GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

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S’inspirer de 1905 : pour un nouveau congrès du Globe !

En avril 1905 s’est tenu à Paris, salle du Globe, le congrès d’unification du socialisme français qui enfanta la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO). Les tendances qui relevaient quelques années auparavant d’une véritable nébuleuse cohabitaient enfin dans le même parti. Et si on s’inspirait de ce processus pour reconstruire la gauche ?

Irréconciliables, les gauches, en 2022 ? Manuel Valls et Jean-Luc Mélenchon semblent au moins pouvoir s’accorder sur ce point. Et les diviseurs d’insister naturellement, à tous les niveaux, sur l’ampleur des divergences, manifestement abyssales.

Mais il en allait de même il y a 125 ans ! Le fossé séparant les élus possibilistes proches de la mouvance « rad-soc », les militants allemanistes inclinant vers l’ouvrièrisme et les dirigeants guesdistes connus pour leur « orthodoxie » marxiste semblait proprement infranchissable. Et pourtant, les efforts de Jaurès, de Vaillant et même de Guesde ont fini par payer : en 1905, les « chapelles » jusque-là séparées du socialisme français étaient enfin réunies.

La nébuleuse socialiste

Les élections de 1893 avaient été marquées par une percée socialiste, puisque l’on comptabilisait dans la nouvelle Chambre une quarantaine de députés socialistes patentés et une vingtaine d’« indépendants » (contre un petite quinzaine depuis 1889). Pour autant, le socialisme français restait une mosaïque complexe. On distingue habituellement pas moins de cinq courants principaux. La Fédération des travailleurs socialistes (FTS), inspirée par Paul Brousse, insistant sur l’importance des réformes et sur le socialisme municipal, constituait incontestablement l’aile droite du mouvement ouvrier français. Contre cette formation « réformiste » s’était cristallisé, dès 1882, le Parti ouvrier de Jules Guesde, empreint d’une pureté idéologique « marxiste » et d’une volonté d’indépendance absolue face au camp bourgeois.

Face à ces deux pôles antithétiques avaient prospéré dans les années 1890 trois formations fort différentes : le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire (POSR), fondé par Jean Allemane, qui rejetait le « réformisme » des broussistes, ainsi que le « caporalisme » des guesdistes ; le Parti socialiste révolutionnaire (PSR) d’Édouard Vaillant qui ébauchait une synthèse originale entre l’héritage blanquiste et l’apport du marxisme ; enfin, les socialistes « indépendants », des élus, souvent modérés, qui se tenaient à distance des « chapelles » par calcul politicien (Millerand) ou par choix délibéré de ne pas choisir (Jaurès).

L’unité dans la tourmente

Un comité de vigilance est créé dès octobre 1898 sous les auspices de Jaurès. Il s’agit d’une structure de coordination regroupant les quatre organisations historiques, le groupe des indépendants ainsi que quelques fédérations autonomes, dans le cadre de réunions régulières lors desquelles les décisions collégiales ne peuvent être prises qu’à l’unanimité. Cette première unité, patiemment ébauchée, mais fragilisée par les répercussions politiques de l’affaire Dreyfus à gauche, se brise en deux ans.

En juin 1899, le socialiste indépendant Alexandre Millerand avait accepté, face à la droite nationaliste, d’entrer dans un gouvernement dit de « Défense républicaine », dirigé par Waldeck-Rochet, et dont le portefeuille de la Guerre avait été confié à Galliffet… un des fusilleurs de la Commune de Paris ! Pour Vaillant, ancien délégué de la Commune à l’Instruction, la potion est particulièrement amère. Jaurès, quant à lui, fait le dos rond et soutient, malgré ses réserves, le choix personnel de son collègue d’accepter la proposition qui lui a été faite par la majorité républicaine. Guesde n’est pas touché dans son être comme Vaillant, mais, convaincu depuis plusieurs mois de la nécessité de la rupture avec le comité d’entente socialiste, il tient enfin son prétexte…

En décembre suivant, le 1er congrès général des socialistes français adopte, par 818 voix contre 614, l’équivoque motion Delessalle, qui interdisait en principe toute participation d’un socialiste à un gouvernement bourgeois, mais admettait « des circonstances exceptionnelles » où le parti pourrait l’autoriser. Les guesdistes, considérant ce vote comme une victoire contre les jauressistes et autres millerandistes, s’ingénient alors à préparer le prochain congrès pour vaincre définitivement l’aile « ministérialiste ». C’était sans compter sur Jaurès et sur le jeune Aristide Briand, alors proche du tribun et influencé par les idées du syndicalisme révolutionnaire (et donc en opposition totale avec le dogme du primat du politique avancé par les guesdistes). Briand, déjà habile dans les manœuvres, va de fédération en fédération, pour gagner des soutiens à la ligne de Jaurès. Constatant leur échec lors du congrès de la salle Wagram, en septembre 1900, Guesde et ses amis rompent finalement avec l’organisation unifiée. Refusant cet état de fait, Vaillant se démène comme un beau diable pour réconcilier Jaurès et Guesde, mais il jette l’éponge au congrès de Lyon, en mai 1901. Vaincu sur la question du ministérialisme à une large majorité, le leader du PSR, isolé, quitte à regret le regroupement socialiste qui n’a plus d’« entente » que le nom.

Unité partielle ?

En 1902, ce sont donc deux organisations qui se font face : le Parti socialiste de France (PsdF), né au congrès de Commentry en septembre 1902, et qui rassemble le POF, le PSR, quelques fédérations autonomes, ainsi qu’une scission allemaniste proche de la formation de Vaillant, et le Parti socialiste français (PSF) de Jaurès, créé définitivement en mars 1902, et regroupant les militants derrière un comité général maintenu mais remanié, et surtout derrière le groupe parlementaire socialiste, sur la base de l’autonomie des fédérations, mais également sur celle des élus. Parti « marxiste » contre parti « réformiste » ? Parti de militants contre parti d’élus ? Cette vision des choses, qui recèle naturellement un fond de vérité, est largement réductrice.

Il y a une – si ce n’est des – opposition(s) de gauche à Jaurès et à ses amis au sein du PSF. On pense notamment aux allemanistes dont le basisme s’oppose frontalement à l’électoralisme du parti « ministérialiste ». Pour ces militants qui abhorrent le caporalisme guesdiste, le réformisme parlementaire des dirigeants du PSF ne vaut guère mieux. Le groupe d’intellectuels animant Le Mouvement socialiste s’opposait quant à lui avec virulence, notamment sous la plume du bouillant Hubert Lagardelle, à la légende affirmant « que qui n’e[.]t[ait] pas absolument avec Guesde et Vaillant sui[vai]t nécessairement Jaurès ». Les jeunes du parti ne s’en laissent également pas compter. Renaudel (alors à gauche) et Jean Longuet, fils du communard Charles Longuet et petit-fils de Marx par sa mère Jenny, mènent la fronde contre Millerand et s’efforcent de dissocier – longtemps en vain – Jaurès de l’aile explicitement « ministérialiste » du parti. L’agitation permanente entretenue par ces groupes, ainsi que par plusieurs fédérations récalcitrantes, écorne largement la thèse d’un parti d’élus s’ingéniant à s’intégrer par tous les moyens à la majorité du Bloc des gauches, animée par le Parti radical depuis sa victoire aux élections du printemps 1902.

Dans les rangs du PSdF, on ne saurait également minimiser l’aspiration à l’unification totale du socialisme français. Au sommet, Vaillant, bien que foncièrement loyal envers son nouveau parti, insiste dès sa rupture avec Jaurès, en 1901, pour que l’organisation nouvelle qu’il entend construire avec le POF soit en priorité « un parti d’alliance entre des organisations entièrement indépendantes les unes des autres, mais qui […] se sont promis en toute circonstance un réciproque et effectif concours ». Il s’agissait pour l’élu du Cher, en évitant les excès d’un centralisme dont on accusait volontiers ses amis guesdistes, de faciliter l’arrivée dans la nouvelle formation des éléments du PSF rompant avec le ministérialisme.

L’unité organique, enfin !

Les efforts des uns et des autres finissent par payer. Si la division, confortée par la recomposition du champ politique autour des radicaux après 1902, par l’intransigeance de Jaurès à soutenir Millerand, mais aussi par le sectarisme des guesdistes à l’endroit de leur frère ennemi, perdure intacte en 1903, tout change l’année suivante. « Son excellence » Millerand est tout d’abord exclu du PSF, suite à un vote de la fédération de la Seine. Autant dire que le principal verrou saute. Jaurès n’aurait pour sa part jamais accepté cette sentence s’il n’était pas lui-même en train de tourner.

Selon le député du Tarn, la coalition gouvernementale du Bloc des gauches rassemblant républicains avancés, radicaux et socialistes « ministérialistes », en se préparant à voter la loi Briand sur la séparation de l’Église et de l’État, actait sa propre fin. Elle ne pourrait aller plus loin dans le sens des réformes, son énergie vitale s’étant épuisée. En s’éloignant à tâtons des députés modérés du PSF, Jaurès se rapproche des éléments influencés par le syndicalisme révolutionnaire, à qui il fait une place dans la rédaction de L’Humanité, dont le premier numéro sort le 18 avril 1904. Enfin, le tribun entendait plus que d’autres les bruits de bottes, échos des rivalités impérialistes en cours de cristallisation, qui commençaient à retentir dans les Balkans, au Maroc et en Afrique équatoriale. Pour Jaurès, l’unité socialiste, reléguée au second plan depuis 1902 au profit de l’intégration du PSF à la majorité « de progrès », devenait une impérieuse nécessité internationaliste et pacifiste. Après deux ans de glaciation autour d’un axe Millerand-Jaurès contre Guesde-Vaillant, la ligne de force allant de Jaurès à Vaillant en passant par la gauche du PSF devenait enfin réalité.

C’est l’appel de l’Internationale qui accélère le processus. Le PSdF prend l’initiative de proposer un arbitrage, qui serait rendu par un Exécutif, peu prolixe jusque-là sur la division du mouvement socialiste français, mais dont l’autorité s’impose progressivement, depuis le congrès de Paris de 1900, et la création du Bureau socialiste international. Jaurès, en bon internationaliste, accepte cet arbitrage. L’Internationale, lors de son congrès d’Amsterdam, en août 1904, appelle solennellement les socialistes français à se constituer en parti unifié face aux différentes fractions bourgeoises. Si Jaurès est vivement pris à parti, en raison de son soutien au ministérialisme, par une Internationale dominée de la tête et des épaules par le parti allemand qui considère depuis plus d’une décennie les guesdistes comme ses représentants autorisés en France, il accepte la sentence au nom des intérêts supérieurs du socialisme.

Le Congrès unitaire se tient salle du Globe à partir du 23 avril 1905 en présence de personnalités et de délégations étrangères, dont le Belge Vandervelde, le principal dirigeant de l’Internationale. La charte du nouveau parti avait déjà été adoptée par un PSF peu enthousiaste, mais unanime, lors de son dernier congrès qui a eu lieu fin mars. Pour autant, les débats internes n’ont pas été des plus sereins. Un délégué de Basse-Normandie dénonce en effet dans Le Journal de Rouen, « le caractère particulièrement violent qu’a pris la discussion ». Au sein du PSdF, les divisions sont encore plus manifestes, puisque les fédérations de Lorraine et de Haute-Vienne votent contre la charte. Pourtant l’unification est le fruit d’une poussée unitaire dans de nombreux départements : on inaugure par exemple une propagande commune dès la fin de 1904 dans la Seine ou dans l’Hérault. Dans de nombreuses fédérations, on soutient de concert la révolution russe de 1905. Finalement, au-delà des particularités locales, le sentiment dominant reste la volonté de dépasser les querelles de chapelle. C’est ce sentiment majoritaire qu’exprime la fédération de la Gironde qui appelle de ses vœux « l’unité sans restriction […] en oubliant les rancunes et les luttes fratricides du passé ». Le Congrès national ainsi préparé aboutit à un vote unanime concernant les statuts.

La SFIO, Section française de l’Internationale ouvrière, « parti de lutte de classe et de révolution », mais déterminé à poursuivre « la réalisation des réformes immédiates », vient enfin de voir le jour. Que de chemin parcouru en quelques années !

Cet article de notre camarade Jean-François Claudon a été publié dans le numéro de février 2022 (n°292) de démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

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