GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

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Palestine : pleins feux sur la colonisation

Encore un livre incontournable, et cette fois en français : 31° Nord, 35° Est de Khalil Tafakji1, écrit dans un langage très accessible, retrace de manière concrète, irréfutable, ce qui, derrière le rideau de fumée de négociations faussées, s’avère en réalité une politique de conquête territoriale.

Cette politique de conquête, minutieusement pensée et mise en œuvre, n’est qu’à peine légèrement ralentie, par moments, par de platoniques réactions verbales dont on ne s’aperçoit que par contraste avec la complicité ouverte que professent les États-Unis d’Amérique et leurs obligés.

Les données cartographiques

Les données cartographiques ne sont pas neutres, encore faut-il en avoir à sa disposition. Les débuts des travaux de l’auteur, ne furent pas simples : « Au premier jour, je n’avais rien. Ni crayon, ni papier, ni cartes, pas de bureau. […] En ce temps-là, il était strictement interdit de posséder, voire de se déplacer avec une carte géographique. Pour l’armée d’occupation, s’intéresser aux Territoires était éminemment suspect, et nos travaux se déroulaient dans une quasi-clandestinité » (p. 17).

Il était nécessaire de créer une carte reflétant fidèlement l’histoire et le présent des Palestiniens. Les cartes existantes ne pouvaient faire l’affaire. Ainsi que l’écrit Zena Agha, collaboratrice de Al-Shabaka : « La cartographie a longtemps été une arme parmi d’autres de l’arsenal du colonisateur : un outil utilisé pour l’appropriation, le contrôle et l’effacement de territoires. Comme l’affirme le politologue israélien Meron Benvenisti, la connaissance cartographique est un pouvoir : c’est pourquoi cette profession a des liens si étroits avec l’armée et la guerre. Dans le cas de la Palestine, les efforts cartographiques britanniques et sionistes ont permis d’éliminer toute trace palestinienne du paysage. La décennie qui a suivi 1948 a transformé le territoire grâce à la carte hébraïque entièrement fabriquée qui a pris la place de centaines d’années de vie et d’histoire palestiniennes »2.

Le livre de Khalil Tafakji relate ses enquêtes sur la Cisjordanie, Jérusalem, et la bande de Gaza. Mais, en 1995, au temps des accords d’Oslo, il était sans illusion : « Pour avoir observé, depuis 1983, la colonisation de la Cisjordanie et l’avoir retranscrite sur des cartes, pour avoir regardé la vieille ville de Jérusalem et les quartiers arabes de l’Est batailler pour chaque centimètre, je savais que le projet d’un État palestinien ne serait pas ici, pas sur ces terres, pas maintenant » (p. 13). La Cisjordanie voit en effet les Palestiniens répartis en un archipel de 169 îlots, les colonies (au nombre de 132) se dotent d’avant-postes (près de 116 en 2020, dont 50 % hors du plan directeur déjà en lui-même illégal) et d’un réseau routier réservé.

Mettre en relief certaines observations de l’auteur n’est peut-être pas sans intérêt.

Militaires, colons et juridictions

Une remarque confirme la pertinence des analyses de Haim Bresheeth-Žabner concernant le rôle prépondérant de l’armée dans la politique israélienne : « J’avais noté que, depuis 1991 et la conférence de Madrid, les Israéliens auxquels nous parlions étaient tous des officiers, que ce soit Amnon Lipkin-Shahak, Yitzhak Mordechai, Yitzhak Rabin, Ariel Sharon ou le général Yom Tov Samia » (p. 84-85).

Si, dans un premier temps, les colonies et autres postes avancés peuvent être présentés comme une ligne de défense d’Israël, une dialectique bien particulière fait que dans un second temps, c’est l’arrivée de l’armée qui est prétendue nécessaire pour protéger les colons.

Très significative s’avère une typologie des colons révélée par l’enquête : « J’ai compris qu’il existe trois sortes de colons. Ceux qui prennent nos maisons et nos champs, assurant qu’ils sont guidés par la main de Dieu pour retourner sur la Terre promise. Ceux-là sont les religieux. Si nous voulons travailler dans nos champs, ils s’y opposent, brûlent ou détruisent les cultures, nous arrêtent et proclament encore que leurs terres sont occupées, que nous en sommes les occupants. Il y a les idéologues, les sionistes, qui ont pour mission de bâtir le grand Israël. Et il y a ceux qui viennent s’installer en Cisjordanie pour des raisons économiques. Les logements sont moins chers ici qu’à Tel Aviv, le gouvernement apporte un soutien financier aux volontaires, par des taxes allégées, des abattements fiscaux, des allocations, des garanties sur leurs emprunts bancaires, des services de scolarité et de transport gratuits, des incitations à l’entreprise, et que sais-je encore » (p. 61-62).

Il faut enfin rappeler la « créativité juridique époustouflante » dont font preuve les gouvernements israéliens successifs pour donner des formes d’apparence légale à la colonisation, en se dotant d’une multitude de lois taillées sur mesure : « Depuis des décennies, Israël travaille à légitimer le vol des terres. À l’avenir, il légalisera l’annexion. […] L’objectif, à terme, est d’avoir un seul État composé de citoyens ordinaires et d’autres de seconde zone, les Palestiniens, ou plus précisément les non-Juifs » (p. 147).

Une défaite sans désespoir

Khalil Tafakji était partisan de « l’application de la résolution 242 des Nations-Unies, c’est-à-dire un retour aux frontières de la Ligne verte, avec en son cœur une ville unique au monde, capitale de deux États distincts, souverains et indépendants. Si ce n’est pas à mes yeux la carte idéale, c’était le projet le plus réaliste pour aller vers la paix ». Mais cette perspective s’est avérée illusoire : Israël n’en voulait pas.

À la fin du livre, avec lucidité, l’auteur semble avoir changé d’orientation : « Pour regarder l’avenir, il nous faut une fois encore nous tourner vers l’histoire. Se rappeler que tout peut changer, dans dix ans ou un siècle. Oui, Israël possède aujourd’hui la terre et le pouvoir. Oui, il nous faudra encore attendre pour connaître un jour l’indépendance. Attendre avant de retrouver notre terre, rebâtir nos villages. Jusqu’à la prochaine génération ? Peut-être au-delà. […] Alors oui, nous pourrions vivre ensemble, sur une terre libérée et unifiée accueillant deux peuples. C’est ce que je ressens et ce que je crois. Je ne sais pas quand. Je sais seulement que le futur est avec nous. Mais nous avons besoin de temps. Et nous avons besoin de chefs » (p. 242-243).

L’expert géographe s’arrête au seuil du débat d’orientation politique que préconisent ses derniers mots. Mais que d’arguments concrets, méthodiquement établis, il aura apporté à ceux qui veulent s’y lancer !

Cet article de notre ami Philippe Lewandowski a été publié dans le numéro 282 (février 2021) de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

1.Khalil Tafakji, 31° Nord, 35° Est : Chroniques géographiques de la colonisation israélienne, La Découverte, Paris, 2020.

2.Zena Agha, « Cartes, technologies et pratiques spatiales anti-coloniales en Palestine », www.chroniquepalestine.com, consulté le 05/01/2021.

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