Presse marchandisée, démocratie en danger
« La presse quotidienne a dix ans devant elle. Les coûts de production deviendront intenables. » C'est Arnaud Lagardère qui le dit avant d'annoncer le recentrage de son groupe (Hachette-Filipacchi-Média) vers le numérique et sa volonté de réduire de 10% le nombre de ses magazines. Déclaration d'autant plus alarmante que l'héritier des missiles Matra est à la fois opérateur des NMPP (principal distributeur de la presse quotidienne et magazine en France), dont il possède 49% et dont les magazines représentent 15% du chiffre d'affaires, qu'il est de même le principal éditeur de magazines (deux lecteurs de magazine sur trois lisent un titre « Lagardère »), qu'il est partie prenante du capital du groupe Le Monde, de celui du Parisien, etc. Déclaration d'autant plus éclairante sur sa conception de la presse écrite quotidienne dont l'existence, selon lui, devrait être suspendue aux « coûts de production». Car la rentabilité est bien le maître mot pour les nouveaux propriétaires de journaux quotidiens aujourd'hui en France. C'est le Crédit mutuel qui se porte acquéreur à hauteur de 49% des quotidiens régionaux de l'ex-empire Hersant, bradés par le nouveau propriétaire du Figaro, l'héritier Dassault (encore un héritier, encore un marchand d'armes, décidément...) : l'Est républicain, les Dernières Nouvelles d'Alsace, le Dauphiné libéré, etc. C'est le susnommé Dassault qui rachète le Figaro, c'est l'héritier Rotschild qui se paie Libération (plan social à la clef)... Tous hommes et groupes motivés, l'on s'en doute, plus par la rentabilité du capital investi que par la mission citoyenne dont la presse est investie : être le vecteur du débat démocratique, de la libre expression des opinions divergentes, éclairer les citoyens sans compromission d'aucune sorte avec les pouvoirs établis et les puissances d'argent. La presse, hélas, n'échappe pas à la marche forcée à la marchandisation du monde...
L'heure est à la concentration. A la création de groupes intervenant à la fois dans la presse quotidienne, nationale et régionale, la télévision (Bolloré), les radios et le secteur numérique : sites internet, podcasting, etc.Exemple éclairant que celui du Monde SA (dont 17% du capital est acquis au groupe Lagardère, lequel contrôle aussi la régie publicitaire) qui, après avoir racheté une partie des publications de la Vie Catholique (Télérama, les éditions Fleurus - éditeurs de livre pour enfants, etc.), est aujourd'hui propriétaire à 51% du groupe Journaux du Midi (La Provence, Nice-Matin...), les 49 % restant étant, eux, détenus par... Hachette ! Groupe qui est aussi éditeur du gratuit Matin-Plus en collaboration avec... Bolloré, lequel est déjà propriétaire d'un autre gratuit : Direct-Soir! Mais, après tout pourquoi se priver. Le rapport Lancelot, commandé à son époque par Jean-Pierre Raffarin, alors Premier ministre, ne déclarait-il pas que «la commission n'a pas vu dans l'état actuel de la concentration dans le domaine des médias une menace directe pour le pluralisme et la diversité.» L'auteur précisant, quelques pages plus bas, qu'après tout la pluralité pouvait bien s'accommoder de la concentration puisque « le Provençal et le Méridional ont, en dépit de leurs orientations divergentes, bien été édités par le même propriétaire ». On n'a pas ici la place de parler du formatage libéral auquel sont soumis les aspirants journalistes. On ne saurait trop conseiller au lecteur intéressé par cet aspect des choses de lire d'urgence le livre de François Ruffin : Les petits soldats du journalisme (Les arènes, 2003). Si l'on ajoute à ce tableau le déferlement de la presse gratuite entièrement payée par les annonces publicitaires (et donc, de fait, par le citoyen-consommateur), ce qui garantit bien évidemment l‘objectivité totale de ces titres au regard des agissements des opérateurs du CAC 40, et les accointances affirmées des principaux patrons de presse avec le pouvoir politique en place (voir notre encadré sur Nicolas Sarkozy et la presse) on comprendra immédiatement que c'est en toute indépendance «déontologique » que la presse écrite, à l'instar des médias télévisés, s'est rangée comme un seul homme derrière le OUI au traité constitutionnel européen et le soutien qu'elle apporte aujourd'hui massivement au candidat UMP.
On comprendra aussi combien l'avenir est compromis pour une presse quotidienne déconnectée des aspirations des citoyens et victime d'une désaffection massive des lecteurs.
Ajoutons-y la volonté d'une partie des éditeurs de s'affranchir des règles établies à la Libération en mettant en place leurs propres moyens de distribution, en voulant réduire le rôle des NMPP à celui d'un simple gestionnaire de flux, sous-traitant la manutention et la distribution des titres ; la mise en œuvre de plans sociaux massifs éliminant à terme les ouvriers du Livre CGT, et par là-même l'essentiel de la présence syndicale dans ce secteur d'activité, et l'on verra que c'est une vraie « révolution » libérale dans le domaine de la presse qui est en œuvre.
Régulation sociale contre destruction libérale
Or, la presse française repose encore aujourd'hui sur un certain nombre de particularités qui n'en font pas « une marchandise comme les autres » : distribution mutualisée, via les NMPP, permettant, à travers une péréquation des coûts, à toutes les publications, mêmes les plus confidentielles, d'être acheminées et distribuées dans les mêmes conditions que les magazines à grand tirage ; existence de systèmes d'aide aux quotidiens à faible ressources publicitaires, aides qui représentent souvent une forte proportion du chiffre d'affaires de certains titres et sans lesquelles ceux-ci disparaîtraient ; subventions à l'acheminement postal pour les abonnements, etc. Une réglementation protectrice issue des propositions formulées en leur temps par le Conseil national de la résistance qui voulait rétablir « la pleine liberté de pensée, de conscience et d'expression, la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l'égard de l'Etat, des puissances d'argent et des influences étrangères ». Une réglementation qui, bon an mal an, a jusqu'ici permis pour l'essentiel la possibilité d'une expression libre et pluraliste même si la situation s'est très nettement dégradée depuis. Une réglementation aujourd'hui menacée par la marche à la concentration accrue, l'abandon de toute pensée critique, la soumission sans réserve au dogme libéral et la volonté affichée du patronat de la presse de revenir sur le compromis social passé à la Libération. Alors oui, certes, si rien n'est fait pour inverser la politique préconisée (voir notre encadré sur le rapport de l'Institut Montaigne) par les Diafoirus libéraux qui se penchent aujourd'hui à son chevet, « la presse quotidienne n'a plus que dix ans devant elle » !
Ce mauvais vent libéral qui souffle sur la presse française obère gravement l'avenir économique des titres. L'avenir est sombre pour l'Humanité, Libération, France-Soir... dont l'existence à court terme est rien moins qu'incertaine. Sombre aussi pour le pluralisme alors que les mêmes propriétaires défenseurs de la même pensée unique concentrent entre leurs mains une part de plus en plus prépondérante des médias. Sombre pour la presse et plus encore pour la démocratie. Ce mauvais vent libéral doit être farouchement combattu et des mesures d'urgences doivent être prises pour garantir l'existence d'une presse quotidienne digne de ce nom, pour en revenir aux principes fondateurs énoncés par le CNR.
Un enjeu stratégique
Les réponses apportées sur cette question par le Parti socialiste brillent par leur timidité (voir la tribune publiée par Stéphane Pellet, délégué national chargé des médias au Parti socialiste dans l'édition du 2novembre 2006 du quotidien Libération, une tribune intitulée « Pour une presse vraiment libre », et le commentaire qui en est fait par Henri Maler et Gregory Rzepski, le 22 novembre de la même année sur le site d'Acrimed - www.acrimed.org). Quant au programme de Ségolène Royal, trois propositions sont consacrées aux médias :
Préserver la presse
du tout marché
Une piste intéressante a été définie, dès 1966, par Hubert Beuve-Méry (fondateur du Monde), qui déposait à cette époque un projet de loi visant à constituer des sociétés de presse à but non lucratif. Dans l'exposé des motifs, il écrivait : « Le droit français fonde la notion de société sur la recherche nécessaire du profit. [...] et cependant il arrive que des personnes désirent exploiter en société des entreprises nécessaires à la réalisation d'œuvres intellectuelles, morales, sociales, culturelles sans pourtant vouloir retirer de cette exploitation un profit quelconque. Ces personnes désintéressées ne trouvent pas actuellement dans le droit français un cadre juridique convenant à leur activité. » Et il poursuivait : « Ce genre d'entreprises présente [...] deux caractéristiques particulières :
Pour une appropriation démocratique
et citoyenne des médias
Cette rupture pourrait s'appuyer sur un certain nombre de mesures qui ont d'ores et déjà été proposées par des acteurs particulièrement investis dans la branche, que ce soit les animateurs du site Action-Critique-Médias (où l'on trouve une foule d'analyses plus que pertinentes sur toutes ces questions) ou encore les propositions faites par Michel Müller, secrétaire général de la FILPAC-CGT, dans son rapport présenté le 22 juin 2005 au Conseil économique et social. Acrimed, pour sa part propose sous la plume d'Henri Maler à la fois un ensemble de mesures législatives :
Mais aussi un certain nombre de mesures visant à développer et protéger, à côté du secteur purement marchand, un pôle de médias associatifs et publics, respectueux des droits des usagers et des salariés des médias :
Michel Müller, pour sa part, conclut son rapport au Conseil économique et social en préconisant entre autres :
Toutes mesures visant à renforcer la qualité, la viabilité et l'avenir des titres au travers d'une prise en compte par les différents acteurs des difficultés réelles du secteur qui nécessitent le maintien et le confortement d'un système coopératif, mutualisé et solidaire appuyé sur un dispositif législatif visant à garantir l'indépendance et le pluralisme de la presse écrite.
Nous avons là les éléments de base d'un programme minimum permettant à la presse d'inverser l'actuelle tendance au déclin et, plus largement, aux médias de jouer réellement le rôle qui leur est dévolu dans une société démocratique. Il est bien sûr nécessaire pour cela de remettre radicalement en cause l'orientation libérale qui veut faire des entreprises de presse des entreprises comme les autres soumises à la recherche du profit maximum. Mais après tout, notre pays n'a-t-il pas su mettre sa création cinématographique à l'abri de la concurrence exacerbée de l'industrie hollywoodienne par un certain nombre de mesures « autoritaires ». Défendre la presse, son indépendance, son pluralisme et plus largement l'expression démocratique cela vaut bien une exception culturelle.
Christian Gourdet