GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

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L’heure des bourreaux (150 ans de la Commune #5)

1871-2021. À l’occasion des 150 ans de la Commune de Paris, D&S a décidé de consacrer une série d’articles à cette première ébauche de république sociale qui, selon Marx, « ne devait pas seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais la domination de classe elle-même ».

Début mai 1871 : l’étau se resserre autour de la capitale révoltée. L’armée versaillaise aux ordres de Thiers et consorts reprend un à un les forts de sa ceinture défensive. Malgré les audacieuses réformes démocratiques et sociales initiées par l’Assemblée communale, la lassitude gagne par ailleurs une partie significative du peuple parisien, victime d’un nouveau siège avec son lot de souffrances, de privations et de ruines. C’est alors que les élus de la Commune, exténués et exaspérés de voir, malgré leur activisme et leur bonne volonté, la situation leur échapper, se scindent en une majorité déterminée, mais pas forcément capable, et une minorité refusant de suivre leurs collègues sur ce qu’ils considèrent être la pente de l’autoritarisme. C’est divisée comme jamais que la Commune devra faire face, à partir du 21 mai, à l’invasion de Paris par la soldatesque de Versailles.

Le fiasco initial

C’est le 2 avril que commença réellement la guerre civile en France, pour reprendre le titre bien connu de l’Adresse du Comité central de l’AIT rédigée peu après la Semaine sanglante par Marx. C’est ce jour – où par ailleurs la Commune décréta la séparation de l’Église et de l’État – que le premier accrochage eut lieu, à Courbevoie, entre les fédérés et les troupes versaillaises. Les forces de la Commune se replièrent sur Neuilly. Cinq jours plus tard, la perte des avant-postes stratégiques que constituaient Courbevoie et surtout le pont de Neuilly était devenue un fait avéré.

À l’annonce de cet accrochage que l’on pourrait qualifier d’anecdotique s’il n’avait pas débouché sur l’exécution de cinq malheureux communards faits prisonniers ce jour-là, la Commune réagit avec une vive indignation. Fut alors hâtivement décrétée une sortie en masse pour châtier « les conspirateurs royalistes » qui avaient attaqué les premiers, malgré toute « la modération » dont la Commune avait su faire preuve. Très tôt le matin du 3 avril, trois colonnes, réunissant au total plus de 30 000 hommes, se rassemblèrent et marchèrent sur Versailles. Sous la direction de Bergeret, d’Eudes et de Duval, ces colonnes s’avancèrent respectivement vers Rueil, Meudon et Châtillon. Mais, faute de connexion entre les unités, la sortie présentée volontiers comme « torrentielle » et « irrésistible » tourna au fiasco. Le géographe anarchiste Élisée Reclus a raconté les quatre longues heures où il attendit, comme tant d’autres, l’ordre du départ, en s’ingéniant, Place de la Concorde, à trouver le sommeil à même le pavé. À 6h du matin, enfin, Reclus et ses camardes se mirent en branle vers les hauteurs de Châtillon, « les os rompus par ce premier bivouac et sans nourriture aucune ». Il poursuit de la sorte : « Pendant la marche, notre petite bande se fond encore et, partis 600 la veille, nous arrivons 50 sur le plateau ». Reclus et ses camarades d’infortune furent faits prisonniers une demi-heure plus tard par des Versaillais... qui avaient feint de les rejoindre ! On peine à concevoir un tel amateurisme…

Désordre et impréparation furent les maîtres-mots de cette sortie qui se conclut, le 4 avril, par une débandade pathétique des communards, cherchant par tous les moyens à rallier Paris et rajoutant par là même de la confusion à la confusion. Le bilan humain est lourd côté parisien, puisque environ 1 500 hommes sont faits prisonniers et que, parmi eux, plusieurs dizaines furent fusillés sur ordre de la hiérarchie militaire, dont le général Émile Duval et le héros populaire Gustave Flourens, tous deux élus à la Commune. Le bilan moral est lui aussi déplorable puisque le dogme laïque de l’invincibilité du peuple dès lors qu’il s’était libéré de ses oppresseurs, né sous la Révolution, subissait là un retentissant camouflet. Dès le 6 avril, Marx prédit en privé que la Commune avait laissé passer sa chance – peut-être son unique chance – de vaincre.

Versailles se ressaisit

Depuis Marx et Lissagaray (témoin, puis historien de la Commune et gendre du premier), il est convenu de critiquer l’irrésolution du Comité central de la Garde nationale, puis de la Commune fraîchement élue, qui ne se résolurent ni l’un ni l’autre à profiter de la sidération de l’ennemi, au lendemain de sa fuite sans gloire du 18 mars, pour lui porter un coup fatal. Trop verbeuse, car au fond trop timorée, l’insurrection avait raté l’heure de l’action décisive.

Même lancée au lendemain du soulèvement victorieux, il n’est toutefois pas assuré que la sortie en masse aurait pu l’emporter en raison de la mobilité du gouvernement (le 3 avril, il s’est par exemple replié à Rambouillet) et de la présence de l’armée prussienne chargée par Bismarck de veiller au grain. Ce qui est clair en tout état de cause, c’est que l’échec des 3-4 avril permit à Thiers de reconstituer une véritable armée ; celle qui allait reprendre Paris de la façon que l’on sait moins de cinquante jours plus tard. Pour reprendre la formule de Jacques Rougerie, à dater du 4 avril, « Versailles était à l’abri ». Dans son livre La Guerre contre Paris, l’historien anglais Robert Thombs a étudié minutieusement cette véritable « reprise en main » des débris de l’armée régulière complètement démoralisée par la défaite et par sa fuite du 18 mars. Une discipline sévère fut réinstaurée par Vinoy, puis Mac Mahon au sein de « l’armée de Versailles ». On convainc par ailleurs les nouvelles recrues en améliorant l’ordinaire grâce à des distributions de vivre, d’argent et à un doublement de la ration de vin. En ces temps de pénurie, il s’agissait là à n’en point douter d’un argument de taille. Enfin, on isole les nouveaux soldats afin de prévenir toute politisation à gauche en interdisant les journaux dans les casernes et en instillant savamment une odieuse propagande érigeant les communards en créatures maléfiques bien décidées à ruiner la France. Cette méticuleuse préparation psychologique et politique fondée sur la contrainte était une nécessité absolue pour Thiers et ses soutiens réactionnaires puisqu’ils ne pouvaient tenir, puis l’emporter qu’en comptant sur ces jeunes recrues, éloignées par leurs origines sociales et leur faibles compétences guerrières, des attentes traditionnelles de l’encadrement militaire et, plus largement, de l’appareil d’État.

Côté communard, on tente également de mettre sur pied une véritable organisation militaire. Cette militarisation de la Garde nationale fut lancée par Cluseret après l’échec des 3-4 avril. Robert Thombs en dégage trois facettes essentielles : l’institution d’une véritable discipline militaire, la promotion d’officiers expérimentés militairement aux dépens des activistes politiques parfois incompétents, et la mise en place d’une administration militaire digne de ce nom et plus particulièrement d’une intendance qui fut notamment placée sous la responsabilité de l’international Eugène Varlin. Comme le note Thombs, « après quelques semaines difficiles, les progrès apparaissent impressionnants, en dépit de ce qu’ont dit presque tous les historiens depuis Lissagaray ». On a en effet souvent été tenté de mettre l’accent sur le désordre qui régnait dans les rangs des défenseurs de la Commune. Selon Jacques Rougerie, il fut par exemple impossible pour Bergeret, Cluseret, puis Rossel, les délégués à la Guerre successifs, de « mettre un frein quelconque à la joyeuse indocilité » de la Garde nationale. Le grand historien met en cause, comme beaucoup d’autres le turn over important dans l’encadrement en raison de la révocabilité des officiers. On a par ailleurs insisté sur l’ivrognerie et les pillages auxquels purent s’adonner certaines unités.

La désorganisation militaire est surtout mise en avant rétrospectivement par de nombreux acteurs des événements. C’est extrêmement net dans l’Enquête sur le Commune de Paris publiée dans La Revue blanche en 1897. Pour le libertaire Élisée Reclus, « pendant les premiers jours de la Commune, l’organisation militaire fut aussi grotesque, aussi nulle qu’elle l’avait été pendant le premier siège, sous la direction lamentable de Trochu ». Le radical-socialiste Henri Maret déclare quant à lui qu’« il n’y eut de plan d’aucune sorte ; on se battit toujours au petit bonheur, sans direction ». Le docteur Henri Marmottan, républicain modéré qui fut élu le 26 mars, mais refusa de siéger à la Commune, qualifie l’organisation militaire d’« aussi vacillante que possible ». Enfin, de l’aveu du blanquiste Emmanuel Chauvière, futur député SFIO du XVe arrondissement, celle-ci était fort « mauvaise » : « trop de lenteur, trop d’hésitation, optimisme déplorable […] ; pas d’unité ». Ce sondage, qui recouvre largement le spectre politique de la Commune, paraît sans appel. Il faut toutefois avoir conscience que, si les ennemis de la Commune rivalisaient à répandre la calomnie sur les fédérés forcément suspectés d’ivrognerie, d’insoumission et de lâcheté, ses partisans pouvaient être enclins à « charger » les forces armées communardes afin de minimiser leur responsabilité dans la défaite finale. Au lieu de juger l’armée de la Commune à l’aune des critères prévalant dans les armées régulières – et qu’au passage, bien peu ne respectent ! –, il paraît plus cohérent de la mettre en regard de ses héritières révolutionnaires. Or, au dire de Robert Thombs, « en comparaison de l’Armée rouge, dans un état d’ébriété et de chaos absolu pendant la guerre civile russe, ou de l’état d’insubordination parfois extrême des milices républicains pendant la guerre civile espagnole, les fédérés apparaissent comme des parangons d’auto-discipline et d’efficacité ».

La lente avancée versaillaise

La progression de l’armée de Versailles a tout d’un nœud coulant qui se resserre d’abord insensiblement et comme irrésistiblement, autour de la gorge d’une victime dont les forces s’amenuisent quant à elle peu à peu. La circonspection des troupes versaillaises dans leur avancée vers Paris a été imposée par le prudent Mac Mahon, notamment contre Vinoy qui voulait, par l’adoption d’une tactique autrement plus agressive, effacer l’opprobre que faisait peser sur lui la fuite du 18 mars. L’offensive généralisée commença, presque discrètement, le 11 avril. Depuis la tête de pont de Courbevoie, on investit avec la plus grande précaution Colombes et Asnières au nord, puis Montretout et Boulogne au sud. De durs combats ont lieu un peu plus au sud-ouest, à Meudon, Châtillon, et Issy fin avril, puis à Clamart début mai.

Le 3 mai, les forces versaillaises tentent un coup ponctuel sur le Moulin de Saquet, à Vitry-sur-Seine, qui protège les forts de Bicêtre et d’Ivry. Pour l’état-major de Thiers, il s’agit d’enlever la redoute afin de la désarmer et de démoraliser les fédérés, étant entendu qu’un investissement définitif de la place était inenvisageable sans prise des forts sis plus au Nord. La redoute, occupée par environ cinq cents fédérés, est prise dans la nuit du 3 au 4 mai, par un détachement versaillais qui y fait quelques morts et prisonniers, mais qui emporte surtout ses dix pièces d’artillerie. Versailles utilisera par la suite cet événement pour prouver son indiscutable supériorité militaire, tandis que Marx, reprenant quelques feuilles communardes, dénoncera un illusoire « massacre à la baïonnette des fédérés surpris dans leur sommeil au Moulin-Saquet ». Propagande contre propagande… Il convient surtout de noter que la prise temporaire de la redoute suscita une vive polémique au sein de l’Assemblée communale entre Rossel, fraîchement nommé délégué à la Guerre, et Félix Pyat, éphémère membre du Comité de salut public. Elle compromit par ailleurs la carrière du commandant Gallien, accusé de trahison – à tort puisque ce présumé « espion » fut arrêté par les versaillais le 4 mai et condamné en 1872 par un conseil de guerre à la déportation en Nouvelle-Calédonie. De la base au sommet, il fallait décidément trouver des coupables. Il est vrai qu’il est plus facile de dénoncer des traîtres que de reconnaître et d’analyser une évidente infériorité militaire.

Les premiers jours de mai font incontestablement figure de point de bascule. Par un lent travail de sape, les troupes versaillaises finir par « démanteler les défenses des deux puissants forts d’Issy et de Vanves. Issy succombe dans la nuit du 8 au 9 mai, après deux semaines de combats, Vanves le 12 ». Paris est maintenant à portée de tir. C’est d’ailleurs le 14 mai que débute le bombardement de la capitale depuis le Mont-Valérien. Si les Versaillais parvinrent relativement aisément à avancer leurs positions et à braquer leurs batteries sur les remparts de la capitale, c’est parce que la disparité des forces devenait alors décisive. Thiers et les « ruraux » disposaient d’une armée de 130 000 hommes, contre guère plus de 50 000. Jacques Rougerie est même plus pessimiste : sur 200 000 membres théoriques de la Garde nationale, il récuse le nombre de 60 000 combattants pour la Commune, souvent avancé et assène : « la Révolution a eu tout au plus 20 000 soldats ». Le bombardement intensif de la ceinture fortifiée et de ses abords renforce la désorganisation, en poussant notamment les combattants à rentrer chez eux ou à demander aux autorités une rapide relève. Delescluze, devenu délégué à la Guerre, écrit par exemple le 20 mai, suite à de violents bombardements qui contraignent La Cécilia, abandonné par une partie de ses troupes, à demander la permission de se replier : « On me demande des hommes, des artilleurs ; tout manque. C’est désolant ».

Le basculement définitif du rapport de force est favorisé par un autre encerclement des forces communardes, intérieur celui-ci. Nous voulons parler de la présence d’espions versaillais à tous les échelons de la hiérarchie militaire. Selon le fédéré et futur socialiste allemaniste Henry Champy, en effet, « une autre cause d’affaiblissement fut l’abondance des mouchards et agents provocateurs versaillais, tel Barral de Montaut, officier de l’armée régulière qui, se donnant pour révolutionnaire, avait été nommé chef de la 7e légion. Ce Montaut était fécond en motions saugrenues et sanguinaires. Après la Commune, il fut décoré de la Légion d’honneur et nommé colonel ». Dans son Histoire de la Commune de 1871, Prosper Lissagaray avait mentionné en bonne place cet individu dans la liste des « limiers » de Versailles actifs dans la capitale. Toujours dans l’Enquête de la Revue blanche, Simon Dereure se souvient que, peu avant la Semaine sanglante, « le château de la Muette où siégeait l’état-major ne reçut que deux obus […] alors que, placé comme il l’était, à la portée des obus du Mont-Valérien, il aurait dû être pulvérisé ». Pour ce membre du POF, plus de vingt-cinq ans après les faits, il est clair qu’« il devait y avoir dans l’état-major deux ou trois mouchards dont il importait de ménager la vie »…

Un mot sur les délégués de la Commune à la Guerre, qui se succèdent de plus en plus rapidement, à mesure que le dénouement tragique approche : Rougerie voit en eux des militants de bonne volonté, mais « sans beaucoup de compétences ». Eudes, le vaincu du 4 avril, laisse vite la place à Cluseret, « toujours dépassé par les événements », puis à Rossel, jugé quant à lui « incapable de se faire entendre ni obéir ». Delescluze n’accède à ce poste qu’après le 9 mai. Cluseret était partisan d’une stratégie en profondeur, pour épuiser l’ennemi. Mais, après la perte du fort d’Issy (30 avril) et malgré sa reprise – dans laquelle le délégué à la Guerre joua un rôle central –, il fut arrêté et mis en accusation le 1er mai. Il ne fut absous et libéré que le 21 mai, lors de la dernière séance de la Commune, puisque l’invasion de la capitale commençait au même moment. Son successeur fut donc Rossel, énergique, mais inexpérimenté et soupçonné d’incliner vers le coup d’État tant il critiquait l’inefficacité de l’Assemblée communale. Il démissionna le 9 mai, au lendemain de la perte définitive du fort d’Issy. Poursuivi par la haine de Félix Pyat, qui incarnait selon lui l’activisme brouillon et purement verbal de la Commune, il fut arrêté, mais parvint à s’enfuir et à se cacher dans une chambre d’hôtel du boulevard Saint-Germain, où il ne fut délogé que par la police, sur dénonciation, plus de dix jours après la fin des combats de la Semaine sanglante. Dès avant l’entrée des forces versaillaises dans Paris, la crise militaire s’était donc muée en crise politique.

Le poison de la division

Il est difficile de comprendre la scission de l’Assemblée communale sans avoir une idée de la charge de travail qui incombait à chacun de ses membres. Quelques témoignages suffisent à appréhender l’activisme débordant des dirigeants communards qui n’a d’égal, dans les annales nationales, que celui des élus de la Convention. L’international Arthur Arnould parle de la sorte : « Nous étions surmenés de travail, accablés de fatigue, n’ayant pas une minute de repos, un instant où la réflexion calme put se produire […]. Comme membres de la Commune, nous siégions deux fois par jour […]. En plus, chacun de nous faisait partie d’une commission […]. D’autre part, nous étions maires, officiers de l’état civil, chargés d’administrer nos arrondissements respectifs ». Eugène Varlin, dont le sérieux dans la moindre des tâches qui lui étaient confiées est bien connu, célébrait par exemple des mariages aux Batignolles entre deux réunions de l’Assemblée communale... Pour l’Enquête parue de la Revue blanche, Léo Melliet se souvient lui-aussi que, « du 18 mars 1871 à la fin de mai, [il] a[.] été harassé de besogne ».

La fatigue et le sentiment d’impuissance des membres de la Commune jouèrent incontestablement un rôle dans l’exacerbation des tensions entre membres et entre factions. Fin avril, l’atmosphère devint irrespirable et les insultes firent place aux dénonciations calomnieuses, voire aux menaces de mort. Le 28, Miot propose la mise en place d’un Comité de salut public pour rétablir une situation qui n’était pas encore désespérée. On débattit de cette proposition pendant plus de trois jours. Le 1er mai, il fallut passer au vote : 45 membres se prononcèrent pour la proposition de Miot et 23 contre. Dans cette séance historique, les avis des membres de la Commune sont motivés. Ainsi, pour Vermorel, malgré son aura mythique remontant à l’an II, ce comité n’était « qu’un mot, et le peuple s’est trop longtemps payé de mots ». Jacques Rougerie, dans son grand ouvrage sur la Commune, note avec une grande pertinence que deux élus, tout en votant pour l’instauration du comité, refusèrent d’être comptés dans un camp comme dans l’autre : il s’agit de Frankel et de Vaillant ; « c’était peut-être les plus sages », selon l’historien. Ce dernier finit d’ailleurs son explication de vote par ces mots : « Il faut organiser la Commune et son action ; faire de l’action, de la Révolution et non de l’agitation, du pastiche ».

On a longtemps glosé sur le sens du divorce entre « majorité » et « minorité » de l’Assemblée communale, divorce qui fut définitivement consommé le 15 mai, quand 22 minoritaires décidèrent de quitter l’Assemblée communale. On a voulu y voir l’opposition entre des révolutionnaires et des réformistes, des centralistes « jacobins » contre des fédéralistes « proudhoniens », des apprentis dictateurs contre les « anti-autoritaires », des tenants de la révolution du passé (la Révolution française) contre ceux de la révolution de l’avenir (la révolution socialiste).

Contre ces pseudo-évidences, il convient de remarquer que, si tous les jacobins et les blanquistes (à l’exception notable du blanquiste Tridon) ont été de la majorité, il y a d’avantage d’internationaux dans la majorité que dans la minorité. Par ailleurs, l’AIT désavoua par la suite ses membres qui avaient cru bon de signer la déclaration des minoritaires. Le fossé entre une prétendue majorité jacobine (donc bourgeoise ?) et une minorité socialiste et ouvrière a donc été artificiellement creusé. Ajoutons par ailleurs que, loin des lubies anarchisantes qu’on put leur prêter, les minoritaires voulaient eux aussi un renforcement du pouvoir de contrôle. Ils en appelaient, selon Jacques Rougerie, à un « “Comité exécutif” qui devait être tout autre chose que la vaine commission exécutive précédente ». Vermorel déclara par exemple, dès le 28 avril, en accord sur ce point avec Miot, qu’il était « indispensable de fortifier le contrôle et l’action ». En 1897, Arnold rend justice à la minorité en reconnaissant qu’elle divergeait « surtout […] sur les moyens d’action et d’exécution des mesures décrétées par la Commune pour la guerre ».

Comme le note Rougerie, « la minorité quitta l’Assemblée, au pire moment, quand la situation militaire devenait intenable. Elle ne réintégra le bercail que le 21 mai, le jour même de l’entrée des troupes versaillaises dans Paris ». Henri Champy, jacobin devenu socialiste allemaniste, rappela à la Revue blanche qu’ « à la vérité, il n’y eut une minorité distincte que pendant quelques jours ». Arnold se remémore quant à lui l’unité retrouvée des rescapés de l’Assemblée communale dans le chaos des combats de la Semaine sanglante en ces termes : « Dans les derniers jours, on a vu majorité et minorité parcourir les mêmes dangers sans se compter et, […] au 28 mai, à la mairie de Belleville, il n’y avait plus aucune distinction, quoique le nombre de membres de la Commune, restés jusqu’aux derniers jours, fût encore de près de trente ».

Pour clore ce point sur le Comité de salut public, il est bon de rappeler que, si une majorité favorable à une concentration des pouvoirs accrue se dessina rapidement, c’est que la critique de l’activisme purement verbal de la Commune était peut-être la chose la mieux partagée dans ses propres rangs. Édouard Vaillant ne reconnut-il pas que l’Assemblée communale n’était « qu’un petit parlement bavard » ? Alfred Billioray, qui succéda au sein du Comité à Delescluze quand celui-ci fut nommé délégué à la Guerre, considérait quant à lui que « la Commune pass[ait] son temps à des niaiseries ». L’imminence du dénouement rendait nécessaire la désignation d’un organe agissant plus qu’il ne délibère. Mais constater cette évidence n’empêche pas de penser que les vieux jacobins, dont le phraseur brouillon Félix Pyat, n’étaient pas les plus indiqués pour en prendre la tête...

La Semaine sanglante

Le 21 mai, en début d’après-midi, les troupes versaillaises entrent dans Paris par la porte du Point-du-jour, qui n’était pas gardée. Au même moment, les dirigeants de la Commune assistent à un concert au Louvre au bénéfice des veuves et des orphelins. Quelques heures plus tôt, Dombrowski, le commandant de la place parisienne, avait fait savoir à Delescluze que « la partie de l’enceinte, du Point-du-Jour jusqu’à la porte d’Auteuil, [était …] sans défense, les bataillons envoyés dans ces endroits rentrant immédiatement à Paris ». Incurie ? Négligence ? Trahison ? Vingt-cinq ans plus tard, le communard Dereure affirmait qu’« il était absolument impossible d’envoyer les compagnies au Point-du-Jour [tellement l]es obus du Mont-Valérien, de Montretout et des hauteurs d’Issy y pleuvaient ».

C’est un indicateur de l’armée versaillaise dénommé Jules Ducatel qui découvre, le dimanche 21 mai, entre 14 et 15h, que la porte de Saint-Cloud et ses environs ne sont plus gardés. Après avoir improvisé un drapeau blanc à l’aide d’un mouchoir fixé sur un râteau, il gravit un bastion pour alerter les lignes versaillaises positionnées en contrebas. Informé, Thiers ordonne à ses hommes de pénétrer dans Paris avec près de 48h d’avance par rapport au plan initial. Quelques dizaines de minutes plus tard, Billiogaray, siégeant seul au Comité de salut public, vient annoncer en toute hâte à l’Assemblée communale en pleine séance l’entrée des versaillais dans Paris. Dans son témoignage recueilli par La Revue blanche, Henri Champy se rappelle les efforts de Delescluze pour ameuter la 7e légion à l’annonce de l’entrée des Versaillais. De son côté, le communard se rendit sur place et constata que, l’obscurité venant, les soldats réguliers « n’osaient pas avancer », persuadés qu’ils étaient que Paris était miné. De retour à la commission de la Guerre, vers 20h30, Champy eut la surprise de constater qu’« il n’y avait pas cent hommes de réunis ». Delescluze pestait : « Quelle infamie ! Trahis par tous ! ». Champy reprend : « Au petit jour, l’envahissement commença. On ne pouvait plus sauver ni l’École militaire ni le Champ de mars. Le lundi 22, le découragement fut immense ; le 23, Paris s’était ressaisi et la résistance commença sérieusement ».

Selon Jacques Rougerie toutefois, jusqu’au soir du 24, les Versaillais avancent dans l’Ouest « sans avoir rencontré beaucoup de résistance, sauf aux Batignolles, où Mallon s’est battu jusqu’à ses dernières balles ; Montmartre a été tourné et conquis par surprise. Le 26 au soir, il ne reste aux insurgés que leurs bastions du nord-est, avec pour centre Belleville ». Le parcours de Varlin pendant ces heures tragiques suffit à percevoir le reflux des forces communeuses vers leurs bastions de l’Est parisien. Le 23, Vallès a vu Varlin, « souriant et plein d’espoir », à la barricade de la rue de Rennes. Puis, il se démène plus au nord, rue du Four et rue Jacob. Le 24, il tient la barricade du bas du boulevard Saint-Michel. Le 25, il s’est replié à la Bastille où il organise la défense depuis un observatoire sis au coin du faubourg Saint-Antoine et du boulevard Richard Lenoir. Le 26, il est rue d’Haxo, avec les rescapés de l’Assemblé communale.

Ce repli sur les bastions populaires a deux explications. Fondamentalement, il correspondait au penchant spontanéiste de la masse des communards, plus enclins à défendre leur quartier avec leurs camarades de bataillon que de se soumettre à un plan d’ensemble qui faisait de toute façon cruellement défaut. Le coup de grâce fut donné à une éventuelle riposte organisée par la fameuse déclaration de Delescluze, publiée le 22. Elle commence par ces mots célèbres : « Assez de militarisme, plus d’états-majors galonnés et dorés sur toutes les coutures ! Place au peuple, aux combattants aux bras nus. L’heure de la guerre révolutionnaire a sonné ». Cette proclamation eut en réalité peu d’effets, si ce n’est « de démanteler ce qui restait de troupes communeuses organisées, chacun, au lieu de faire front, courant à la défense de son quartier ». Cette affirmation de Rougerie est notamment corroborée par le témoignage de Lissagaray.

C’est le mercredi 24, au moment où le sort des armes tournait définitivement en faveur de Thiers et consorts, que les membres de la Commune réunis dans la mairie de Belleville se convainquirent de la nécessité de la capitulation. Ils proposaient notamment de se livrer aux Versaillais et de dégager par là-même la responsabilité des autres Parisiens dans les événements ultérieurs au 18 mars. La délégation chargée de traiter avec l’ennemi fut composée d’Arnold, de Delescluze et de Vaillant. Mais elle fut repoussée par les fédérés à la barrière de Vincennes, ses membres étant suspectés de vouloir fuir, et on la ramena sous bonne escorte Place du Trône… Bel exemple de la désorganisation d’une armée en déroute ! Toute honte bue, Delescluze partit alors mourir au Château-d’Eau, en haut d’une barricade. C’est un peu plus tard qu’arriva une missive de Ferré authentifiant la délégation chargée de prendre contact avec Versailles, « mais la journée était perdue ». Arnold et ses collègues ne purent franchir la barrière qu’en soirée. La réponse n’arriva que le lendemain : « Le gouvernement de Versailles refusait de traiter ».

Oubliées les paroles rassurantes d’un Thiers affirmant, depuis Versailles, le 27 avril : « Que ces armes impies tombent des mains qui les tiennent, et le châtiment sera arrêté aussitôt par un acte de clémence dont ne seront exclus que le petit nombre des criminels de droit commun » ! Oubliées les belles promesses, encore formulées le 8 mai, d’une amnistie générale qui ne serait refusée qu’« aux assassins des généraux Clément Thomas et Lecomte » ! Une fois la nouvelle de l’entrée de ses troupes assurée, le chef de l’exécutif déclara « qu’il entrerait à Paris la loi en main, et exigerait une expiation complète des scélérats qui auraient sacrifié la vie de nos soldats et détruit nos monuments publics ». Le 28, alors que retentissent encore les derniers échos de la fusillade rue Jean-Pierre Timbaud et aux abord du Père Lachaise, Thiers, vainqueur, déclare : « Maintenant, rejeté à l’extrémité de l’enceinte, entre l’armée française et les Prussiens qui leur ont refusé le passage, […. les communards] vont expier leur crime et n’ont plus qu’à mourir ou à se rendre. Le trop coupable Delescluze a été ramassé mort par les troupes du général Clinchant. Millière, non moins fameux, a été passé par les armes pour avoir tiré trois coups de revolver sur un caporal qui l’arrêtait. Ces expiations ne consolent pas de tant de malheurs, de tant de crimes surtout, mais elles doivent apprendre à ces insensés qu’on ne provoque, qu’on ne défie pas en vain la civilisation, et que bientôt la justice répond pour elle ! » Ce passage se suffit à lui-même – tout du moins dès lors que l’on a précisé que Thiers emploie ici « civilisation » pour « société bourgeoise » et que la « justice » dont il se prévaut est naturellement la plus barbare des justices de classe.

Répression inouïe

Selon Jacques Rougerie, 3 000 à 4 000 fédérés sont probablement morts au combat. Si le nombre total des victimes de la Semaine sanglante ne peut, à ses dires, être connu avec précision, l’éminent historien parle dʼ« au minimum 10 000, probablement 20 000, davantage peut-être ». Le chiffre de 30 000 morts a à ce titre longtemps été admis. Toutefois, Robert Tombs a effectué il y a dix ans de nouvelles recherches, en se fondant notamment sur les archives des cimetières de Paris. Il arrive à la conclusion que les combats et les exécutions ont fait environ 6 000 à 7 500 morts côté communard. Dans La Guerre contre Paris, il avait déjà fait valoir qu’une estimation basse, autour de 10 000, voire de 15 000 morts, permet de remettre en cause l’interprétation « de la rage compréhensible, mais regrettable de soldats que leurs chefs avaient vainement essayer de réfréner ». Loin d’être le résultat de la frénésie primitive des paysans-soldats recrutés à la hâte par Versailles, la Semaine sanglante devient « une épuration organisée et calculée, car les morts auraient dans une forte proportion été victimes des cours martiales et des pelotons d’exécution agissant sur ordre du commandement ».

En 1897, le socialiste et intellectuel Georges Renard, interrogé par La Revue blanche, se souvient encore « à côté du Collège de France, au pied d’un grand mur sale, des cadavres de femmes et d’enfants qui avaient été fusillés là ». Côté versaillais, des images similaires ont dû longtemps hanter les mémoires. Il en va ainsi pour Maxime Vuillaume, simple citoyen versaillais, qui évoque en ces termes « l’abattoir du Luxembourg » : « Depuis l’entrée des troupes, on fusillait sans relâche. On fusillait derrière ces bosquets, dont le vert feuillage m’était apparu et que je revoyais criblés de gouttes de sang. Là, c’était un simple peloton. Quatre par quatre. Contre un mur, contre un banc. Et les soldats s’en allaient, rechargeant tranquillement leur fusils, passant la paume de la main sur le canon poussiéreux, laissant là les morts ». Ce sont bien là des souvenirs de fusillades réglées et dirigées par la hiérarchie militaire, non d’exécutions sommaires.

La répression judiciaire, en raison de l’abondance de sources qu’elle nous a livrées, se laisse autrement plus facilement interpréter. Sur les 10 137 condamnations prononcées contradictoirement, on compte 95 condamnations à mort, 251 aux travaux forcés, 4 586 à la déportation (1 169 en enceinte fortifiée et 3 417 en Nouvelle-Calédonie, dont Louise Michel), 1 247 à la réclusion perpétuelle et 3 359 à des peines de prison variables. « Seules » une vingtaine de sentences capitales ont été exécutées, notamment pour ce qui est du blanquiste Ferré et de Louis Rossel, fusillés tous deux à Satory le 28 novembre 1871. À noter que 55 enfants de moins de 16 ans sont envoyés en maison de correction. Un sort particulier – et ô combien sexuée – a été réservée aux « communeuses ». Selon le capitaine Briot, qui jugea des centaines d’entre elles, « presque toutes […] joignait à l’ignorance la plus complète le manque de sens moral ». Haine de classe, obsession de l’ordre moral et fantasmes sexuels peuvent, on le voit, parfois faire bon ménage…

Ajoutons pour faire bonne mesure que les brutalités les plus abjectes ont pu être imposées « à froid » aux prévenus. Ainsi, au camp de Satory, les mesures d’hygiène sont à proprement parler inexistantes et les soins les plus élémentaires ne sont pas dispensés aux blessés. Comme de bien entendu, dans ce contexte d’épuisement, de promiscuité et – il faut bien le dire – de sadisme savamment calculé, les épidémies font florès. Mais ce n’est pas tout, puisque les fusils continuent leur sinistre office, bien loin de Montmartre et de Belleville. Toujours à Satory, on abat par exemple 300 prisonniers pour tentative de fuite dans la nuit du 27 au 28 mai.

Les données statistiques de la répression judiciaire sont claires : c’est bien le peuple parisien qui s’est battu contre Thiers et ses sbires. Selon Jacques Rougerie, « par l’âge, par l’origine, les professions, c’est à peu près son reflet exact qu’on retrouve ». Il s’agit certes d’une population plus jeune, moins chargée de famille et moins instruite, mais peut-on être surpris de cette surreprésentation, dans les combats de la Semaine sanglante, des jeunes générations populaires qui, encore plus que les autres, n’avaient rien à perdre que leurs chaînes, pour reprendre la célébrissime formule du Manifeste de Marx et Engels ? Plus de 25 ans après les faits, Jean-Baptiste Clément, qui avait combattu sur la barricade de la Fontaine-au-Roi dans les derniers jours, est formel : « Là et ailleurs, [il] pu[t] voir que Paris n’eut pas dans la guerre des rues de meilleurs défenseurs que les tout jeunes gens et les vieillards ».

Il faut in fine noter que les ouvriers du bâtiment et du métal sont, en proportion, plus présents dans les listes de proscrits que dans la population de la capitale. Au dire de Jacques Rougerie, « ils devancent sensiblement les ouvriers des métiers plus traditionnels » (bois, habillement, livre). Mais ces derniers, forts de leurs compétences techniques et d’une intense sociabilité corporative, constituent souvent l’encadrement du mouvement (notamment pour ce qui est de la Garde nationale). C’est bien le Paris du travail de l’époque, à mi-chemin de l’atelier et de l’usine – avec le soutien notable de milliers de domestiques, d’employés, de commerçants, de membres des professions libérales et intellectuelles, voire de petits rentiers – qui s’est révolté et qui s’est défendu jusqu’au bout. Si l’histoire « a déjà cloués à un pilori éternel » les bourreaux de ce peuple héroïque, 150 ans après les faits, il serait bon de se souvenir, avec déférence et gravité, de ses martyrs dont nous nous honorons d’être les humbles successeurs.

Cet article de notre camarade jean-François Claudon est la version longue de l'article paru dans le numéro 285 de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

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