GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

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Vie et mort de la République bavaroise des conseils (#4)

Pour les militants révolutionnaires, grandes espérances et terribles désillusions sʼentrechoquèrent en ce mois de mai 1919. La fête internationale des travailleurs fut par exemple en France le cadre dʼune grève générale dʼampleur, tandis que Gramsci publiait à Turin le premier numéro de LʼOrdine nuovo. En Allemagne en revanche, lʼheure nʼétait pas aux réjouissances. Les corps francs investissaient Leipzig le 11 et la grève générale fut brisée dans la Ruhr à la fin du mois. Quant à la République des conseils de Bavière, elle fut écrasée par la soldatesque entre le 1er et le 10 mai.

Le communiste Eugen Léviné notait le 9 avril dans son carnet : « Dans les usines, les travailleurs triment et suent comme auparavant pour le capital. Dans les bureaux sont assis les mêmes fonctionnaires royaux. […] Les rotatives de la presse capitaliste continuent de crépiter, crachant leur venin et leur bile, leurs mensonges et leurs calomnies […]. Pas un seul prolétaire nʼa obtenu dʼarme. Pas un seul bourgeois nʼa été désarmé ». Drôle de « République de conseils » que celle qui avait été proclamée par en haut deux jours plus tôt, à lʼinitiative des chefs du SPD, de lʼUSPD et par différents représentants de la bohème intellectuelle munichoise !

Mais la farce prit rapidement un tour tragique. Le 13 avril, une tentative de putsch menée par la milice républicaine provoqua brutalement la chute de la République anarcho-indépendante. La riposte populaire fut spectaculaire et les masses, victorieuses des maigres troupes de la réaction munichoise, exigèrent la formation dʼun gouvernement dʼhommes énergiques et décidés. Presquʼà leur corps défendant, les communistes prirent la tête de cette République dont ils nʼavaient cessé, les jours précédents, de dénoncer la proclamation jugée prématurée.

Quʼallèrent-ils faire...

Selon Pierre Broué, cette initiatives des communistes bavarois dirigés par Eugen Léviné « était diamétralement opposée à la politique prescrite à lʼépoque par la Centrale communiste qui interdisait tout putsch, toute aventure ». La réalité est un peu plus compliquée.

Paul Frölich rappelle dans son autobiographie quʼaprès la proclamation de la première République des conseils, la Centrale du KPD avait rédigé depuis Leipzig, « un appel qui, sous une forme très prudente, engageait le parti en faveur de la participation au gouvernement des conseils ». Cette dérogation à la ligne nationale interdisant toute prise du pouvoir isolée sʼexplique par les spécificités de la révolution bavaroise. Elle était en effet caractérisée par une unité inédite entre les partis ouvriers et pouvait par ailleurs contribuer à créer un pôle « rouge » au Sud du Reich, puisque lʼAutriche sociale-démocrate, alors en pleine ébullition, se trouvait coincée entre la Hongrie et la Bavière des conseils.

Au cours de la semaine que dura la première République des conseils, des négociations eurent lieu entre les communistes et le gouvernement. Selon Paul Frölich, qui avait été envoyé à Munich par Paul Levi à la demande des communistes bavarois, « on arriva à un accord par lequel nous nous mettions à la disposition du gouvernement comme conseiller sans assumer de responsabilité ». Eugen Léviné ne croyait guère en cette collaboration des communistes avec les beaux parleurs et les poseurs du Conseil central révolutionnaire. Mais elle nʼeut guère le temps de se mettre en place, puisque, le 13 avril, la résistance des masses au putsch de la milice républicaine poussa les communistes en général, et Eugen Léviné en particulier, à prendre les commandes.

Selon Paul Frölich, « les combats entre les ouvriers et la milice avaient commencé par une attaque de la troupe contre un des locaux de notre parti. Sont ensuite arrivées des informations qui prouvaient quʼil ne sʼagissait pas de petites escarmouches, mais de combats acharnés impliquant toujours plus dʼouvriers […]. Très vite, nous avons été dʼaccord pour entrer dans le combat en tant que parti, de lʼorganiser, dʼy appeler les masses ».

Dans le feu de lʼaction

Au dire des auteurs de lʼIllustrierte Geschichte der deutschen Revolution, une fois les communistes entrés résolument dans la bataille, « la milice fut contrainte de se retirer dans la gare centrale et, le soir même, cette dernière fut prise dʼassaut à coup de grenades et de canon, puis occupée ». Une assemblée improvisée des conseils dʼusine et de caserne sʼy tint aussitôt et cette déclaration fut adoptée : « Le conseils central révolutionnaire provisoire est déclaré déchu. Le pouvoir législatif et exécutif de la République des conseils est transféré à un comité dʼaction de quinze membres » dans lequel les membres du KPD occupèrent une place centrale. La seconde République des conseils étaie née.

Cette second mouture nʼavait peu en commun avec sa devancière. Elle était réellement basée sur les conseils dʼusine récemment élus et sʼappuyait sur une grève générale qui fut effective du 14 au 22 avril. Selon lʼHistoire illustrée, dans ce cadre, « on ne se contenta pas de décréter la socialisation, on lʼorganisa concrètement, à la base, dans les entreprises ». On nomma par ailleurs des délégués révolutionnaires pour superviser les banques. Dans une ville sous blocus, il était vital dʼassurer lʼapprovisionnement. De nombreuses perquisitions furent réalisées dans les résidences bourgeoises pour traquer les stocks de nourriture quʼil convenait de distribuer aux affamés et pour confisquer les véhicules particuliers. On procéda enfin à lʼarmement des travailleurs et au désarmement des bourgeois. Selon Léviné, les fils dʼattente pour déposer les armes au ministère de la Guerre constituait « le vote de confiance de la bourgeoisie pour le nouveau gouvernement »...

Dans un rapport officiel destiné à Hoffmann, on peut lire que « des gens tout à fait raisonnables » passaient au nouveau gouvernement. Le rédacteur de la note insiste : « ce serait une erreur fatale si nous supposions quʼil existe à Munich la même division claire entre les spartakistes et les autres socialistes. Pour lʼinstant, la politique des communistes se donne constamment pour but dʼunir toute la classe ouvrière contre le capitalisme ». Dans son autobiographie, Frölich reconnaît que lʼindépendant Toller, le leader de la première République des conseils, jouissait encore « de fortes sympathies dans les masses ». Avec Niekisch et Klingelhöfer, il refusa un temps de reconnaître le nouveau gouvernement. Après un temps de réflexion, « il déclara en son nom et au nom de ses amis quʼil reconnaissait le nouvel état des choses et quʼil était prêt à coopérer ».

Lʼarmée rouge réorganisée par Egelhofer manquait dʼentraînement, mais une de ses sections placée sous les ordres de Toller avait, le 18 avril, repoussé au-delà de Dachau les forces fidèles à Hoffmann.

Entre isolement et division

Mais la calomnie contre Munich-la-Rouge, isolée comme lʼavait été la Commune de Paris 48 ans auparavant, se diffusait à grande vitesse dans la Bavière rurale. Hoffmann et Schneppenhorst signent et font placarder partout où sʼexerce leur pouvoir une affiche qui commence ainsi : « La terreur russe, déclenchée par des éléments venus de lʼétranger, fait rage dans Munich. Cette situation honteuse ne doit pas durer un jour de plus, une heure de plus ». La Berliner Tagblatt lʼassura : « La mise en commun des femmes, y compris de celles qui sont mariées, a été décrétée » ! La presse bourgeoise – progressiste comme réactionnaire – avait diffusé des mensonges fort similaires peu avant la « Semaine sanglante » berlinoise de début janvier.

La division ne pouvait que sʼamplifier au sommet de lʼ« État ». Le 26 avril, Toller, qui avait appelé le KPD à la rescousse deux semaine plus tôt, parlait de la sorte : « Je considère que le gouvernement présent est un désastre pour les masses laborieuses bavaroise. Le soutenir équivaudrait à mes yeux à compromettre la révolution et la République des soviets ». Son ami Klingelhöfer définissait quant à lui les communistes comme des « terroristes capricieux » dont la politique, « avec ses revendications provocatrices, ne peut quʼavoir des conséquences funestes ».

Le 22 avril, dernier jour de la grève générale, fut organisé un ample défilé des forces de la République des conseils. Ce fut là l’acmé du régime. Après cette date, les frictions se multiplient avec les indépendants, principalement avec Toller, qui était capable de passer en une seule journée de lʼenthousiasme « révolutionnaire » le plus délirant à la morne volonté de négocier la capitulation munichoise au plus tôt... Le 26 avril, Toller, Klingelhöfer et Männer critiquèrent vivement les communistes en assemblée plénière des conseils et en appelèrent à une « dictature de lʼamour » qui nʼen exclurait pas moins les « éléments étrangers au pays » afin de livrer le pouvoir à un « gouvernement dʼautochtones » chargé de négocier avec Hoffmann. Le lendemain, les délégués approuvèrent cette orientation et les communistes décidèrent de quitter lʼassemblée.

Les « rouges » au poteau !

Le départ des communistes du Comité et les atermoiements des fidèles à Toller suscitèrent un vide au sommet quʼil fallut bien combler. La République des conseils passa ses derniers jours sous la direction de lʼénergique Rudolf Egelhofer, le chef communiste de lʼarmée rouge bavaroise. Dans lʼautre camp, la stupeur et lʼirrésolution avaient fait leur temps. Conscient des difficultés à mobiliser des forces de répression « autochtones », Hoffmann se décida, après le cuisant échec de ses hommes devant Dachau, à en appeler au Reich. Mais, à en croire les auteurs de lʼIllustrierte Geschichte der deutschen Revolution, « Noske avait déjà à faire dans le Nord et le gouvernement Hoffmann dut sʼinscrire sur la liste dʼattente ». Il profita de ce délai pour recruter des volontaires et écraser les poches de résistance ouvrière dans le Nord de la Bavière.

Finalement, les 30 000 soldats des corps francs commandés par le Général Oven pénétrèrent en Bavière à la fin du mois dʼavril. Le 1er mai, ils étaient aux portes de Munich où lʼon savait quʼils venaient dʼassassiner vingt auxiliaires médicaux non armés à Starnberg, au sud-est de la capitale bavaroise. Pour les plus avisés, la fin était écrite dʼavance. Les communistes lancèrent alors cet appel : « Les gardes blancs nʼont pas encore vaincu quʼils accumulent déjà les atrocités. Ils torturent et exécutent les gardes rouges faits prisonniers, achèvent les blessés. Ne facilitez pas la tâche des bourreaux. Vendez votre vie chèrement ». Quelques mois après les faits, Paul Frölich écrivait que « les dirigeants des troupes contre-révolutionnaires voulaient entrer en vainqueurs dans Munich et infliger aux ouvriers munichois une leçon sanglante ».

Lʼexécution par Egelhofer dʼune dizaine dʼotages – dont des membres de la Société Thulé, un groupe antisémite précurseur du parti nazi – servit pour la contre-révolution de prétexte à ce quʼil faut bien appeler, avec Pierre Broué, une « bacchanale sanguinaire » qui fit plus de 600 morts. Munich fut nettoyé de ses « bolcheviks » à la mitrailleuse et au lance-flammes. Selon lʼhistorien universitaire A. Mitchell, « la résistance fut rapidement brisée, et sans pitié. Les hommes trouvés avec des fusils en leur possession étaient fusillés sans procès et souvent sans interrogatoire. La brutalité irresponsable des Freikorps continua à sʼexercer sporadiquement les jours suivants, les prisonniers politiques étaient battus et parfois exécutés ».

Terrible bilan

Dans leur œuvre de mort, les corps francs ne firent « aucune distinction entre les deux républiques successives », comme lʼa judicieusement fait remarquer Pierre Broué : Egelhofer fut passé par les armes sans autre forme de procès ; le libertaire Gustav Landauer, apôtre de la non-violence, fut quant à lui battu à mort. Selon Rosa Leviné-Meyer, la femme dʼEugen, « les gens étaient tirés de leur lit, fusillés, poignardés et effroyablement battus ». Douze ouvriers de Perlach étrangers au conflit, dénoncés par un homme dʼÉglise comme des membres actifs de lʼUSPD, furent abattus et dépouillés. Le 6 mai, la soldatesque assassina par erreur 21 jeunes catholiques quʼelle avait pris pour des spartakistes. Cette horrible bavure sonna la fin de la curée, même si 186 exécutions eurent encore lieu.

De leur côté, les tribunaux dʼHoffmann ne chômèrent pas, puisquʼils prononcèrent plus de 2 200 condamnations. Lʼanarchiste Mühsam fut condamné à quinze ans dʼemprisonnement et Toller à la prison à perpétuité – même si sa peine fut finalement commuée en cinq ans de forteresse quʼil purgea à Niedrschonenfeld. Le 4 juin commença le procès dʼEugen Léviné qui prononça devant ses juges cette formule promise à la postérité : « Nous autres, communistes, sommes tous des morts en sursis. […] Vous pouvez bien me tuer, mes idées continueront à vivre ». Il tomba le surlendemain, fusillé contre le mur de la prison, en criant : « Vive la révolution mondiale ». Cʼest pourtant la contre-révolution, à laquelle les militants ouvriers allemands avaient déjà payé un si lourd tribut, qui allait rapidement triompher en Bavière. Elle devint dès 1920 le repère des ligues séparatistes, de la réaction monarchiste et dʼune mouvance fasciste quʼallait finalement unifier un certain NSDAP....

Cet article de notre camarade Jean-François Claudon est à retrouver dans le numéro 265 de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

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