GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

International – Europe

Le retour de Lula et les contradictions du lulisme

Pour éclairer la situation politique brésilienne, nous avons longuement interrogé Ruy Braga Neto, professeur de sociologie à l’Université de São Paolo, spécialiste des relations de travail et du « précariat », par ailleurs militant du Parti Socialisme et Liberté (PSOL)*.

Les élections présidentielles, sénatoriales, législatives (fédérales et d’État) et des gouverneurs, auront lieu au Brésil le 2 octobre prochain. Lula est en tête des sondages**, avec la coalition « Brasil Esperança » qui regroupe une dizaine de partis de gauche, centre-gauche et centre, dont l’historique Parti des travailleurs qu’il avait contribué à fonder à la fin de la dictature militaire. Mais, pour rassurer les milieux d’affaires et l’agro-business, Lula a choisi comme vice-président Geraldo Alckmin, récemment passé au Parti socialiste brésilien (centre), mais dirigeant historique de la droite non fasciste.

D&S : Comment analyser la dernière année du mandat du président brésilien d’extrême droite, Jair Bolsonaro ?

La situation actuelle du gouvernement de Jair Bolsonaro n’est pas du tout confortable. Bien que les comptes publics se soient un peu améliorés avec la reprise économique de 2022, du point de vue macroéconomique, la combinaison d’un taux de chômage élevé (13,7 %) avec une accélération du processus inflationniste (12 % par an) tend à miner la popularité du président. Le gouvernement tente de mettre en œuvre des politiques improvisées, comme le déblocage des ressources du Fonds de garantie du temps de service, c’est-à-dire une partie de l’épargne obligatoire des travailleurs du secteur formel, mais cela n’a fait qu’alimenter l’inflation, sans assurer une stimulation de l’investissement par la demande. Par ailleurs, l’élargissement du programme qui a remplacé l’ancienne « Bolsa Família »[1], rebaptisé « Auxílio Brasil », ne semble pas avoir eu pour effet d’améliorer les indices de popularité du gouvernement, puisque l’inflation a surtout touché les prix du panier alimentaire de base. En bref, les avantages potentiels du programme ont été annulés par la hausse de l’inflation.

Du point de vue politique, le gouvernement actuel est l’otage du bloc appelé « Centrão »[2], une myriade de petits partis alimentaires de droite dirigés par le président du Congrès, le député Artur Lira. Il s’agit d’une formule traditionnelle de la politique brésilienne, utilisée par d’autres gouvernements : en échange d’un soutien politique, le gouvernement « externalise » le budget de l’Union au Congrès, sous le contrôle de politiciens clientélistes et corrompus. Le résultat est une multiplication des scandales de corruption. Le plus récent d’une liste interminable est arrivé au ministère de l’Éducation. Des pasteurs évangéliques liés au président ont été pris en flagrant délit de réclamer des pots-de-vin en lingots d’or pour intercéder auprès des députés fédéraux afin de débloquer des fonds pour la construction de crèches et d’écoles dans l’intérieur du pays. C’est le comportement typique d’un gouvernement corrompu qui marchande un soutien politique en échange de fonds budgétaires en utilisant des intermédiaires avec un transit garanti vers le Planalto[3].

Comme le président est incapable de mener un projet de développement national ou même de gérer un minimum son gouvernement, il passe ses journées en campagne électorale, participe à des motociatas[4] payées avec l’argent public, prend part à des « lives » hebdomadaires et écrit des messages sur les réseaux sociaux. En ce qui concerne le soutien au sein de l’appareil d’État, il dispose d’environ 8 000 militaires en mission de service dans la Fonction publique, à des postes d’autorité. Et comme ces militaires ne veulent pas renoncer à leurs avantages matériels en 2023, ils soutiennent les délires putschistes de Bolsonaro. Récemment, le vice-président, qui est un général de réserve, a assisté à une réunion d’une fondation créée par l’armée pour divulguer un « plan stratégique » prévoyant la création d’une commission contrôlée par l’armée qui fonctionnerait jusqu’en 2035 et contrôlerait les dépenses des ministères. En d’autres termes, les militaires veulent continuer à diriger le gouvernement pendant au moins les douze prochaines années.

Dans la mesure où le président craint d’être arrêté s’il perd les élections en octobre prochain, il s’attaque au système électoral en exhortant ses partisans à ne pas accepter le résultat s’il est battu.

D&S : Lula se présente pour la septième fois[5]. N’y avait-il aucune possibilité d’un autre candidat pour unir la gauche contre le proto-fasciste Bolsonaro ?

Lula est encore aujourd’hui le dirigeant le plus populaire de l’histoire du Brésil et, s’il a été arrêté, ce fut dans le cadre d’une procédure illégale avérée qui l’a écarté des élections de 2018[6]. Compte tenu de l’importance du Parti des travailleurs (PT) dans la vie politique brésilienne et du poids du leadership populaire de Lula – n’oublions pas qu’il a terminé son second mandat avec un taux de satisfaction de 80 %, ce qui est sans précédent au Brésil –, il serait en effet très difficile de construire une voie alternative face à sa candidature. Cela montre deux choses : la première est l’incapacité de la gauche brésilienne à se renouveler. La seconde est la force que peuvent avoir les leaderships populaires dans des pays comme le Brésil. Fondamentalement, le modèle petista[7] n’a pas permis l’émergence d’un leadership alternatif capable de dépasser Lula. C’est très similaire à ce que Max Weber appelait « l’héritage de Bismarck ». Le leadership national est si fort qu’il finit par étouffer l’émergence d’autres cadres politiques, empêchant la compétition politique de jouer son rôle dans la sélection de nouveaux dirigeants.

Cependant, comme je l’ai mentionné, il y a aussi le poids de l’image de Lula dans l’imaginaire populaire. Les élections de 2018 ont révélé le désir de renouvellement de la scène politique. Face au chaos gouvernemental actuel et aux 670 000 morts de la Covid-19, une partie importante de l’électorat ne semble pas vouloir s’y risquer. Lula recueille 45 % des intentions de vote au premier tour contre 34 % pour Bolsonaro. De nombreux analystes pensent qu’en raison du vote utile, Lula pourrait même l’emporter dès le premier tour.

Ainsi, bien qu’il existe un certain renouveau en dehors du PT, notamment avec Guilherme Boulos[8], le président de la fédération formée par le Parti Socialisme et Liberté (PSOL) et le Réseau Solidarité, il n’est pas encore possible pour une gauche alternative de contester le leadership de Lula à l’échelle nationale. De fait, Boulos soutient Lula dès le premier tour. Si Lula est le candidat le plus fort pour vaincre l’autoritarisme d’extrême droite, alors il vaut mieux le soutenir tout de suite et ne pas diviser les forces qui, unies, pourraient conduire à une victoire dès le premier tour.

D&S : Il y a eu un grand débat à gauche pour savoir s’il fallait soutenir Lula dès le premier tour ou seulement au second. Ce débat a croisé celui de la nécessité d’un front uni de la gauche ou d’un front « républicain » plus large vers la droite. Peux-tu expliquer comment s’est terminé ce débat ?

Certains des camarades du PSL ont défendu la formation d’un front de gauche composé de partis tels que le PSTU, l’UP et le PCB[9]. Cependant, le risque imminent d’un coup d’État contre la démocratie brésilienne annoncé par Bolsonaro et le très faible poids électoral de ces partis ont renforcé les positions au sein du plus grand parti de la gauche brésilienne, à savoir le PSOL[10], en faveur de la composition d’un front plus large. Toutefois, cela n’a pas été fait sans conditions. Les négociations pour le soutien du PSOL exigeaient que Lula s’engage à défendre l’annulation des réformes du travail et des retraites approuvées respectivement par les gouvernements de Michel Temer en 2017 et de Jair Bolsonaro en 2018. Et Lula a accepté. En d’autres termes, le PSOL a préféré poursuivre un objectif central pour la classe ouvrière brésilienne, à savoir le rétablissement des droits du travail et de la Sécurité sociale, en échange de la non-présentation d’un candidat à la présidence.

En outre, ces derniers mois, dès avant l’annonce récente du soutien du PSOL à la candidature de Lula, la thèse selon laquelle une victoire de Lula dès le premier tour rendrait plus difficile le coup d’État annoncé par Bolsonaro s’était renforcée parmi les principaux dirigeants du parti. Le raisonnement fut plus ou moins le suivant : il serait plus difficile pour Bolsonaro de tenter d’annuler un processus électoral dans lequel tous les mandats des députés fédéraux, la moitié du Sénat et tous les mandats des députés de tous les États de la fédération auraient déjà été renouvelés[11]. En d’autres termes, la base pour une résistance à l’attaque des urnes électroniques[12] inclurait également une partie de la base actuelle de soutien de son gouvernement au Congrès. Si Bolsonaro est au second tour contre Lula, tous les autres députés seraient déjà élus et il pourrait se concentrer uniquement sur le candidat du PT et sur d’éventuels postes de gouverneur dans les États où il y aurait un second tour. En bref, si Lula gagne au premier tour, la tentative de coup d’État devra vaincre la résistance de pratiquement tous ceux qui souhaitent assumer leur mandat dans tout le pays. En d’autres termes, le coup serait plus difficile.

D&S : Finalement, Lula a choisi comme vice-président[13] Gerlado Alckmin, un leader historique de la droite malgré son transfert très récent du PSDB au PSB[14]. Comment analyser ce choix ? N’y avait-il pas une autre logique possible, par exemple choisir une femme issue du mouvement noir ou du mouvement indigène, qui pourrait susciter un autre type d’enthousiasme ?

Il y avait sans doute d’autres options. Le choix d’Alckmin a été guidé par deux lignes directrices : premièrement, l’inclination du PT à se rapprocher du centre et à attirer un électeur qui ne vote pas traditionnellement pour Lula, surtout dans le plus grand collège électoral du pays, à savoir l’État de São Paulo. D’autre part, les stratèges du PT calculent que le fait d’avoir Alckmin comme vice-président de Lula diminuera la résistance des secteurs bourgeois à un éventuel gouvernement pétiste, en particulier ceux qui soutiennent avec enthousiasme Bolsonaro – c’est-à-dire la majeure partie de l’agro-industrie, la Fédération des industries de l’État de São Paulo (FIESP), de nombreux hommes d’affaires du secteur de la distribution et de l’alimentation, les hommes d’affaires de taille moyenne de l’intérieur, etc. Ils pensent garantir la soi-disant « gouvernance ». Certains secteurs du PT craignent que si l’économie ne décolle pas rapidement, Lula ne subisse un sort similaire à celui de Dilma Rousseff[15], à savoir une déstabilisation du gouvernement par le biais d’une destitution.

L’idée est qu’Alckmin ne sera pas un vice-président décoratif comme l’a été Michel Temer pendant les gouvernements de Dilma Rousseff, ce qui avait aggravé le ressentiment et alimenté l’appétit de coup d’État du politicien du MDB[16]. Ainsi, en étant un vice-président actif et en dirigeant éventuellement un ministère important, Alckmin pourrait assumer une plus grande responsabilité pour le gouvernement et, en même temps, contribuer à stabiliser la scène politique nationale. Franchement, je considère que c’est un pari risqué pour deux raisons. En premier lieu, pour avoir placé dans la ligne de succession de Lula un politicien de centre-droit ayant des liens historiques avec le secteur financier. Comme l’a dit un jour l’ancien gouverneur du Minas Gerais[17], Magalhães Pinto, lui-même partisan du coup d’État de 1964 : « La politique est comme un nuage. Tu regardes et c’est immobile. Tu regardes à nouveau et tout a déjà changé ». Au Brésil, il est risqué de compter sur la loyauté de la droite. D’autre part, avec cette stratégie, le PT semble insister pour parier presque exclusivement sur cette « gouvernance », comme l’a fait Dilma Rousseff lorsqu’elle a gardé Michel Temer comme vice-président et confié le gouvernement au MDB au début de son second mandat. Pour un parti de gauche, la « gouvernance » signifie disposer de bases sociales actives capables de descendre dans la rue pour lutter pour la mise en œuvre d’un programme progressiste. Sans cela, le gouvernement ne sera pas en mesure d’apporter de véritables changements et, par conséquent, il alimentera l’appétit de coup d’État des groupes réactionnaires qui sont aujourd’hui de plus en plus unifiés par le bolonarisme. C’est un problème de lutte des classes, et non de modèle de « gouvernance ».

Le PT estime qu’il sera en mesure de gouverner le pays et de répéter le succès des deux premiers gouvernements de Lula[18]. Mais que faire si cela ne se produit pas ? Le « lulisme » comme mode de régulation du conflit de classe a toujours dépendu du jeu « gagnant-gagnant » fourni par le super-cycle des matières premières, c’est-à-dire une forte croissance économique accompagnée d’une modeste redistribution des richesses. C’est un modèle qui a accéléré la désindustrialisation du pays et procuré des profits exorbitants au système financier. Mais quelles sont les chances que quelque chose de semblable se reproduise dans un avenir proche ? Nous ne vivons plus à l’époque de la mondialisation et du néolibéralisme de gauche d’Obama et de Lula. Nous vivons une période de crise de la mondialisation et d’émergence d’un néolibéralisme autoritaire. Des temps marqués par les pandémies et la guerre d’occupation russe contre l’Ukraine ; par la perturbation des chaînes d’approvisionnement mondiales due à la pandémie, mais aussi par la tentative des gouvernements nationaux de reprendre le contrôle d’une partie de leur industrie. Où en est le Brésil ? Nous vivons dans une situation de crise sociale aiguë et d’énorme désarroi économique.

Si Lula est élu et s’il est en mesure d’entrer en fonction, son gouvernement devra être capable de faire face immédiatement à deux problèmes : le chômage et l’inflation. Comment y parvenir sans un programme fondé sur une redistribution radicale des revenus et la subversion de la politique de prix de Petrobras[19], par exemple ? Il n’y a pas de place dans la lutte politique brésilienne actuelle pour une réédition de la version du gouvernement « Lulinha paz e amor »[20]. Si le PT insiste sur cette stratégie, nous aurons un camp bolsonariste plus fort et un camp progressiste de plus en plus désorienté. C’est une formule pour un désastre politique.

D&S : L’élargissement de l’alliance vers la droite n’a-t-il pas affaibli l’unité de la gauche ?

De manière contradictoire, les menaces de Bolsonaro à l’égard de la démocratie contribuent à unifier un large camp de centre-gauche, à l’exception du PDT de Ciro Gomes[21], qui reste en dehors de ce front. En d’autres termes, du point de vue des élections, le PT devrait diriger une alliance, variable selon les régions, capable de réunir le PSB, le PSOL, le PCdoB[22] et Rede Sustentabilidade[23]. Il s’agit d’une alliance qui exclut les partis de gauche, tels que le PSTU, le PCB et l’UP, mais ces derniers n’ont pas de poids politico-électoral. En d’autres termes, le PT a privilégié la densité électorale plutôt que l’alliance programmatique.

La question qui me semble la plus intéressante, cependant, est celle liée à l’unité du camp populaire. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, à l’exception de la centrale syndicale contrôlée par le PDT, la Centrale des syndicats brésiliens, tout le syndicalisme est unifié autour de Lula. L’ensemble du mouvement national de lutte pour le logement est avec Lula. Le Mouvement des travailleurs sans terre (MST) soutient Lula. Le Mouvement national des ramasseurs de déchets, le tout nouveau Mouvement des travailleurs sans droits, le mouvement étudiant, le mouvement noir, le mouvement LGBTQIA+ et les associations nationales représentant les peuples indigènes soutiennent la candidature de Lula. Il est impossible d’échapper à un changement aussi fort du camp populaire en faveur de Lula. C’est tout simplement une déferlante. Moi-même, qui ai toujours été un critique très acide des gouvernements pétistes, je soutiens Lula. En dépit de toutes mes critiques.

D&S : Y a-t-il toujours un mouvement d’« Impeachment, já ! »[24] de Bolsonaro ?

Non. Il y a eu un moment plus dynamique au plus fort de la pandémie en raison de la catastrophe que fut l’action du gouvernement dans le contrôle de la Covid-19, mais, personne n’en parle plus aujourd’hui au Brésil. Malheureusement. L’ensemble du mouvement social organisé ne pense qu’aux élections.

D&S : Bolsonaro, bien qu’affaibli par son incompétence au moment de la pandémie de Covid et à cause de la crise économique, aurait-il encore la force pour un coup d’État ? Les récentes mesures visant à étendre la « Bolsa familia » sont manifestement destinées à tenter de regagner le soutien des favelas et des paysans pauvres ?

Ce point est complexe et les analystes politiques ne sont pas très clairs sur ce qui se passera après les élections. Ce qui est certain, c’est qu’il n’acceptera pas la défaite. Mais, cela pourrait se produire de plusieurs façons. La défaite surviendra-t-elle au premier ou au second tour ? Il s’agit d’une variable importante, car elle concerne la force du sentiment anti-pétiste qu’il serait en mesure d’attirer. S’il s’agit d’une défaite au premier tour, il semble que l’anti-pétisme perdra de sa force. Si c’est au second tour en revanche, il montera en puissance, car il ne serait pas nécessaire de révoquer les mandats de tous les députés fédéraux, sénateurs, députés d’État, gouverneurs élus au premier tour, etc. Les forces armées constituent un autre facteur clé. Le gouvernement sera-t-il capable de convaincre les militaires d’active de participer à un aventureux coup d’État ? Il y a actuellement 8 000 militaires dans les organismes gouvernementaux, mais l’attachement de ces soldats aux commissions de service sera-t-il suffisant pour permettre une rupture institutionnelle potentiellement dévastatrice pour l’unité de l’institution militaire ?

Un autre facteur pertinent est le soutien international. Un gouvernement paria comme celui de Bolsonaro parviendrait-il à amasser des soutiens étrangers au point de pouvoir légitimer un coup d’État ? Dans l’ensemble, il me semble qu’il va sûrement tenter un coup d’État, mais je trouve peu probable qu’il réussisse. Cela nous place dans une situation similaire à celle de l’invasion du Capitole à Washington stimulée par Trump. Mais avec des caractéristiques brésiliennes : plus tumultueuses, plus violentes et plus imprévisibles…

D&S : Les déclarations de Lula sur l’Ukraine, selon lesquelles le président ukrainien est coresponsable et aurait dû négocier davantage, ne risquent-elles pas d’affaiblir sa candidature dans les classes moyennes et dans les élites intellectuelles et artistiques du pays ?

Ces déclarations étaient incroyablement stupides et montrent que Lula est toujours très mal conseillé et qu’il regarde le passé au lieu du présent et de l’avenir, en termes de politique internationale. C’est un problème que j’ai appelé « la nostalgie des BRICS »[25]. Il se sent comme le « père des BRICS » et c’est pour cette raison qu’il pense devoir défendre la Russie. C’est un désastre et une démonstration de l’arriération de la politique luliste qui accepte parfois des régimes autoritaires au nom de la défense d’un stupide « intérêt géostratégique ». Cependant, ces déclarations n’ont tout simplement aucun poids électoral. En d’autres termes, il peut continuer à répéter ces absurdités et rien ne se passera dans les intentions de vote. La vérité est que le scénario électoral est stable depuis au moins août 2021. Et cela ne changera pas à cause des déclarations désastreuses de Lula concernant la guerre d’occupation de Poutine contre l’Ukraine.

D&S : La campagne sera-t-elle menée par le PT ou par une véritable fédération de la gauche et du centre-droit ?

À l’exception des deux points négociés par le PSOL avec le PT, à savoir l’abrogation des réformes du travail et des retraites, il s’agira sans aucun doute d’une campagne visant à présenter Lula comme un candidat du centre. À cette fin, il sera présenté comme le seul candidat capable d’« unifier le pays » autour d’un programme économique garantissant des profits satisfaisants pour les banques et les entreprises, ainsi qu’une certaine redistribution aux plus pauvres. Ce sera le même vieux bla-bla-bla.

D&S : Finalement, que peut-on attendre d’un gouvernement Lula d’un point de vue de gauche ? Vu d’Europe, Lula ressemble à un homme de gauche. Est-ce aussi simple ?

Lula est certainement le leader populaire le plus important de l’histoire du Brésil. Il est apparu comme un leader syndical identifié à la gauche dans un contexte de dictature[26]. Il a contribué à la construction d’un parti de gauche et d’une centrale syndicale de gauche[27]. Cependant, ses gouvernements étaient néolibéraux. Au cours de sa vie politique, il est devenu de plus en plus obsédé par les « conditions de gouvernabilité », par le fait de montrer qu’il est capable de gouverner le pays mieux que ses adversaires. C’est une composante typique de l’idéologie de la couche sociale syndicale dont il est issu : « la bureaucratie est supérieure en matière de savoir ». En réalité, Lula n’est pas une force mobilisatrice, mais une force pacificatrice. Pour être « supérieur dans la connaissance », il est nécessaire que les classes subalternes soient pacifiées et ne menacent pas le pouvoir de la bureaucratie par leur activité revendicative. C’est d’ailleurs ce sur quoi il insiste toujours auprès des hommes d’affaires : il est capable de pacifier l’agitation populaire. Il est le seul capable d’assurer la paix sociale pour la croissance économique, etc. Mais tout cela a un prix, à savoir la « destruction de la musculature de la société civile », pour reprendre l’expression bien connue de Chico de Oliveira[28]. Autrement dit, le prix du lulisme est la démobilisation sociale permanente qui a coûté la présidence de Dilma Rousseff et qui pourrait éventuellement coûter celle de Lula.

* Entrevue recueillie le 26 mai et actualisée le 16 août 2022. Traduit du portugais (Brésil) par Michel Cahen. Toutes les notes ont été ajoutées par ce dernier.

** Sondage du 15 août de la FB Comunicação : premier tour, Lula 45 % (+ 4 % en une semaine), Bolsonaro 34 % (stagnation) ; en cas de deuxième tour, Lula gagnerait avec 53 % contre Bolsonaro à 38 %. Le pourcentage des indécis est très faible (2 %).

[1] La « Bolsa Familia » (Bourse famille) fut une mesure phare du gouvernement de Lula et une des raisons de son immense popularité. Il s’agissait de verser aux femmes pauvres une allocation assez importante sous diverses conditions (scolarisation des enfants etc.). On considère que la « Bolsa Família » a fait sortir trente millions de personnes de la pauvreté absolue. Loin d’être une simple mesure d’assistance, elle a permis à de nombreux pauvres de retrouver du travail (pouvant désormais se déplacer, avoir une petite voiture, avoir l’électricité à la maison, etc.).

[2] Littéralement « Gros centre ».

[3] Nom du palais présidentiel à Brasilia.

[4] Néologisme à partir de motocicletas et passeatas, c’est-à-dire cortèges de motos.

[5] Sans succès en 1989, 1994, 1998, élu en 2002 et 2006, favori en 2018 mais déclaré inéligible par le Tribunal suprême, et 2022.

[6] Voir le dossier « Où en est la gauche au Brésil ? », Démocratie & Socialisme n° 291, janvier 2022, p. 17-19.

[7] « Pétiste », du PT.

[8] Guilherme Boulos, dirigeant du Mouvement des travailleurs sans toit (MTST), a été candidat à la présidentielle de 2018, au nom du PSOL, mais n’a pas eu de résultats significatifs en raison du vote utile pour le candidat du PT, Fernando Haddad.

[9] Parti socialiste des travailleurs unifiés (trotskistes-morenistes), Unité populaire pour le socialisme (fondé à partir de certains mouvements sociaux), Parti communiste brésilien (sans expression parlementaire).

[10] Ici, Ruy Braga distingue gauche et centre-gauche. Le PSOL est alors effectivement le plus grand parti de gauche, face au centre-gauche représenté par le PT.

[11] Au Brésil, les élections pour la présidence, pour les députés fédéraux, pour les gouverneurs et députés d’État et pour une partie du Sénat ont lieu le même jour. Il n’y a d’élections à deux tours que pour la présidentielle et les gouverneurs. S’il n’y a qu’un tour, une annulation du processus électoral (par un coup d’État) devrait aussi s’attaquer à tous les députés fraîchement élus.

[12] Le vote avec des machines électroniques dans les bureaux de vote est généralisé au Brésil. Bolsonaro proclame qu’elles peuvent être truquées par l’opposition. Aucune fraude de ce type n’a été constatée lors des élections précédentes.

[13] Le vice-président est élu au même titre que le président, ce qui signifie que le président ne peut pas démettre son vice-président.

[14] Parti de la social-démocratie brésilienne (droite), Parti socialiste brésilien (centre).

[15] Dilma Roussef, également du PT, a succédé à Lula à la suite de ses deux mandats. Réélue pour un second mandat, elle a été démise par un coup d’État civil, par la procédure d’impeachment (en principe strictement réservée au cas de corruption) en 2016, laissant la place à son vice-président Michel Temer qui opéra un brutal virage à droite et ouvrit la voie à Bolsonaro en 2017.

[16] Michel Temer était dirigeant du Mouvement démocratique brésilien, un parti clientéliste presque toujours au pouvoir par le biais d’accords post-électoraux. Le PT sous Dilma Rousseff avait été obligé de nouer cette alliance avec lui pour s’assurer une majorité parlementaire.

[17] État du centre du pays.

[18] Du 1er janvier 2003 au 31 décembre 2010, il y eut une période de pleine croissance économique qui permit au PT de faire une politique favorable à la fois aux travailleurs et à la bourgeoisie nationale. La récession arrivera au Brésil pendant le premier mandat de Dilma Rousseff (1er janvier 2011 – 31 décembre 2014).

[19] Entreprise publique du pétrole.

[20] « Gentil Lula paix et amour ».

[21] Le Parti démocratique travailliste est l’héritier du travaillisme varguiste (corporatiste). Ciro Gomes, son principal dirigeant affirme vouloir se présenter aux élections présidentielles en rivalité avec Lula. Il est crédité de 8 % dans les sondages.

[22] Parti communiste du Brésil (maoïste), allié du PT.

[23] Réseau Soutenabilité, parti écologiste de Marina Silva, qui avait été ministre dans le premier gouvernement Lula.

[24] Les Brésiliens utilisent le mot nord-américain pour désigner la destitution d’un président. La campagne « Impeachment Já ! » (Destitution tout de suite !) visait à démettre Bolsonaro bien avant d’entrer dans la période électorale afin d’éviter le risque de coup d’État.

[25] BRICS est l’acronyme anglais pour désigner l’alliance politico-économique formée par le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud en 2011, en tant que club de pays émergents. Ce groupe très hétérogène a eu peu de résultats concrets.

[26] La dictature militaire a duré de 1964 à 1985.

[27] Il s’agit de la CUT, Centrale unifiée des travailleurs.

[28] Sociologue brésilien (1933-2019), fondateur du Parti des travailleurs, qu’il quitta en 2003 pour rejoindre le PSOL.

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