GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

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Les signes avant-coureurs du basculement ?

Mercredi 14 août, Wall Street a connu sa pire séance de lʼannée et le Dow Jones a emporté dans sa chute la plupart des indicateurs européens. Ce mini-krach en plein cœur de lʼété nʼest quʼun symptôme parmi tant dʼautres de lʼinstabilité de lʼéconomie mondiale. Jamais, depuis 2008, lʼendettement des principaux opérateurs économiques nʼa été aussi élevé. Pour nombre dʼobservateurs, la question nʼest plus de savoir si la crise menace, mais bien quand lʼexplosion va se produire.

Parlera-t-on un jour du 14 août 2019 comme dʼun Black wednesday ? Il est encore trop tôt pour le dire. Ce qui est sûr, cʼest que la première quinzaine du mois qui vient de sʼécouler a mis brutalement fin à une séquence haussière ininterrompue – ou presque – pour les marchés depuis 2010. Le Dow Jones a accusé en quelques heures une chute de plus de 3 %, tout comme le Nasdaq (lʼindicateur US pour le secteur des hautes technologies). Les bourses européennes ont également été mises à mal. À Paris comme à Francfort, le CAC 40 et le DAX ont reculé de plus de 2 %, tandis que le Footsie 100 perdait près dʼ1,5 % à Londres.

Les adeptes de la méthode Coué pourront toujours rétorquer que les volumes des transactions étant exceptionnellement faibles autour du 15 août, les mouvements de la bourse gagnent chaque année en amplitude à cette période. Reste que la panique des marchés est bien réelle, signe que les opérateurs ont bien conscience que la baisse des cours nʼa rien dʼanodine. Un fait décisif percute par ailleurs de plein fouet le discours lénifiant des chiens de garde de la finance : l’inversion de la courbe des taux aux États-Unis est maintenant un fait avéré. Cela signifie quʼil coûte plus cher d’emprunter à court terme qu’à long terme outre-Atlantique. Cette tendance ne peut quʼalimenter les craintes des financiers, car elle est toujours perçue comme annonciatrice des récessions. Il faut dire que, selon John Canavan dʼOxford Economics, cité par Le Monde, « un tel phénomène a précédé chacune des neuf dernières récessions »...

Pourquoi les marchés sʼaffolent

Une lecture trop rapide de la presse spécialisée pourrait laisser entendre que les incertitudes actuelles du monde de la finance sʼexpliquent avant tout par la guerre commerciale que les États-Unis de Trump mènent face au reste du monde en général, et à la Chine en particulier. Il est vrai que la hausse des tarifs douaniers US à lʼencontre des produits chinois a suscité une riposte graduelle de Pékin qui a réduit significativement ses importations en provenance des États-Unis, et qui commence à laisser filer le dollar sur le marché des changes. Mais là où le bât blesse, cʼest que, le 13 août – soit la veille du mini-krach –, la Maison Blanche avait annoncé, au grand soulagement des marchés, le report de septembre à décembre des nouvelles taxes sur les produits chinois.

Si les tensions commerciales entre Washington et Pékin constituent bien un élément important de la situation actuelle, reste donc que la fébrilité du monde de la finance ne peut leur être totalement imputée. Pour appréhender la réalité en son fond, il faut revenir à la politique monétaire américaine de ces dernières années et de ses contradictions avec les attentes des investisseurs. Après 2008, la Fed (Federal reserve), imitée en cela par les autres grandes banques centrales, avait mis en place, pour relancer lʼactivité, des politiques macroéconomiques dites « accommodantes », aboutissant dans les faits à une baisse sensible des taux directeurs. Les banques pouvaient se financer à des taux extrêmement faibles – voire négatifs – et leurs créances étaient rachetées à lʼinfini au titre du quantitative easing (QE) devenu un temps, pour les besoins de la cause, la nouvelle orthodoxie des banquiers centraux.

Mais toutes les bonnes choses ont une fin. La bonne santé de lʼéconomie américaine a en effet poussé la Fed à remonter ses taux depuis lʼélection de Trump. Or, depuis quelques semaines, ce dernier est bien obligé de reconnaître, malgré ses dénégations officielles aussi tapageuses quʼintempestives, que le risque récessionniste est bel et bien aux portes de lʼéconomie américaine. Le président US et son entourage ont beau avoir traité Jerome Powell, chef de la Fed, dʼ« incompétent » et vitupérer le « mensonge de la récession » propagé par les médias et autres « gens de gauche », la Maison Blanche a avoué fin août quʼelle envisageait de nouvelles mesures de soutien à lʼéconomie, en allégeant temporairement certains prélèvements sociaux afin dʼaugmenter les salaires nets des travailleurs américains. Trump a par ailleurs arraché à la Fed une légère baisse de son taux principal, qui nʼa pas manqué de susciter une mise en garde solennelle de quatre anciens patrons de lʼinstitution, inquiets pour son indépendance face au pouvoir politique. Cʼest cette tension entre lʼorthodoxie retrouvée de la Fed, les attentes fébriles des marchés et les besoins électoralistes dʼun Trump en quête de voix pour assurer sa réélection – qui serait fort compromise par une brutale plongée dans la récession – qui explique lʼaffolement actuelle des financiers, incapables par nature de supporter ce genre dʼincertitudes.

Le grand écart des entreprises

Pour aller plus loin, il convient de revenir sur la situation des grandes sociétés cotées en bourse. Pour la plupart, elles ont abondamment profité des dispositifs de quantitative easing mis en place par les différentes banques centrales, qui leur ont permis de se refinancer à des coûts extrêmement bas. Ces facilités de financement se sont conjuguées avec les largesses fiscales dispensées par la plupart des gouvernements, quʼil sʼagisse de lʼadministration Trump ou du gouvernement Philippe – ce dernier emboîtant le pas en la matière à Hollande et à ses Premiers ministres successifs. Aux États-Unis, comme le note judicieusement lʼéconomiste Georges Nurdin, la prospérité de lʼère Trump est obtenue « au prix de déficits budgétaires abyssaux : 1 000 milliards de dollars, afin de financer les réductions d’impôts de l’administration Trump, destinées à donner un coup de fouet temporaire – jusqu’à sa réélection ? – à la croissance ».

Politiques monétaires accommodantes et exonérations fiscales et/ou sociales se sont conjuguées pour susciter des résultats nets exceptionnellement élevés, qui ont boosté le cours des actions des grandes firmes. Comme les investissements nʼont pas suivi – loin sʼen faut ! – lʼenvolée des marges, les trésoreries de maints groupes se gonflent dans lʼattente dʼinvestissements introuvables à même dʼassurer de juteux profits. Tout particulièrement aux États-Unis où lʼencadrement du monde de la finance est beaucoup plus lâche, cette conjoncture a encouragé les entreprises à racheter leurs propres actions, afin dʼaugmenter encore un peu plus leur valeur nominale, moyennant un recours soutenu à lʼendettement et à des phénomènes dʼeffets leviers de plus en plus spectaculaires. Le PER de Shiller des actions américaines (leur valeur nominale rapportée au bénéfice moyen des dix dernières années) vient de dépasser le seuil qui avait été atteint peu avant le krach de 1929...

Selon Roland Pérez, professeur émérite à lʼuniversité de Montpellier et membre des Économistes atterrés, dans une tribune parue dans le JDD le 23 août, « ces différents éléments se conjuguent et peuvent aboutir à un profil de grande société cotée, avec de bonnes performances comptables et boursières, et un bilan comprenant à la fois une trésorerie surabondante à l’actif et un endettement considérable au passif ». Cette situation financière atypique résume de façon saisissante les contradictions de lʼéconomie mondiale actuelle. La trésorerie surabondante des grandes entreprises nʼest pas le résultat dʼune activité productive florissante, mais des politiques monétaires (QE) et économiques (exonérations de toute sorte) pro-business qui suscitent mécaniquement un endettement faramineux de la plupart des agents économiques. En retour, les incertitudes de la situation générale et les taux de profits auxquels les actionnaires des grandes firmes sʼétaient habitués ces dernières années dissuadent ces dernières dʼinvestir dans lʼéconomie réelle. Le blocage est indéniablement proche, sʼil nʼest déjà survenu.

Le financement de lʼéconomie réelle

Marges records, niveaux dʼendettement proprement inouïs (la dette planétaire atteignait en 2016 164 000 milliards de dollars, ce qui représente 225 % du PIB mondial !), sous-investissement chronique : telles sont les bases de la conjoncture de ces derniers mois. Elles ont assuré la tendance haussière des cours, mais elles annoncent indiscutablement le basculement vers la récession.

Les marchés ne sʼy trompent pas, puisque lʼinversion des taux est, comme on lʼa vu précédemment, devenue une réalité. Sʼil coûte désormais plus cher dʼemprunter à court terme quʼà long terme, cʼest bien que les investisseurs doutent de leur capacité à produire actuellement une plus-value substantielle à brève échéance. Cʼest dur à dire, mais on en arriverait presque les comprendre, puisque lʼaccumulation des signaux confirmant le décrochage de la croissance – sans parler du retour imminent de lʼinflation – suscitera forcément à un moment ou à un autre une brusque hausse des taux dʼintérêts qui sera dramatique pour la plupart des fonds dʼinvestissement, vu leur endettement abyssal.

La panique est proche, puisque nombre dʼinstitutions financières se ruent vers les quelques valeurs-refuges qui subsistent dans le paysage clair-obscur quʼest devenue lʼéconomie mondiale. Cʼest ainsi quʼil faut interpréter une autre inversion qui a eu lieu lors du mini-krach de la mi-août lors duquel le taux d’intérêt sur les bons du Trésor américains à dix ans est passé temporairement sous celui des bons à deux ans, pour la première fois depuis 2007. Selon Chris Rupkey, économiste chez MUFG Union Bank à Tokyo, cité par Le Monde, « les investisseurs se mettent à l’abri en sachant qu’une récession nuit aux résultats de sociétés et peut faire perdre jusqu’à 20 % à la Bourse ». Le monde de la finance de marché ne pourrait pas dire plus clairement quʼil nʼa aucune confiance dans un avenir proche, où il faudra bien que quelquʼun finisse par payer les pots cassés lors de la période qui sʼachève, où tout a été fait pour garantir les profits des actionnaires.

Et en Europe ?

Si nous nous sommes centrés dans notre analyse sur les États-Unis qui constituent le centre névralgique du capitalisme financiarisé, reste que les perspectives européennes sont encore moins brillantes que celles qui se dessinent outre-Atlantique. Cʼest dʼautant plus vrai que les données de lʼéconomie allemande, rendues publiques à la mi-août, ont de quoi faire frémir. Après un rebond de 0,4 % en début de lʼannée, le PIB de la première économie européenne sʼest en effet contracté de 0,1 % au second trimestre. Si la RFA affiche lors du trimestre en cours une nouvelle baisse de son activité, elle entrera dans ce quʼil est convenu dʼappeler une récession technique. Le pays y avait échappé dʼun cheveu durant la seconde moitié de 2018. Mais les perspectives se sont obscurcies depuis.

Lʼex-bon élève de la zone euro fait actuellement moins bien que la France, et même que lʼItalie en pleine crise politique. Seul le Royaume-Uni, dont lʼéconomie est durement affectée par le feuilleton du Brexit, supporte la comparaison avec la croissance négative qui prévaut outre-Rhin. Depuis quelques mois, les plans de licenciement se multiplient, le rythme des créations dʼemploi ralentit et tous les signaux économiques passent au rouge les uns après les autres. Une donnée emblématique éclipse toutes les autres : les commandes de machines-outils, le moteur traditionnel de la croissance allemande, ont reculé de 22 % sur un an entre avril et juin, selon la fédération patronale du secteur.

Au dire de Carsten Brzeski, économiste chez ING Bank, « les conflits commerciaux, lʼincertitude mondiale et le secteur automobile en difficulté ont finalement mis lʼéconomie allemande à genoux ». Il « oublie » de mentionner le fil à la patte de lʼéconomie allemande que constitue lʼaustérité budgétaire imposée par lʼordo-libéralisme et incarnée par la fameuse « règle dʼor ». LʼAllemagne paye actuellement le sous-investissement public chronique imposé par les intégristes néo-libéraux et accepté vaille que vaille par le SPD, devenu de fait un supplétif électoral de la CDU. Certains cadres sociaux-démocrates, encouragés par les prises de position de plusieurs économistes, commencent timidement à demander à Merkel dʼutiliser les excédents budgétaires des dernières années, voire de recourir à lʼendettement, pour relancer lʼéconomie. Mais, si la chancelière a reconnu que lʼéconomie allemande traversait « une phase difficile » elle a dit ne pas voir « pour le moment la nécessité dʼun paquet conjoncturel ».

Cette position irresponsable pourrait bien accélérer lʼentrée de lʼAllemagne dans la récession et concourir à sa propagation au reste de la Zone euro. Lʼapprofondissement de la crise politique italienne et les derniers imbroglios autour du Brexit rendent ce scénario de plus en plus crédible. Et ce ne sont pas les gesticulations de Macron lors du G7 qui pourront contrecarrer cette tendance lourde !

Cet article de notre camarade Jean-François Claudon a été publié dans une version courte dans le numéro de septembre de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

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