GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

International – Europe

Que reproche-t-on à Gérard Filoche ? D’être socialiste !

Nous reproduisons ici la chronique « Internationales » de notre ami Philippe Marlière, professeur de sciences politiques à l'University College de Londres. Cet article est paru dans la revue Démocratie&Socialisme n°217. Il s’agit d’un entretien accordé au journal Politis fin août. Pour l’essentiel, cet article a conservé toute son actualité.

Après une erreur d’arbitrage manifeste, John McEnroe avait pour habitude d’apostropher vivement l’inepte individu perché sur la chaise haute : « You can’t be serious ! » Jean-Christophe Cambadélis, premier secrétaire intérimaire du Parti socialiste, vient de « déférer » devant la Haute autorité du parti Gérard Filoche, dirigeant socialiste et membre du Bureau national du PS. Cambadélis reproche à Filoche d’avoir tenu des propos « inqualifiables » et « intolérables » à l’encontre de Christophe de Margerie, le PDG du groupe Total, décédé accidentellement il y a quelques jours. « You can’t be serious, Camba »

Les propos de Gérard Filoche sont qualifiables et s’ils sont intolérables à ceux qui gouvernent ou dirigent le parti, c’est parce que l’ex-inspecteur du travail a énoncé quelques vérités politiques qui dérangent. En d’autres termes, Valls, Cambadélis et les élus socialistes qui appellent aujourd’hui à purger le PS de son socialiste indésirable, sont en train de fabriquer de toute pièce un procès en sorcellerie de gauche. Accusé Filoche, levez-vous : le premier ministre et la direction du parti vous reprochent d’être socialiste, de penser, d’agir et de vous exprimer en tant que socialiste fidèle à ses idéaux socialistes ! En 2014, le PS juge ses dévoués dirigeants pour délit d’opinion de gauche.

Il faut relire ce tweet qui a mis ces dirigeants du PS en émoi et provoqué l’habituelle tempête dans un verre d’eau médiatique. Il n’insulte ni ne diffame, ni la mémoire, ni la personne privée de M. de Margerie. Ce message va à l’essentiel (normal, c’est un tweet) : il remarque ironiquement que l’oligarchie politique et économique du pays accuse le coup, et sous-entend que derrière les louanges particulièrement appuyés dont M. de Margerie a fait l’objet depuis l’annonce de sa mort, il y a la défense d’une entreprise, d’un système aux ramifications économiques et géopolitiques importantes.

Un peu de recherche montre que ce groupe industriel a, à plusieurs reprises, contrevenu au droit international et au respect des droits de l’Homme. Gérard Filoche ne fait que rappeler ce qui est de notoriété publique : M. de Margerie, en tant que dirigeant de Total, était un homme à la tête d’un groupe aux pratiques parfois douteuses. Sous sa présidence, le groupe pétrolier a fait face à plusieurs procès mettant en cause sa probité et sa réputation : marée noire après le naufrage de l’Érika (condamnation de Total à payer de fortes indemnités en 2010) ; accusation des familles des victimes d’avoir tout fait pour « camoufler la vérité » après l’explosion de l’usine AZF à Toulouse, (2001) ; mise en cause dans le cadre de versements occultes dans l’affaire « pétrole contre nourriture » en Irak (1996-2003) ; critiques d’associations des droits de l’Homme pour sa coopération avec la junte dictatoriale au pouvoir en Birmanie jusque 2011, et condamnation pour avoir fait travailler des personnes sans les payer lors de la construction d’un gazoduc.

Il n’est pas évident que les dirigeants du groupe Total apprécient le tohu-bohu provoqué par Valls et Cie. Leur condamnation (trop) empressée de Filoche est gênante car elle risque de braquer de nouveau les projecteurs sur les pratiques discutables de ce groupe pétrolier. Les intérêts capitalistes détestent ce genre de déballage public. Ils préfèrent mener leurs affaires dans le confort de l’anonymat le plus complet possible. Ironie de l’histoire ; à l’heure actuelle, les dirigeants de Total sont peut-être en train de maudire l’artificielle indignation de Valls et de Cambadélis.

La France de Hollande et de Valls est-elle à ce point thatchérisée pour que tout rappel de faits avérés suscite une telle réaction hostile ? Est-il encore permis sous un gouvernement socialiste de débattre des actions de grands patrons dans l’exercice de leurs fonctions ? Le patron est-il devenu dans la Hollandie un être modèle, intouchable et indiscutable ?

Devant la Haute autorité du PS, Gérard Filoche s’étonnera probablement de l’empressement avec lequel son parti souhaite traiter cette affaire. D’autres dirigeants éminents qui, pour le coup, avaient commis des infractions graves et répétées, n’ont jamais reçu d’ordre à comparaître : Jean-Noël Guérini, lassé peut-être de ne pas être expulsé par le PS, a fini par rejoindre de son propre chef le camp de Jean-Claude Gaudin ; Jérôme Cahuzac, le ministre qui chassait les fraudeurs du fisc en les regardant droit dans les yeux ; Thomas Thévenoud, l’homme qui cauchemarde la nuit lorsqu’il rêve de sa feuille d’impôt ; Jean-Marie Le Guen, le « Grand socialiste de l’immobilier » (Didier Porte) ou encore Dominique Strauss-Kahn, le féministe. Aucun de ces Saints socialistes n’a été appelé devant cette Haute autorité. Vous avez dit bizarre ?... Il est vrai que Filoche détonne dans ce petit monde : il n’a jamais touché le moindre salaire du PS, et il a travaillé toute sa vie en dehors de la politique. Quand je dis travail, j’entends vrai travail… Filoche demandera à ses chers camarades si les dirigeants socialistes ci-dessus mentionnés ont été exclus du parti. Il y aura peut-être quelques surprises.

Aux âmes (faussement) sensibles qui reprocheront à Filoche la « violence » de ses propos, il leur répondra qu’après les violentes déclarations de Valls sur les Roms et les musulmans ou celles de Macron sur les ouvriers, il est à la bonne école du parti !

L’analyse de Gérard Filoche est politique. Elle s’inscrit dans une séquence historique plus large. Dans un premier temps, Hollande-Valls mettent en œuvre les réformes structurelles néolibérales ; dans un deuxième temps, ils célèbrent le Medef et les patrons, nouveaux héros du socialisme français ; dans un troisième temps, ils font monter le volume de la musique antisocialiste et promettent « d’en finir avec la gauche passéiste ». Dans un dernier temps, ils liquident l’identité socialiste, changent le nom du parti et font alliance avec le MoDem. Politique fiction ? Non, Valls annonce cela clairement dans une interview parue fin octobre dans Le Nouvel Observateur(1).

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(1): Manuel Valls, « Il faut en finir avec la gauche passéiste », Le Nouvel observateur, 23 octobre 2014 (retour)

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