GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

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Bilan de six mois particulièrement sanglants (1919 #6)

Août 1919 : après Berlin, lʼAllemagne centrale et la Ruhr en mars, après la Bavière des conseils immolée dans les flammes des corps francs en mai, cʼest au tour de la Hongrie rouge de subir les féroces assauts de la contre-révolution. Mais là où le bât blesse, cʼest quʼà Munich comme à Budapest, lʼinitiative de lʼaffrontement avait été prise par les révolutionnaires. Une fois consommé lʼéchec de ces deux coups de force condamnés dʼavance, il revenait au mouvement communiste naissant de tirer les leçons de ces mois où le sang des nôtres avait coulé en pure perte.

Les débats qui avaient précédé la proclamation de la IIIe Internationale le prouvent : pour nombre de révolutionnaires ralliés à Octobre, la victoire était décidément au bout du fusil. La société bourgeoise, dont lʼessence barbare avait été révélée dans toute sa nudité par les horreurs des tranchées, était à genoux et il ne tenait quʼà lʼavant-garde de la classe ouvrière de lui asséner le coup de grâce, à lʼinstar des bolcheviks en 1917. Lénine avait beau exhorter les communistes dʼOccident à ne pas suivre servilement lʼexemple russe, ce scénario qui faisait la part belle aux hommes dʼaction et aux héroïques combats de rue était trop séduisant pour nombre de militants impatients, peu enclins à étudier lʼexpérience des soviets dans sa complexité. Les terribles défaites ouvrières de janvier à Berlin, de début mai à Munich, puis de lʼété à Budapest étaient les conséquences de cette conception funeste à laquelle Lénine allait bientôt donner un nom : le gauchisme.

Perseuare diabolicum

Les dirigeants hongrois constituaient incontestablement les communistes qui avaient le plus versé dans le suivisme des Russes. Non contents de singer les aspects les plus rigides du communisme de guerre, ils avaient paré leurs ministres – pourtant membres dʼun gouvernement bourgeois – du titre de « commissaires du peuple »... et avaient même faire élire Lénine président honoraire du Soviet de Budapest ! La seule innovation des communistes magyars par rapport à leurs idoles russes fut dʼautant plus mortifère quʼelle était censée, aux yeux de ses promoteurs, corriger la plus grossière des erreurs commises par les bolcheviks : leur politique à lʼégard des paysans.

Depuis son exil soviétique, Béla Kun confessa ultérieurement quʼavec Tibor Szamuely, le leader des communistes de gauche hongrois, il considérait que leur politique agraire était « plus intelligente que celle des bolcheviks ». Il argumente comme suit : « Au lieu de partager les grands domaines entre les paysans, nous les avions fait passer à la production socialiste en nous appuyant sur les ouvriers agricoles sans les transformer en ennemis du prolétariat, ce qui serait arrivé si nous les avions fait accéder au statut de propriétaires terriens ». À la décharge de Kun, il convient de signaler que ses « collègues » modérés avaient fait preuve dʼune cécité tout aussi grande sur la question. Ainsi, le journal du parti unifié, contrôlé par les sociaux-démocrates, avaient écrit le 6 juin 1919 : « La production socialiste dans l’agriculture n’est pas une utopie. Une bonne part des terres cultivées est déjà passée à la production collective » !

Cʼest pourtant le mot dʼordre « La terre à ceux qui lʼexploitent » qui, avec lʼappel à la fin des hostilités, avait permis aux bolcheviks de gagner au sein des masses cette aura qui les avait portés au pouvoir. De même, toute personne sensée ne pouvait faire autrement que de constater que cʼétait la « transformation » des grands domaines en fermes collectives gérées autoritairement par leurs anciens propriétaires qui avait faire perdre aux révolutionnaires hongrois la confiance des paysans. Cela nʼa pas empêché Szamuely, qui évoque la question lors dʼun meeting en Russie au moment où la Hongrie des conseils est à lʼagonie, dʼaffirmer que « l’idée d’organiser des communes rencontre la plus grande sympathie. Il n’y a pas de groupes au sein de la paysannerie hongroise qui pourrait s’y opposer ». Au royaume des aveugles, le roi nʼest pas forcément borgne...

Levi entre en lice

Le chef du Parti communiste allemand avait toute sa place dans le débat, lui qui affrontait depuis le soulèvement berlinois prématuré de janvier une base jeune et impatiente, désireuse dʼen découdre coûte que coûte avec la vieille société malgré le brusque basculement du rapport de force au détriment de la classe ouvrière. Dès le mois de mars, dans une lettre à Lénine, Paul Levi sʼétait plaint de ces militants qui, par leurs actions inconsidérées, donnaient lʼoccasion au gouvernement Ebert-Scheidemann de pratiquer une « nouvelle saignée ». Pour ce fidèle disciple de Rosa Luxemburg, cʼétait la tâche principale de lʼheure que dʼempêcher ces éléments de « commettre de telles folies ».

Les expériences tragiques de Bavière et de Hongrie prouvent toute lʼacuité de la critique du leader du KPD. Dès lʼété, ses formulations se font encore plus acerbes. Selon lui, « cʼétait une erreur de croire que quelques troupes dʼassaut du prolétariat pouvaient remplir la mission historique qui est celle du prolétariat ; Berlin et Leipzig, Halle et Erfurt, Brême et Munich ont traduit dans les faits ce putschisme et démontré que seul lʼensemble de la classe prolétarienne de la ville et de la campagne peut sʼemparer du pouvoir politique ». En ces mois dʼaccalmie après la tempête, les formules assassines de Levi, qui visent généralement lʼaile gauche du KPD, sʼappliquent très bien aux aventures bavaroises et hongroises du printemps, lors desquelles les communistes étaient partis à lʼassaut du ciel sans disposer – loin sʼen fallait ! – dʼune aura suffisante dans les masses. Pour lui, ne pas comprendre que, pour assurer la victoire de la révolution, il faut gagner la majorité des travailleurs, cʼest faire preuve dʼun « sectarisme communiste infantile ».

Sur la seconde République des conseils bavaroise – dirigée par les communistes suite à lʼéchec navrant de la bohème intellectuelle munichoise –, lʼavis de Levi est on ne peut plus tranché. À ses dires, « une République des conseils indépendanto-majoritairo-anarchiste établie sans base suffisante dans les masses, remplacée par une République des conseils communiste qui commet exactement la même faute, cela sʼappelle un zéro à la place dʼun autre zéro ». Levi nʼa pas peur de dire ce qui est. Quitte à se fâcher définitivement avec ceux qui sont persuadés que la dictature du prolétariat est à portée de main en Allemagne et en Europe centrale, si ce nʼest dans les grandes démocraties victorieuses. Les apprentis-putschistes ne sʼy trompent pas et commencent à vouer une haine inexpiable au leader du KPD, accusé dʼattentisme, de frilosité – bref de dérive « sociale-démocrate ».

Ce dernier jette alors un pavé dans la mare des révolutionnaires pour qui le primat de lʼaction était jusquʼalors absolument indiscutable et indiscuté. Tirant les leçons de lʼéchec bavarois, Levi écrit : « Si les masses entrent dans des actions qui ne sont révolutionnaires quʼen apparence et qui, en réalité, ne mènent quʼà des reculs, cʼest notre devoir de nous signaler par des avertissements et des critiques ».

Question de rythme

Lʼaffrontement entre les « communistes de gauche » et les dirigeants réalistes, tels que Levi, a de quoi surprendre aujourdʼhui. Nous savons en effet que la vague révolutionnaire de lʼaprès-guerre nʼa pas abouti à la création dʼÉtats ouvriers susceptibles de sʼassocier à la Russie soviétique et de changer par-là même le cours des choses. Tel nʼétait pas le cas des protagonistes de cette histoire. Aux yeux de la masse des militants gagnés – souvent de fraîche date – au communisme, cʼétait alors une « question de mois », pour reprendre une formule ultérieure de Trotski. À la mitan de lʼannée 1919, ils étaient alors bien peu à entrevoir que la révolution en Occident ne se ferait certainement pas sur le même rythme quʼen Russie.

Levi reçut tout de même le renfort de Karl Radek, un des cadres de lʼInternationale naissante, envoyé en Allemagne fin 1918 et qui purgeait alors à Berlin une peine de prison consécutive à la « Semaine sanglante » berlinoise de janvier. Les deux hommes sʼétaient rencontrés en Suisse en 1917. Ils avaient sympathisé et partageaient nombre dʼanalyses au point de sʼentremettre, en janvier 1919, pour freiner – malheureusement en vain – les ardeurs dʼun Liebknecht exalté. Déjà, lors du congrès de fondation du KPD, à contre-courant des conceptions aventuristes de la majorité des délégués, Radek avait exhorté les spartakistes à « penser en siècles ». Dans une lettre datée du 10 février 1919, il sʼétait même dit « convaincu que le développement de la révolution dans lʼEurope occidentale sera lent à cause de la force et de lʼorganisation de la bourgeoisie et du manque dʼalliés révolutionnaires pour le prolétariat, comme les paysans lʼétaient en Russie ».

Lors de la conférence illégale du KPD qui se tient à Francfort en août, Levi lance à sa gauche : « La révolution, selon les apparences, est arrivée à un point mort […]. Nous avons atteint un stade très précaire de la révolution et devrons désormais nous organiser sans l’appui des masses ». Une fois mis de côté le pessimisme excessif de cette affirmation quʼil faut porter au compte des vives polémiques opposant les communistes allemands, on entrevoit la convergence qui existe entre les deux hommes. Pour Radek comme pour Levi, cʼest ce rythme particulier de la révolution en Allemagne – et a fortiori en Europe occidentale – qui légitime deux positions appelées à les mettre frontalement en porte-à-faux avec les « gauches » : la participation aux élections et lʼadhésion aux syndicats de masse à direction sociale-démocrate. Puisque la victoire finale sera lʼaboutissement dʼun long processus lors duquel le travail de propagande – notamment lors dʼéchéances électorales centrales – et les luttes économiques partielles auront permis aux communistes de gagner la confiance de lʼécrasante majorité des travailleurs, il convient naturellement de se présenter à leur suffrage et de militer à leurs côtés dans les syndicats. Tel nʼest pas lʼavis des « gauches » qui commencent à théoriser « par principe », au nom de lʼimminence révolutionnaire, le boycott des élections aux parlements « bourgeois » et la sortie des syndicats « réactionnaires ».

Un an avant Lénine, Radek et Levi furent les premiers à croiser le fer avec les militants gauchistes. Leur combat commun face aux errances maximalistes est indéniablement à mettre à lʼactif du mouvement ouvrier de lʼimmédiat après-guerre.

Désaccords au sommet

Leur convergence sur le fond nʼempêche pas les désaccords de se développer entre les deux hommes alors au centre du débat tactique, Lénine et Trotski étant trop accaparés par la Guerre civile russe pour participer réellement à la discussion. Cʼest sur la Hongrie que les divergences sʼexpriment le plus nettement. Levi et Radek sont dʼaccord pour dénoncer les réflexes putschistes qui ont coûté si cher au printemps 1919 et pour affirmer que toute prise du pouvoir ne peut être menée à bien que sur la base de lʼaccord de la majorité de la classe ouvrière. Mais Radek dérape en affirmant que les révolutionnaires doivent également savoir ériger des potences.

En bon disciple de Rosa qui avait critiqué dès 1918 lʼemploi de la violence de masse par les bolcheviks, Levi ne peut accepter cette justification « à froid » de la terreur rouge. Il répond vertement à son camarade dans un texte paru en juin 1920 dans la presse de lʼInternationale. Selon le leader du KPD, « procéder à lʼorganisation et à la consolidation du prolétariat, non pas sur la base de « la volonté claire et sans équivoque de la grande majorité » [...], mais sur la base dʼexécutions capitales et de pendaisons, me paraît – je ne veux pas être trop dur – une méthode très malheureuse ». Il ajoute avec une ironie mordante : « À ma connaissance, la République russe des conseils nʼa pas placé la potence dans son emblème entre la faucille et le marteau ; je crois que cette omission nʼest pas lʼeffet du hasard, ni dʼune simple pudeur, mais quʼelle provient de ce que la République russe des conseils est construite sur dʼautres bases que celle que recommande le camarade Radek pour la Hongrie. Le lien qui fait la cohésion du prolétariat en tant que classe nʼest sans doute pas une guirlande de roses, mais ce nʼest pas en tout cas la corde dʼun gibet ».

Le second point de désaccord porte sur le bilan à tirer des tragiques erreurs du printemps. Pour Radek, Kun en Hongrie et Leviné en Bavière ont eu raison de se saisir du pouvoir quand ils en avaient eu la possibilité dans la mesure où la fraction la plus avancée de la classe le leur demandait – quand bien même il ne pouvait y avoir pour eux dʼautre issue que la défaite. Et Radek de se moquer férocement, selon Pierre Broué, de « ceux qui ne sont prêts à se lancer dans la bataille que si la victoire leur est garantie par un acte notarié ». À en croire le révolutionnaire polonais, cʼest sur le sol de la défaite que fleurira une « volonté renforcée et approfondie » au sein du prolétariat magyar.

Dans son texte publié en 1920, Levi sʼappuie sur les journées de juillet 1917, lors desquelles les bolcheviks sʼétaient opposés à toute prise du pouvoir prématurée, pour prouver quʼil convenait parfois de battre en retraite afin dʼêtre en capacité de saisir ultérieurement le moment opportun. Il écrit ensuite : « Depuis la fin de Munich et celle de la Hongrie, ma foi dans les vertus miraculeuses de la défaite est ébranlée. Je ne crois pas que lʼon ait raison de passer aussi légèrement que le fait Radek sur des défaites aussi lourdes que la révolution hongroise. […] Je ressens la Hongrie, de même que Munich, comme à porter au passif, pas à lʼactif de la révolution mondiale, et ne puis me persuader que cʼest agir en direction communiste que de conduire des actions comme sʼil était indifférent que leurs résultats soient à porter à lʼactif ou au passif. Et je suis moins disposé encore à dire quʼil faut provoquer une défaite si on ne peut provoquer de victoire, sous prétexte que la défaite aussi a du bon ».

Cet article de notre camarade Jean-François Claudon a été publié dans le numéro de septembre de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

 

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