GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Le social au cœur

Pourquoi la gauche doit soutenir Christiane Taubira

Nous reproduisons ici la chronique de notre ami Philippe Marlière, professeur de sciences politiques à University College de Londres, paru dans le numéro de septembre de la revue Démocratie Socialisme.

Que retenir de l'université d'été du Parti socialiste à La Rochelle ? Comme d'habitude, les médias ont fait leur miel des petites phrases retransmises en boucle et des rivalités personnelles. Business as usual. Et puis, j'ai visionné le discours de Christiane Taubira qui m'a sorti de l'état de torpeur qui me gagnait. Dans cet été de grisaille pour la gauche française, la garde des sceaux a redonné une lueur d'espoir. Une ministre portant haut et fort - et qui plus est de manière sincère - les idéaux de la gauche : voici un mini-événement qu'il convient de relever. C'est surtout dans la manière de gérer et de remporter (provisoirement) la passe d'armes avec Manuel Valls, le ministre de l'Intérieur, que je l'ai trouvée impressionnante.

Un orateur hors-sujet

Dans une séance plénière consacrée à la démocratie, la voix de Manuel Valls monte trop vite et surchauffe. Le timbre de la voix est éraillé, il ne parle pas avec emphase, il crie et gesticule ; un registre dont il ne se départira pas pendant son intervention d'une vingtaine de minutes. Il lit un discours préparé ; des propos très généraux sur les dangers de l'extrême droite et la nécessité de la combattre. Que nous communique-t-il vraiment ? Deux choses : d'une part, le gouvernement en place est bien de gauche. D'autre part, il est bien un socialiste. Il est hors-sujet. Ces deux informations capitales sont énoncées en s'époumonant ; le regard circulaire et sévère ne croise que rarement celui de son auditoire.

Une oratrice chaleureuse et efficace

Christiane Taubira prend la parole dans une séance plénière portant sur la justice. Elle commence par remercier les organisateurs, les dirigeants du parti présents, sans oublier de saluer les militants venus l'écouter. («C'est un vrai bonheur de venir présenter le projet de réforme pénale aux militants, un vrai privilège») La garde des sceaux parle calmement, sans l'aide de notes. Elle s'exprime de manière précise et argumentée. Davantage, elle énonce les différents points de son discours en regardant son auditoire dans les yeux. Taubira a manifestement de l'humour et une bonne dose d'auto-dérision (deux qualités essentielles pour quiconque pratique la politique de manière professionnelle ; qualités dont semble dépourvu Manuel Valls). Elle fait rire la salle à plusieurs reprises et s'adresse à l'auditoire de manière chaleureuse. Christiane Taubira suscite un mouvement de sympathie spontané en sa faveur. Ce n'est pas tout : il n'est point de bavardage creux dans son allocution, mais plus de vingt minutes d'un exposé pédagogique sur le projet de réforme pénale dont elle a la responsabilité.

Un miracle politique se produit

Et là, un miracle politique se produit à La Rochelle : une ministre d'un gouvernement de gauche parle avec fierté et combativité d'une réforme de gauche ; de mesures justes et bonnes pour tous. Elle constate que le système carcéral est «embouteillé», ce qui est source de «danger pour tous». Le tout-carcéral appliqué par le gouvernement précédent, et prôné aujourd'hui par Manuel Valls, est un facteur aggravant de la récidive qui provoquera de nouvelles victimes. La situation est explosive et le statu quo ne peut prévaloir. Construire de nouvelles prisons est non seulement extrêmement coûteux, mais encore largement inefficace. Taubira fait le pari d'une «prison républicaine», qui refuse la course actuelle à l'incarcération massive des délinquants. Le rôle de cette prison est d'aider à la réintégration dans la société des délinquants qui ont purgé leur peine.

Christiane Taubira récuse une approche sécuritaire qui est inspirée par un profond pessimiste social. Sous couvert de rassurer, le tout-sécuritaire ne fait que susciter davantage de peur dans la population. Elle cite le président Roosevelt (en anglais) : «The only thing we have to fear is fear itself»(1). Elle raille la «fermeté obtuse et incantatoire dans les mots qui est suivie du creux de l'action» des sécuritaires de tout poil. Claude Guéant est bien entendu la cible de ses propos. Je ne suis probablement pas le seul à penser que Manuel Valls l'est aussi. La ministre décline les grands axes de la réforme, dont l'abrogation de la peine plancher. Les magistrats doivent pouvoir déterminer au cas par cas la nature de la peine, en fonction du délit commis et des circonstances personnelles et sociales dans lesquelles il a été accompli. Elle explique comment la réforme a vu le jour. Celle-ci est le fruit d'un vaste travail collectif de recherche et de débats contradictoires, qui ont réuni le nec plus ultra des spécialistes en matière pénale : spécialistes de droit criminel, psychologues, représentants de la police et des gardiens de prison, magistrats, etc. En organisant des "conférences de consensus" avec les divers protagonistes, elle a tenu à ce que les conclusions de ces travaux puissent faire l'objet d'un véritable consensus au sein des différents corps constitués. Elle affirme que cette réforme est «sérieuse et rigoureuse», remettant une fois encore Manuel Valls à sa place. Ce dernier a été critiqué à de nombreuses reprises par les syndicats de magistrats pour ses déclarations intempestives et démagogiques sur les questions carcérales.

Elle conclut sous les ovations du public : «Je ne cherche pas à séduire, je préfère convaincre» ; «je veux redonner confiance». Elle lance aussi un net avertissement au ministre de l'Intérieur : «Il faut bannir tout discours de stigmatisation ; il ne faut pas provoquer, ni creuser des fractures». En référence à une actualité récente, elle propose de «retisser le lien social, en faisant vivre la laïcité, qui n'est pas un principe d'exclusion, mais qui est un principe de concorde, quelles que soient nos différences, nos origines, nos apparences, notre situation sociale». Quel courage et quelle force ! Taubira est victorieuse par KO d'un Valls qui semble avoir tout donné lors de l'échauffement médiatique et qui, pendant le match, s'est fait sévèrement corriger. Il s'agissait d'une correction administrée avec classe et élégance ; celle que réservent les personnes de conviction qui maîtrisent bien leur sujet.

Hollande va devoir trancher entre deux voies

Christiane Taubira termine en citant de mémoire cette très belle phrase de Franz Fanon : «L'important n'est pas ce que l'on a fait de toi, l'important est ce que tu fais de ce que l'on a fait de toi». La garde des sceaux suggère avec courage que la voie droitière poursuivie jusqu'à présent n'est ni juste, ni inévitable. Elle a dégonflé les rodomontades de Manuel Valls et mis à nu ses artifices, en démontrant qu'on peut être une ministre de gauche et compétente.

Chritiane Taubira s'est comportée à La Rochelle comme une ministre scandinave : professionnelle, modeste et au service de ses concitoyens. Contrairement au ministre de l'Intérieur, Taubira ne «met pas en scène une image d'autorité»(2), mais incarne l'autorité. Christiane Taubira est ce que les Britanniques appellent a decent person (une personne honnête). La decency qui caractérise Taubira est malheureusement un fait rare dans le milieu de la politique professionnelle en France.

À l'occasion de l'arbitrage sur la réforme pénale, François Hollande va être amené à choisir entre deux voies radicalement différentes : une voix humaniste et sociologiquement sérieuse et une autre sécuritaire reposant sur des constructions idéologiques fantasmagoriques. Ce sera l'un ou l'autre, car toute tentative de synthèse sera irrémédiablement voué à l'échec. Christiane Taubira ne pourra réussir sans le soutien de l'ensemble de la gauche.

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L’article en PDF

(1): La seule chose dont nous devons avoir peur est la peur elle-même (retour)

(2): J'emprunte l'expression à Christian Salmon. (retour)

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