GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

International – Europe

Les Britanniques ont fait dérailler le scénario de la City

A Londres, on répète à l’envi que les « milieux financiers » sont très « inquiets ». L’absence de majorité absolue à la Chambre des communes et l’instabilité politique qui pourrait en découler rendraient les « marchés nerveux ». Soit, mais il faudrait expliquer les raisons profondes de cette « nervosité ».

Contrairement à ce que prédisait la presse de droite, les milieux financiers n’ont pas réagi défavorablement à la nouvelle d’un possible gouvernement de coalition entre les travaillistes et les libéraux-démocrates. La raison est simple : un gouvernement « lib-lab » ne mènerait pas de politique économique fondamentalement différente de celle préconisée par les conservateurs.

Oublions les fariboles au sujet des « lib-dem », sympathiques nouveaux venus dans la cour des partis britanniques. Le parti libéral n’est pas nouveau puisqu’il est apparu au 19e siècle, bien avant la naissance du Parti travailliste. Ne surestimons pas non plus la nature égalitariste de ce MoDem britannique. Quand il s’agira de s’attaquer aux déficits publics, de réduire les dépenses dans les services publics, de geler les salaires des fonctionnaires ou de les licencier, les trois partis de l’Establishment s’entendront sur l’essentiel. Une analyse comparée des programmes électoraux et les échanges à fleuret mouchetés lors des débats télévisés attestent de la proximité des trois partis sur la gestion de la crise. La City et les marchés se satisferaient donc d’un gouvernement lib-dem/conservateurs aussi bien que d’un gouvernement « lib-lab ». Notons que la social-démocratie grecque, espagnole et portugaise démontre depuis le début de la crise qu’elle a à cœur de placer les intérêts des marchés avant ceux de leur peuple. Le New Labour ne dérogerait pas à la règle.

Comment donc expliquer l’inquiétude du monde de la finance ? Elle n’est compréhensible que si on saisit la pleine mesure de l’inextricable imbroglio politique que ce vote a fait naître. Pour gouverner, les deux partis principaux ont un besoin impératif du soutien des libéraux-démocrates. Remarquons d’une part que si l’électorat lib-dem penche en majorité vers le centre-gauche, Nick Clegg, le dirigeant de ce parti, préférerait une alliance avec les conservateurs. Cette tension au sein du parti libéral-démocrate est une complication supplémentaire dans ce feuilleton à rebondissements. D’autre part, Nick Clegg, à son corps défendant ou pas, est dans une position de faiseur de roi. Ceci implique qu’il doit chèrement monnayer son soutien à l’un des deux grands partis en tentant d’arracher ce qui tient le plus à cœur à ses électeurs : une réforme du système électoral. Que Clegg en vienne à céder sur ce point essentiel et il perdrait une part importante des troupes qui l’ont soutenu. Abandonner le système majoritaire à un tour pour introduire une dose de proportionnelle serait une avancée significative pour les libéraux-démocrates, laminé par le présent système. Mais un tel changement introduirait d’autres bouleversements dans le jeu politique britannique.

Dans le scénario le moins favorable, l’introduction d’une dose de proportionnelle dans un scrutin majoritaire (les conservateurs et les travaillistes proposent le système du vote alternatif) entrebâillerait la porte à d’autres partis politiques : la gauche (Respect), les Verts (qui n’ont qu’une seule élue à l’heure actuelle) et, possiblement, l’extrême-droite (BNP). Une injection de proportionnelle renforcerait également les partis indépendantistes au Pays de Galles et en Ecosse. En résumé, la réforme du mode de scrutin risquerait à terme de saper le duopole politique et l’alternance programmée entre conservateurs et travaillistes. Ceci explique la résistance farouche des vieux caciques travaillistes et conservateurs qui ne veulent pas voir décroître la part assurée des prébendes électorales. Ceci permet de mieux comprendre les déclarations indignées des barons des deux grands partis qui ne veulent pas courir le risque d’élections compétitives dans leur fief électoral.

En attendant, les Britanniques ont voté contre ce qu’espéraient les milieux financiers. Les conservateurs ont échoué à obtenir une majorité absolue contre un gouvernement travailliste usé et discrédité, car leur programme économique thatchérien inquiétait les électeurs. Les lib-dem n’ont pas percé car les Britanniques ont compris que leurs priorités économiques étaient sensiblement les mêmes que celles des conservateurs et des travaillistes. D’où ce résultat bizarre où personne n’a vraiment gagné et où personne n’a vraiment perdu. Davantage, aucun des trois partis ne peut se prévaloir d’un mandat pour mettre en place les mesures d’austérité. Voilà ce qui « inquiète » et « rend nerveux » les milieux financiers.

En accouchant d’un « parlement suspendu » (hung parliament), cette élection a mis à nu la stratégie du monde de la finance. Non contents d’avoir fait payer leurs activités criminelles par les contribuables, les banquiers souhaitent maintenant mettre à contribution le peuple une deuxième fois : pour que les bonus et autres profits astronomiques continuent à tomber dans leurs poches, les banquiers doivent aujourd’hui imposer aux gouvernements de substantielles réductions budgétaires. D’où la pression des agences de notation (en partie financées par… les banques) sur les trois grands partis : réduisez les dépenses publiques ou nous réviserons à la baisse la notation du Royaume-Uni ! Las, l’absence de majorité absolue a ruiné ce script pré-électoral. Aucun des trois partis, en l’état actuel du rapport de force politique, n’a les coudées franches pour mettre en œuvre le travail de démolition sociale souhaité par les milieux financiers.

Philippe Marlière

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