos et aux parties génitales, et plus d’une centaine d’intimidations, insultes et entraves à la liberté de la presse. Et il ne s’agit là que des cas signalés au journaliste.
De même, la répression judiciaire du mouvement constitue une répression historique. Selon la chancellerie, il y avait eu fin mars plus de 8 700 gardes à vue et plus de 2 000 condamnations de Gilets jaunes – dans des temps records, alors que pour Alexandre Benalla, on attend encore ! – dont plus de 40 % avaient donné lieu à des peines de prison ferme. 1 800 personnes devaient encore comparaître.
Encore une loi contre les libertés
Et si tout cela ne suffisait pas, l’exécutif a fait adopter la loi dite « anti-casseurs », initiée en mai 2018 sous prétexte de lutter contre les black blocs. Son esprit ? « Un droit de manifester aux mains du pouvoir » pour la LDH8. La loi comportait initialement l’interdiction administrative de manifester et l’inscription des personnes qui en font l’objet sur un fichier national – en clair, les préfets décident qui peut et qui ne peut pas exercer ce droit démocratique de base. Le Conseil constitutionnel, saisi par Macron lui-même – qui comptait ainsi éviter une mise en cause de l’ensemble de la loi, devant la Conseil, par l’opposition parlementaire, ou le recours à la Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC) devant les juridictions –, a censuré cette disposition, tellement les dispositions de la loi sont liberticides et contraires à l’esprit démocratique. Mais il a validé les fouilles de personnes et véhicules sur réquisition du procureur dans les manifestations et à leurs abords, ainsi que le délit de dissimulation volontaire (totale ou partielle) du visage (jusqu’à un an d’emprisonnement).
C’est pourquoi plus d’une cinquantaine d’associations et de syndicats demandent l’abrogation de la loi et ont organisé une manifestation à Paris le 13 avril dans ce but9. Et c’est pourquoi cette loi a suscité l’émoi jusque dans les rangs de la majorité parlementaire. Le député centriste de la Marne, Charles de Courson, fils de résistant et petit-fils d’un des 80 parlementaires qui avaient refusé les pleins pouvoirs à Pétain en juin 1940 et qui est mort à son retour de déportation, a été jusqu’à s’exclamer : « C’est la dérive complète ! On se croit revenus au régime de Vichy ! », durant le débat à l’Assemblée Nationale sur le texte de loi en janvier. Et d’expliquer dans la foulée que les instruments juridiques permettant de poursuivre les casseurs existent déjà et que rien ne justifie les mesures liberticides d’exception contenues dans la loi.
Macron critiqué de toutes parts
En effet, la politique répressive du gouvernement a provoqué de nombreuses réactions. Il n’y a pas que la gauche et quelques démocrates du « centre » en France qui se rendent compte de la situation. Le Parlement européen a adopté une résolution le 14 février, initiée par les trois groupes de gauche (les sociaux-démocrates, les Verts et la gauche radicale) dénonçant « des interventions violentes et disproportionnées de la part des autorités publiques lors de protestations et manifestations pacifiques ». La résolution a été adoptée par 438 voix (donc bien plus largement que les voix de gauche au Parlement), contre 78 vote contre et 87 abstentions seulement. Écrasant désaveu pour l’exécutif français.
Au même moment, les critiques sont venues aussi de l’ONU. Le même jour, un groupe d’experts du Haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme dénonçait des « restrictions graves aux droits des manifestants “Gilets jaunes” », ainsi que la loi anti-casseurs jugée contraire aux conventions internationales relatives aux droits civils et politiques. Macron en infraction du droit international autrement dit.
Quelques semaines plus tard, c’est la Haut-commissaire elle-même, l’ancienne Première ministre chilienne Michelle Bachelet (survivante des prisons du régime de Pinochet), qui a dénoncé la politique de maintien de l’ordre de la France et demandé une enquête « sur l’usage excessif de la force » dans un discours devant le Conseil des droits humains de l’ONU à Genève. Dans le même discours, Bachelet a également dénoncé la répression de la révolution au Soudan. Le Conseil de l’Europe a aussi demandé la suspension immédiate de l’usage des LBD fin février. Cette revendication a aussi été portée par des médecins, via une pétition initiée par le neurochirurgien Laurent Thines en janvier.
Enfin, c’est, encore une fois, le Défenseur des droits qui dans son rapport annuel d’activité 2018 (publié en mars 2019) a dénoncé « une régression continue des droits et des libertés fondamentales » accentuée depuis l’instauration de l’état d’urgence en 2015. Le rapport parle même d’un « nouvel ordre juridique, fondé sur la suspicion » et « des mesures sécuritaires visant notamment à développer le contrôle dans l’espace public » et dénonce l’illégalité des mesures mobilisées contre les Gilets jaunes.
À bas l’État policier !
On le voit, un fil direct relie l’état d’urgence aux Gilets jaunes éborgnés par flashball, un fil qui passe par la répression du mouvement contre la loi Travail, mais aussi celle que subissent régulièrement les migrants et les populations issues de l’immigration post-coloniale. En même temps qu’il dénonçait la stratégie de maintien de l’ordre déployée face aux Gilets jaunes, le Défenseur des droits a dénoncé des ordres illégaux et des pratiques discriminatoires dans les commissariats parisiens reposant sur le profilage racial et social10. De plus en plus, l’arbitraire policier fait des victimes au-delà des rangs des personnes qui en avaient l’habitude depuis longtemps.
La manifestation du 13 avril devrait servir de point de départ pour un mouvement d’ensemble des associations, syndicats, organisations politiques et autres organisations collectives de la société civile pour défendre les libertés et faire reculer l’État policier qui, de plus en plus, s’installe et se prétend légitime en France.
Cet article de notre camarade Christakis Georgiou est à retrouver dans le dossier "Scandaleuse répression" du numéro 264 (avril 2019) de Démocratie&Socialisme, la revue de la gauche démocratique et sociale (GDS).
- Communiqué de la LDH, « Fausse sortie de l’État d’urgence, vrai recul de l’État de droit », 31 octobre 2017.
- « Entretien avec Arié Alimi, avocat des lycéens », D&S261, janvier 2019.
- Voir « Gilets jaunes : les armes de l’escalade policière », Mediapart, 16 janvier 2019.
- Voir par exemple « Gilets jaunes : vingt-quatre photographes et journalistes veulent porter plainte pour violences policières » Le Monde, 14 décembre 2018.
- https://rsf.org/fr/les-citoyens-ont-le-droit-de-manifester-les-journalistes-celui-dinformer.
- « Des policiers témoignent : “On est obligé d’accepter des instructions illégales”», Mediapart, 15 mars 2019.
- https://www.mediapart.fr/studio/panoramique/allo-place-beauvau-cest-pour-un-bilan.
- Communiqué du 4 avril 2019.
- https://www.ldh-france.org/liberte-de-manifester-abrogation-de-la-loi.
- « Le “J’accuse” de Jacques Toubon au préfet de police à Paris », Journal du Dimanche, 13 avril 2019.