GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

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Les débuts d’un congrès (50 ans d’Épinay #5 )

En raison de l’état actuel du parti qui s’en dit l’héritier, le congrès d’Épinay, dont on vient de fêter les cinquante ans, n’a pas été célébré comme il le méritait. C’est pourquoi nous proposons, sur la question du renouveau socialiste et du programme commun (1971-1972), une rétrospective en plusieurs volets. Le cinquième revient sur les débuts du congrès d’Épinay.

Le 11 juin 1971 s’ouvre le « Congrès de l’unité des socialiste », dans un salle qui avait pourtant abrité, juste un an auparavant, le second congrès du NPS, autrement moins connu que son successeur ! Signes des temps, Mitterrand, accueilli par Savary, y avait été acclamé aux cris d’« Unité ! ».

Veillée d’armes

Depuis des mois, les discussions allaient bon train entre les mitterrandistes de la CIR et les minoritaires du congrès d’Issy (1969) : Mauroy, qui avait basculé dans la minorité suite à sa courte défaite face à Savary lors de l’élection au poste de Premier secrétaire, mais aussi Defferre, le leader historique de la droite socialiste. Le liant de cette alliance ? Probablement une certaine modération et un anticommunisme très « vieille SFIO », mais à coup sûr la volonté d’en finir avec l’ère Mollet. Defferre déteste viscéralement l’ancien Premier secrétaire inamovible de la SFIO, Mauroy ne lui pardonne pas sa déconvenue d’Issy et Mitterrand, qui a toujours en travers de la gorge sa non-candidature aux présidentielles de 1969, en veut étonnamment plus à Mollet, pourtant partisan fort tiède du ticket Defferre-Mendès, qu’au principal intéressé1 ! Le noyau de ce regroupement anti-Mollet compte bien mettre en avant le thème de la rénovation, paravent commode pour qui veut avant tout changer les têtes. Ce thème rassembleur permet également de ne pas s’attarder longuement sur l’orientation de la CIR et des patrons ultra-modérés du Nord et des Bouches-du-Rhône, tant il est vrai que les uns et les autres savaient que, si le parti se gouverne au centre, il se prend à gauche.

Pour ce faire, les « conjurés » doivent à tout prix trouver des forces d’appoint. Pour Mitterrand, outre les basses considérations d’arithmétique politique, la volonté de contrebalancer par une ouverture sur sa gauche l’influence des barons droitiers joue certainement un rôle. Début 1971, le CERES entre donc dans la danse2. L’entrée des néo-marxistes de la SFIO dans le regroupement anti-Mollet est salué par Mitterrand qui voit dans le CERES « un commando qui peut agir sur les arrières de [leur]s adversaires ». En revanche, le dirigeant de la CIR rejette toute négociation avec Poperen, trop proche à ses yeux du tandem Savary-Mollet. Selon Pierre Serne, Mitterrand « ne pardonne pas la participation au congrès d’Issy de l’UGCS en 1969 et ne souhaite pas une aile gauche trop puissante »3.

Vers un congrès sans enjeu ?

Les motions des différents courants sont rédigées au printemps 1971. Celle du CERES se prononce pour la négociation immédiate et sans condition d’un programme commun de gouvernement avec le PCF et fait par ailleurs des propositions de réformes de structure – rénovation oblige ! Le texte rédigé par Poperen et ses amis approfondit pour sa part l’analyse du « front de classe » et prône la conclusion d’un « contrat de gouvernement » avec les communistes, la signature d’un véritable accord programmatique étant lié, à leur sens, au débat à mener sur les « garanties » démocratiques4. La motion Savary-Mollet se situe quant à elle dans la continuité du congrès d’Issy et prône la continuation du débat idéologique, prélude à un accord débouchant sur la négociation d’un programme commun. Dans les deux courants de gauche, on craint que cette façon d’envisager le processus unitaire confine à l’Arlésienne… Le texte de la CIR a un contenu assez vague en termes de stratégie, est presque muet sur la question de l’union de la gauche et insiste sans surprise sur le thème de la rénovation. Mauroy et Defferre, les deux premiers signataires de la motion dite des « Bouches-du-Nord », s’ils se résolvent à accepter l’union de la gauche, proposent une pause dans le dialogue avec le PCF et en appellent à la renaissance de la FGDS et à un accord prioritaire avec les radicaux. Signe de l’alliance conclue avec la CIR, le texte Mauroy-Defferre est doté de longs développements sur la rénovation du parti.

À la veille de la tenue du congrès national, le vote indicatif dans les fédérations, réalisé dans un climat de tension interne palpable, donne les résultats suivants. Le texte Savary-Mollet obtient 33,8 % des voix tandis que la motion des « Bouches-du-Nord » en recueille 28,9 %. Suivent la motion Mermaz-Pontillon – le texte de la CIR – avec 16 %5, puis le texte du réseau Poperen (12 %) et la motion du CERES (8,6 %). Comme le note avec justesse Pierre Serne, « la direction, qui espérait atteindre 40 % est déçue, mais la conjonction Mitterrand-Nord-Bouches-du-Rhône (coalition à laquelle les dirigeants du PS s’attendent probablement un peu) n’a pas la majorité ».

L’historien ajoute que nombre d’observateurs, mais aussi de délégués – militants de base comme dirigeants laissés dans l’ignorance des alliances de l’heure – pensaient « assister à un congrès sans grand enjeu, qui se contenterait d’entériner l’arrivée des conventionnels et de confirmer l’orientation unitaire que presque plus personne ne remet[tait] en cause ouvertement »6. Un congrès ennuyeux, Épinay ? C’est peut-être excessif, mais il est clair que, plus les assises franciliennes s’approchent, et plus l’enthousiasme unitaire des mois précédents laisse la place à la froide tactique. Le 9 mai 1971, à Bondy, le chef de cabinet de Savary va jusqu’à parler « d’un mariage de raison plus que d’un mariage d’amour »7. L’AFP prête par erreur au Premier secrétaire cette formule peu amène, ce qui le contraint à un rétropédalage fort peu agréable…

Premiers affrontements

Le vendredi 11 juin au matin s’ouvre le « congrès de l’unité » avec le mot d’accueil du maire d’Épinay, puis celui du Premier fédéral de Seine-Saint-Denis. On adopte dans la foulée le règlement intérieur du congrès et les commissions sont désignées. Le débat d’orientation commence l’après-midi avec, comme premier intervenant, Alain Savary – dont nous reviendrons sur le discours le mois prochain. Suivent, jusqu’à 22h, le très droitier André Chandernagor, les mitterrandistes Louis Mermaz, André Labarrère et Louis Mexandeau, ainsi que Marc Wolf du CERES, et plusieurs figures du molletisme.

Le samedi matin est consacré au rapport de la commission des structures. Le congrès valide le nom de Parti socialiste et, surtout, il confirme l’adhésion de la formation à l’Internationale socialiste (IS). La commission des structures présidée par le mitterrandiste de gauche Pierre Joxe, personnellement très critique vis-à-vis de l’IS, avait proposé de débattre ultérieurement de l’appartenance à cette dernière qu’elle considérait comme ne relevant pas des statuts. Mais Robert Verdier propose un amendement consistant à ignorer la préconisation de la commission Joxe et à reprendre l’article 2 des statuts du NPS. Ce grand militant, ancien député passé comme Savary par le PSA-PSU, rappelle que certains partis membres de l’IS comptent dix fois plus d’adhérents que le PS français, qu’ils représentent parfois « l’ensemble de la classe ouvrière […] et s’appuient sur les organisations syndicales »8. L’amendement est largement adopté suite à un vote par mandats.

Puis vient le problème de la représentation qui a divisé la commission des statuts. Pierre Joxe est favorable au maintien du statu quo majoritaire hérité de la SFIO de l’après-guerre, alors que le savaryste Taddei se prononce pour le retour à un système de proportionnelle relative. Chevènement a beau jeu d’ironiser en disant sa surprise d’« entendre Pierre Joxe expliquer aux nouveaux adhérents l’attrait des statuts de la vieille SFIO », puis « Dominique Taddei vanter, au nom de la vieille SFIO, les avantages d’un système de la proportionnelle que la vieille SFIO a toujours combattu, du moins depuis 25 ans »9. Quand on passe au vote, le congrès décide, sur proposition de Marc Wolf, de voter en deux temps. Le premier vote porte sur le type de scrutin : représentation proportionnelle (RP) ou scrutin majoritaire. Si la proportionnelle l’emporte, il faudra ensuite décider, par un second vote, de ses modalités pratiques. Une fois la représentation proportionnelle adoptée (votent pour elle le CERES, l’ERIS de Poperen et la direction sortante), le débat reprend, essentiellement sur le seuil à partir duquel l’adopter. Chevènement reprend la parole pour dénoncer les risques que font peser la proposition de Dominique Taddei visant à conforter par une prime majoritaire la représentation de la motion arrivée en tête, mais qui n’aurait pas atteint la majorité absolue des suffrages. Pour le leader du CERES, cette proportionnelle aménagée, outre qu’elle aboutirait à l’écrasement des autres motions par la première, est doté d’un seuil trop élevé pour obtenir des sièges (10 ou 15 %). Le mitterrandiste Claude Estier le soutient ensuite : si la RP l’a emporté, elle ne peut être qu’intégrale ou presque (avec un seuil de 5 %). C’est cette solution qui est finalement adoptée (votent pour elle le CERES, la CIR et la motion des « Bouches-du-Nord »).

Drôle de conjurés !

Le CERES et la CIR parlant à l’unisson ? Ce bloc « rénovateur » recevant le soutien des mandats de la motion des « Bouches-du-Nord » sans que ses leaders n’aient à exprimer leur position ? Selon Alain Bergounioux, cela ne fait pas de doute : « Ce long débat et le vote qui le conclut sont la première manifestation de la future majorité du congrès »10. Cela paraît d’autant plus évident que la RP permit aux trois tendances d’arracher in fine la majorité au Comité directeur, ce qui aurait été impossible si le texte de Taddei avait été adopté. Alors, la RP, habile manœuvre des conjurés ? Il nous semble que c’est aller un peu vite en besogne. En effet, lors du premier vote, Mitterrand s’y était opposé, alors que le CERES la soutenait mordicus. Même Pierre Serne, plus que critique à l’endroit de la geste mitterrandienne née après Épinay, note que le vote sur le mode de scrutin n’a manifestement pas « fait partie d’un plan préétabli […] de la future synthèse mitterrandienne »11.

L’interprétation formulée par Chevènement trois ans après les faits mérite d’être citée. Selon le leader du CERES, l’arrivée de nouveaux venus dans le parti fragilisait le consensus en faveur du scrutin majoritaire. Le courant dirigeant, qui évoluait sur ce point depuis plusieurs années, craignait qu’au gré de nouvelles alliances, le système qui le privilégiait jusque-là ne se retourne contre lui. D’où son choix de s’opposer à la proposition de Joxe, en compagnie du CERES pour qui l’engagement en faveur de la RP était pour ainsi dire identitaire. « Pareillement, la proposition […] Taddei d’une proportionnelle corrigée au bénéfice de la motion arrivée en tête, qui eût abouti à confier la direction du parti à un courant minoritaire, mais homogène, bref à l’équipe sortante, fut rejetée par une coalition inverse de courants “minoritaires” »12. Cette thèse, dont la dimension de plaidoyer pro domo ne fait certes pas doute, a le mérite de relativiser le thème de la conjuration d’ambitieux sans principes.

Cet article de notre camarade Jean-François Claudon a été publié dans le numéro de février 2022 (n°292) de démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

1. Voir Pierre Serne, Le Parti socialiste. 1956-1971, coll. Encyclopédie du socialisme n° 2, 2003, p. 78.

2. Si Chevènement reconnaît que les « rapports anciens» du CERES avec Mitterrand s’étaient « resserrés depuis quelques mois» et qu’il a eu un « tour d’horizon très général » à son domicile avec Mauroy, il nie avoir jamais eu une entrevue avec Defferre. Cf. Jean-Pierre Chevènement, Le vieux, la crise, le neuf, La Rose au poing, 1974, p. 56-57 (pour un autre témoignage, cette fois de 2003, voir www.mitterrand.org/un-recit-inedit-de-jean-pierre.html)

3. Pierre Serne, op. cit., 2003, p. 91.

4. Dans la Nièvre, Mitterrand avait fait ajouter à la motion de la CIR, sous forme d’amendement, le passage de la motion Poperen sur le « front de classe ». Cf. Le Congrès d’Épinay. Un nouveau départ pour les socialistes, Éditions du Parti socialiste, 2001, Discours de François Mitterrand (matin du 13 juin 1971), p. 42. Pour Emmanuel Maurel, ce texte est « du Poperen classique» Cf. Jean Poperen, une vie à gauche, coll. Encyclopédie du socialisme n° 12, 2005, p. 55.

5. Pour éviter un résultat trop modeste, le texte de la CIR reçoit de l’équipe Mauroy-Defferre plusieurs signataires (dont Pontillon) et des centaines de mandats. Cf. Jean Poperen, L’Unité de la Gauche (1965-1973), Fayard, 1975, p. 332.

6. Pierre Serne, op. cit., 2003, p. 102, puis p. 101. Même idée chez Louis Mexandeau (Histoire du Parti socialiste (1905-2005), Tallandier, 2005, p. 379).

7. Cité dans Alain Eck, Alain Savary. Un socialiste dans la jungle, coll. Encyclopédie du socialisme n° 7, 2004, p. 81.

8. « Transcription des débats du 12 juin 1971 (matinée) », p. 4, www.jean-jaures.org.

9. Ibid., p. 14.

10. Le Congrès d’Épinay, op. cit., 2001, p. 7. Même idée chez Louis Mexandeau (op. cit., 2005, p. 380)

11. Pierre Serne, op. cit., 2003, p. 110, note n° 7.

12. Jean-Pierre Chevènement, op. cit., 1974, p. 58. Même idée dans le texte de 2003 cité en note 1.

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