La gauche ne doit pas suivre la dérive sécuritariste
Mercredi 19 mai, des syndicats de policiers – Alliance en tête – organisaient une manifestation devant l’Assemblée Nationale pour dénoncer un prétendu laxisme de la justice réclamer plus de moyens, et, surtout, des peines automatiques et minimales pour les agresseurs des fonctionnaires de police et de gendarmerie. Une partie de la gauche a commis la faute de s’y rendre et de reprendre à son compte l’esprit sécuritariste de ces revendications inacceptables (et contraires à la Constitution).
Après l’assassinat du policier Eric Masson à Avignon le mercredi 5 mai, les syndicats de policiers ont refusé de reprendre les discussions du Beauveau de la sécurité le 17 mai ; à la place, ils ont organisé une manifestation devant l’Assemblée Nationale dans laquelle ils ont popularisé des mots d’ordre de surenchère sécuritaire comme les peines automatiques et minimales pour les agresseurs des forces de l’ordre.
Leur manifestation a réuni tous les courants de l’extrême droite, de la droite classique mais aussi leur supérieur hiérarchique au sein du gouvernement, le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin. Jusque-là, rien de surprenant.
Une partie des dirigeants de la gauche a cru bon d’apporter son soutien à cette manifestation en s’y rendant. Olivier Faure, Fabien Roussel et Yannick Jadot ont été les principales figures dirigeantes de la gauche à s’y rendre. Jean-Luc Mélenchon a dénoncé la manifestation dans une conférence de presse, tandis qu’EELV a publié un communiqué regrettant la tenue de la manifestation devant l’Assemblée Nationale et ses revendications.
Les dirigeants qui ont cautionné la manifestation (et par extrapolation, ses revendications) de quelque manière que ce soit ont commis une faute politique lourde, et c’est donc tout à fait normal qu’ils doivent faire face aux remous dans leurs partis respectifs que suscitent leur conduite. Une manifestation d’un corps répressif devant l’Assemblée Nationale n’est pas neutre démocratiquement. Ce n’est par exemple pas une surprise qu’un secrétaire départemental de SGP Police ait pu déclarer à l’antenne de CNews lors de la manifestation que « Nul doute que si cette mobilisation s’avère très efficace aujourd’hui, les digues cèderont, c’est-à-dire les contraintes de la constitution, de la loi »[1]. Cela constitue un appel à la généralisation de l’arbitraire policier voire à une action extraconstitutionnelle contre les institutions et l’Etat de droit. Dans le contexte des deux tribunes de généraux menaçant d’un coup d’Etat, légitimer cette manifestation et les principales organisations qui l’ont portée ne fait que favoriser l’extrême droite et le virage autoritaire et sécuritaire qu’on connaît depuis quelques années.
Sur tous les plans, les syndicats de policiers ont tort. Leur analyse de la violence dont leurs adhérents sont victimes est fausse ; leur recette pour la faire reculer (plus de moyens répressifs) ne contribuera en rien à atteindre cet objectif ; elle ne fera que porter atteinte à la démocratie et à l’Etat de droit.
Une chute historique des violences commises contre les policiers
Les faits, d’abord. Au-delà de l’émotion et du sensationnalisme promu par certains médias, la simple réalité est que les violences commises contre les policiers connaissent une tendance historique lourde de diminution depuis cinquante ans. Le graphique suivant[2], produit par le sociologue spécialiste de la police Sebastian Roché, ne laisse aucun doute : ces violences se sont effondrées depuis les années 1990. Ce graphique ne prend pas en compte l’évolution du nombre de policiers en exercice. Roché a donc calculé le risque par agent de mourir dans le cadre de ses fonctions. Celui-ci a été divisé par quatre depuis la décennie soixante-dix et de deux depuis la décennie quatre-vingt-dix[3].
Contrairement donc à ce que racontent les syndicats de policiers, les chiffres montrent que l’on meurt de moins en moins dans le cadre de ses fonctions quand on est policier. Autrement dit, on est de moins en moins à des risques dans le cadre de ses fonctions quand on est policier.
Quelle politique contre les violences et la délinquance ?
Mais cela ne signifie pas que le problème est réglé. Personne ne devrait mourir dans le cadre de ses fonctions, y compris pour un corps répressif dont le cœur de métier est de faire respecter la loi et réprimer la délinquance, ce qui implique par définition de s’exposer à la violence et donc à un risque accru de blessures ou de décès. S’il est donc logique de mourir plus dans le cadre de ses fonctions quand on est policier que quand on est maçon ou plombier, ce n’est toujours pas une situation dont on peut se satisfaire. L’idéal à atteindre est l’extinction des violences et donc des décès de policiers dans le cadre de leurs fonctions.
Comment y parvenir ? Les propositions des syndicats de policiers ne serviraient à rien de ce point de vue. Elles ne font que concrétiser le réflexe répressif et sécuritariste qui prédomine dans ce corps de métier.
C’est tout le contraire qu’il faut faire, c’est-à-dire abandonner la philosophie répressive.
D’abord, en légalisant les drogues dites « douces » (cannabis en particulier) sur le modèle néerlandais. La politique répressive en matière de stupéfiants poursuivie en France depuis des décennies n’a aucun mérite. Elle ne fait pas diminuer la consommation tout en rendant la lutte contre l’addiction plus difficile tandis qu’elle favorise la délinquance et le crime organisé, conduit les policiers à passer l’essentiel de leur temps à courir derrière un trafic impossible à démanteler et, surtout pour ce qui nous concerne ici, expose les policiers à la violence des réseaux de trafic. Un vaste marché noir comme celui des stupéfiants ne peut fonctionner que par la violence organisée des trafiquants, puisque ce trafic ne peut pas s’organiser (comme le trafic d’autres produits du même type comme le tabac) sur la base de contrats administrés par le système judiciaire. Pour supprimer cette violence, il faut donc légaliser le trafic, ce qui permettra à l’Etat de réglementer et contrôler les produits commercialisés, améliorer l’accès aux usagers et donc la politique de prévention et de prise en charge de la dépendance et diminuer la charge de travail des policiers et donc libérer du temps répressif pour autre chose[4].
Ensuite, la politique de la ville et l’attitude de l’Etat face aux quartiers populaires doivent profondément évoluer. Depuis des décennies, ces quartiers sont laissés à l’abandon, avec des taux de chômage qui explosent. La misère sociale ne trouve comme seule réponse de la part de l’Etat que la répression. A ceci s’ajoutent les préjugés racistes qui orientent le comportement de nombre de policiers et de leurs chefs et les discriminations raciales auxquelles ils donnent lieu dans ces quartiers majoritairement peuplés par des populations issues de l’immigration postcoloniale. La méfiance s’est naturellement installée à l’égard de la police dans ces quartiers. Pour la regagner, l’Etat doit réinvestir dans ces quartiers et cesser de donner à sa police un blanc-seing en matière de répression.
De manière générale, la sécurisation des policiers passe par la lutte contre les sources de la délinquance, c’est-à-dire la misère sociale, l’exclusion, les discriminations, l’abandon de quartiers entiers par les pouvoirs publics et les inégalités. On ne devient délinquant (et, donc, un agresseur potentiel de ceux chargés de faire respecter la loi) que si les autres voies possibles pour gagner sa vie et le respect social ne débouchent sur rien.
La gauche devrait avoir une réponse claire au problème de la sécurité (indépendamment de savoir si on considère que ce problème est majeur ou pas), mais elle devrait être tout le contraire de la réponse de ceux qui en font leur fonds de commerce.
[1] https://twitter.com/sebastianjroche/status/1395121584466272257
[2] https://twitter.com/sebastianjroche/status/1394974368896327686/photo/1
[3] https://twitter.com/sebastianjroche/status/1394974376576143360
[4] Voir sur cette question cet entretien avec une ex-policière dans Le Média :