Monde paysan : face à la crise, une rupture indispensable

Comme de nombreuses organisations de gauche, la mobilisation agricole du début de l’année nous a interpellés et nous avons tâché de la comprendre*. Six mois après les faits, Didier Marion, porte-parole de la Confédération paysanne dans le Gard, revient dans nos colonnes sur ce mouvement social inédit et sur la situation actuelle de l’agriculture paysanne et de ses praticien.nes
Janvier 2024 : la France se trouve en partie bloquée par une mobilisation agricole inouïe qui allait durer deux mois. La situation était explosive depuis de nombreux mois. Aux quatre coins du pays, les trésoreries sont exsangues, le versement des aides PAC a six mois de retard, les accords de libre-échange signés et à signer tirent les prix vers le bas. En outre, le syndicat majoritaire, la FNSEA1, associé aux JA2, qui cogère le système agricole français avec les gouvernements successifs depuis plus de cinquante ans, commence à perdre de sa légitimité auprès de sa base.
Entre détresse, colère et espoir
Cette crise agricole avec un blocage partiel du pays a duré deux mois.
Les premiers barrages ont démarré dans le Sud-Ouest, région de polyculture et d’élevage traditionnel et nourricier, qui depuis cinquante ans, sous l’impulsion de la FNSEA, court derrière le productivisme, avec un endettement chaque jour plus important et des prix chaque jour plus bas. Dans ce système organisé autour des règles du capitalisme néo-libéral, il y a surtout des perdants, et là, ils n’en peuvent plus. À l’affût depuis très longtemps, la Coordination rurale3 se lance à fond dans la mobilisation et souffle sur les braises de la misère. En 24 heures, la FNSEA et les JA sentent qu’ils sont débordés. Panique dans leur état-major et à l’Élysée.
Dès le 18 janvier au soir, ordre est donné par Matignon aux préfets de convoquer les responsables des syndicats agricoles dans chaque département dans les plus brefs délais ! Pour une fois, et la FNSEA et le ministère sont complètement dépassés. En revanche, du côté de la Coordination rurale, tout se passe pour le mieux. Devant la crise profonde du monde agricole, tant au niveau économique que en termes de perte de sens du métier et de perspectives, leur discours simplificateur fait mouche et trouve un écho inespéré. De plus, les médias leur ouvrent leurs antennes comme jamais.
Sentant que le mouvement leur échappe de plus en plus, la FNSEA et les JA se lancent dans une surenchère anti-Europe et anti-écolos inouïe avec la Coordination rurale. Et cette course à l’échalote a duré deux mois, avec un gouvernement complètement dépassé, qui pour essayer d’éteindre l’incendie, redoublait de démagogie et cédait à toutes les exigences de ces trois syndicats, l’essentiel pour lui étant de sauver le modèle néolibéral qui organise l’agriculture au niveau français et européen depuis quarante ans.
Mais, pendant ces deux mois, deux mouvements se développent en parallèle, s’alimentant mutuellement. D’un côté, la colère d’une majorité des agriculteurs explose chaque jour un peu plus, et, vu le niveau de détresse de la plupart d’entre eux, elle est tout à fait légitime. En parallèle, l’instrumentalisation et les manœuvres de récupération du mouvement par la Coordination rurale et la FNSEA semblent sans limite, car pour eux, l’essentiel est de sauver le système en l’état, voire de le renforcer.
Et la Conf’ dans tout ça ?
Dès le début, à la Confédération paysanne4, nous avons fait le choix périlleux en termes de communication, mais cohérent avec notre ligne syndicale, d’entrer dans le mouvement tout en nous distinguant très nettement à la fois de la FNSEA et de la CR. Nous ne pouvions pas nous associer aux cogestionnaires pour réclamer plus de phytosanitaires, moins de réglementations environnementales, plus de productivisme. Nous ne pouvions pas plus nous associer aux discours, aux propos et aux pratiques démagogiques, nationalistes, parfois proto-fascistes et violentes de la Coordination rurale, pilotée par derrière par le RN et Reconquête.
Alors nous sommes entrés dans le mouvement avec nos valeurs, nos revendications, en réclamant la sortie des traités de libre-échange, en revendiquant des prix minimum d’entrée sur le territoire national et, de façon plus générale, des prix rémunérateurs pour nos produits, incluant la rémunération du coût de production, du travail de la paysanne ou du paysan, et de sa protection sociale. Et nous l’avons fait chaque fois en réaffirmant que, in fine, il était indispensable d’organiser et réguler simultanément les filières de production et les marchés. Et à chaque fois, tant le Premier ministre Attal que le ministre de l’Agriculture, Marc Fesnau, ou encore le président de la République, nous ont renvoyés dans les cordes en nous expliquant avec mépris et condescendance que l’organisation de l’économie mondiale selon les principes du capitalisme néolibéral était la seule possible ! Nous avons multiplié les actions et les mobilisations en insistant à chaque fois sur les effets catastrophique des accords de libre-échange et de la dérégulation des marchés, tant pour les paysans français que pour les paysans et les ouvriers des quatre coins du monde, eux aussi victimes de cette spirale infernale. Le paroxysme de cette période explosive fut le samedi de l’inauguration du Salon de l’Agriculture par le président de la République. Là, la Coordination rurale, renforcée par des hommes de main fournis par le RN, a joué la carte du coup de force et tenté de semer le chaos en criant « On est chez nous ! », mode opératoire habituel de l’extrême droite.
In fine, après deux mois d’un mouvement social inédit, au printemps dernier, afin d’acheter la paix sociale, le ministre de l’Agriculture Marc Fesnau a rédigé un projet de loi des plus rétrogrades sur le plan agronomique et agri-environnemental, à contre-courant de l’urgence écologique sur laquelle nous alertent les scientifiques depuis trente ans, et ce tout en renforçant le modèle économique néolibéral, qui est pourtant le cœur du problème et la source de la misère paysanne. Cette loi aurait dû être promulguée courant juin 2024, mais du fait de la dissolution de l’Assemblée nationale, elle n’a toujours pas été adoptée. Elle risque cependant de réapparaître dès que Macron aura nommé un gouvernement à sa main.
Des braises sous la cendre
Six mois plus tard, où en est le monde paysan ?
Globalement, la situation a empiré depuis 2023. Entre les récoltes médiocres, toutes filières confondues, du fait du dérèglement climatique, et les prix qui ne sont pas rémunérateurs, la crise s’aggrave et la misère s’installe dans la durée. En Languedoc par exemple, on risque de perdre 50 % des agriculteurs d’ici trois ans si la situation perdure !
Mais fait nouveau et très inquiétant, même pour le bio et les circuits courts, la situation est très compliquée. En effet, avec la crise économique qui sévit depuis 2022, les Françaises et les Français, du fait de leur situation économique dégradée, reportent tout ou partie de leurs achats alimentaires sur la grande distribution et le discount, et donc la production agro-industrielle qui casse les prix et impose une agriculture chaque jour un peu plus anti-écologique et antisociale. Cela nous démontre que le problème n’est pas seulement agricole, mais relève d’une réalité économique et politique globale.
Pour nous à la Confédération paysanne, dans ces temps politiques troublés, avec un Président et une macronie potentiellement fascisants et sous pression permanente de l’extrême droite, il est urgent d’imposer une rupture claire avec le capitalisme néolibéral et ses effets destructeurs sur l’ensemble de nos sociétés, et particulièrement sur le monde paysan en France et partout dans le monde. Cette rupture ne pourra pas être le fait d’un seul syndicat agricole, mais le produit d’un combat de longue haleine résultant d’une convergence des luttes s’inscrivant dans la durée. C’est dans cette perspective que s’inscrit la Confédération paysanne, en partenariat avec l’ensemble du mouvement social.
Cet article de Didier Marion, paysan et porte-parole de la Confédération paysanne du Gard, est à retrouver dans le n°317 (septembre 24) de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale.
* Voir D&S 312, février 2024, part. p. 4-5, p. 17 et p. 20. (NdR)
1. FNSEA : Fédération nationale des Syndicats d’exploitants agricoles (55,5 % des voix aux dernières élections professionnelles). Cette note et les suivantes sont de l’auteur
2. JA : Jeunes Agriculteurs (branche jeunes de la FNSEA).
3. La Coordination rurale : syndicat agricole proche du RN et de Reconquête (21,5 % des voix aux dernières élections professionnelles).
4. La Confédération paysanne, syndicat agricole de gauche, ancré dans la gauche de transformation sociale (20,5 % des voix aux dernières élections professionnelles).