Les syndicats suisses, un exemple européen
La Suisse ne fait pas partie de l’Union européenne, mais ses syndicats mènent une lutte exemplaire contre le dumping social et salarial. La clef de voûte de ce combat réside dans une série de mesures d’accompagnement social que les syndicats, avec l’appui des partis de gauche, ont négocié au début des années 2000 en échange de leur soutien à la libre circulation des personnes. Ce dispositif est aujourd’hui contesté par une partie de la droite helvétique et par la Commission européenne.
La libre circulation des personnes est l’une des quatre libertés fondamentales de l’UE. Tout en n’appartenant pas à l’Union, la Suisse a dû y souscrire dans le cadre d’un accord bilatéral, pour pouvoir accéder au grand marché européen.
Un progrès et des risques
« En principe, souligne Vasco Pedrina, ancien coprésident de l’Union syndicale suisse (USS) et d’Unia, sa principale fédération, dans une récente publication sur le sujet*, la libre circulation des personnes profite aux salariés. Elle fait partie des libertés fondamentales et contribue au progrès social. C’est pourquoi il est contradictoire de rejeter la libre circulation des personnes comme étant un projet néolibéral dirigé contre les travailleurs, même si les employeurs peuvent effectivement en abuser ». Plusieurs éléments permettent de comprendre cette philosophie :
- La Suisse est le pays qui compte la proportion de migrants la plus élevée d’Europe après le Luxembourg. 24 % de la population résidente est de nationalité étrangère, soit proportionnellement deux fois plus qu’en Allemagne et quatre fois plus qu’en France. Outre les besoins de l’économie, ce chiffre tient à la politique de naturalisation restrictive de la Suisse.
- Plus de 320 000 frontaliers viennent travailler chaque jour en Suisse, auxquels s’ajoutent plusieurs dizaines de milliers de travailleurs détachés.
- Les migrants sont bien intégrés dans les syndicats suisses, à tel point que 57 % des 200 000 membres d’Unia sont de nationalité étrangère.
Nombreux abus
Pour faire face aux nombreux cas de dumping social et salarial que peut générer la libre circulation des personnes (dix entreprises sont sanctionnées chaque jour !), les principales mesures d’accompagnement social sont les suivantes :
- Contrôle du marché du travail par des commissions paritaires (partenaires sociaux) ou tripartites (État, patronat, syndicat).
- Possibilité d’introduire des contrats types de travail avec salaires minimaux dans les branches.
- Allègement des dispositions permettant de déclarer une convention collective de travail (CTT) de force obligatoire.
- Loi sur les travailleurs détachés.
Double bras de fer
Cette loi est analogue à la directive européenne du même nom, mais elle offre une meilleure protection contre le dumping. La principale différence réside dans le fait que la loi suisse a introduit une règle dite des huit jours, qui oblige les entreprises européennes à annoncer huit jours à l’avance leurs missions en Suisse et à s’acquitter d’une caution. Pour les syndicats suisses, cette règle est fondamentale, car elle permet de contrôler si un travailleur détaché sera bien employé aux conditions sociales et salariales en vigueur en Suisse. De plus, la Suisse est le pays d’Europe qui compte le plus grand nombre de travailleurs détachés par habitant.
Mais la Commission européenne ne veut plus entendre parler de cette règle des huit jours, sous prétexte qu’elle est contraire à l’accord sur la libre circulation des personnes. Elle en exige la suppression avant de conclure une convention-cadre qui engloberait l’ensemble des accords bilatéraux passés avec la Suisse. Sans en référer au gouvernement, deux ministres du Parti libéral-radical, proche du patronat, ont embouché les trompettes de la Commission. On assiste ainsi à un double bras de fer, entre le Conseil fédéral et les syndicats suisses, qui ne veulent pas céder, et entre la Suisse et la Commission européenne. À l’heure de mettre sous presse, il était impossible de prévoir la sortie de cette impasse.
Ce qui est en revanche certain, c’est que si la gauche politique et syndicale, jugeant un éventuel recul social inacceptable, devait combattre la convention-cadre, celle-ci n’aurait aucune chance devant le peuple, les voix de ses militants se mêlant alors à celle des nationaliste de l’Union démocratique du centre (UDC). Comme le dit Vasco Pedrina, il ne faut pas tout confondre, car la défense des mesures d’accompagnement n’est pas une lutte nationaliste, mais un combat entre le capital et le travail. Luca Visentini, secrétaire de la Confédération européenne des syndicats (CES), ne s’y est d’ailleurs pas trompé, lui qui a déclaré à l’hebdomadaire suisse alémanique WOZ qu’un recul des syndicats suisses aurait des conséquences négatives dans les autres pays européens.
* De la politique de contingentement à la libre circulation des personnes. Peut être commandé au prix de 15 francs suisses (environ 13 euros) à Unia, case postale 272, 3000 Berne 15 (www.unia.ch).
Cet article de notre ami Jean-Claude Rennwald (ancien député PS au Conseil national suisse, militant socialiste et syndical) est paru dans la revue Démocratie&Socialisme n°257 (septembre 2018).