GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

2014, année Jaurès Economie Théorie Histoire

Le grand Jaurès : la guerre, la paix et l'Internationale

À l'occasion du centenaire de la mort de Jean Jaurès, la revue Démocratie Socialisme a commencé la publication d’une série d’articles sur le martyr de juillet 1914. Nous reproduisons ici l’article paru dans la revue D&S de mai 2014.

L'heure du centenaire approche à grands pas. Le 31 juillet 1914, le premier leader du socialisme français unifié succomba sous les coups de la barbarie impérialiste qui allait pouvoir s'en donner à cœur joie pendant plus de quatre ans, en jetant les peuples d'Europe les uns contre les autres. Pour assouvir certes la soif de carnage de quelques sabreurs et autres marchands de canons cyniques, mais aussi l'appétit d'actionnaires « humanistes » en quête de nouvelles ressources et de nouveaux débouchés. On ne peut célébrer notre « bon maître », pour reprendre la formule de Jacques Brel, sans évoquer son combat pathétique contre cette guerre qu'il pressentit, qu'il conjura avec force, mais qu'il ne put éviter.

Pour une armée populaire

Très tôt, Jaurès s’intéresse aux questions liées à la défense nationale. Ses travaux d’historien portent la marque de ces problématiques. Dans son Histoire socialiste de la Révolution française, Jaurès évoque avec force une France républicaine aux prises avec la coalition des monarchies étrangères tentant d’éteindre le feu révolutionnaire en passe de se propager à toute l’Europe. Dans sa fresque historique, Jaurès évoque la légitimité de la guerre populaire contre les puissances monarchiques. À propos de la levée en masse décidée en août 1793 par le Comité de salut public, il écrit : « cette révolution grandiose et bienfaisante, il faut la sauver. Et puisque le monde est conjuré contre elle, il faut qu’elle-même devienne un monde par le soulèvement de toutes ses forces […]. La France se donnait toute entière, elle jetait dans la guerre pour la liberté toute sa fortune, toute son âme. Comme elle méritait de vaincre pour l’humanité » !

On décèle dans ces lignes les prémisses de ce que sera L’Armée nouvelle et son originale synthèse entre patriotisme et internationalisme. Dans cet ouvrage paru en 1911, Jaurès réfléchit aux moyens de mettre en place une armée populaire ayant vocation à se substituer à l’armée de classe encadrée par des officiers réactionnaires. Le service militaire est alors en France de deux ans, mais tous les citoyens sont, pour onze années, mobilisables en cas de conflit. Dans son ouvrage, le tribun socialiste récuse ce modèle et détaille son point de vue dans un projet de loi en dix-huit articles. Les officiers seraient désormais formés à l’université avec les autres étudiants et une bonne part de l’encadrement passerait entre les mains des civils échappant ainsi à la caste militaire, tandis que l'encasernement des soldats du rang ne pourrait excéder six mois. Cette armée n’aurait aucune ambition de domination ou de conquête. Jaurès écrit : « l’armée ainsi constituée a pour objet exclusif de protéger contre toute agression l’indépendance et le sol du pays. Toute guerre est criminelle si elle n’est pas manifestement défensive ; et elle n’est manifestement et certainement défensive que si le gouvernement du pays propose au gouvernement étranger avec lequel il est en conflit de régler le conflit par un arbitrage ». Il puisse dans la levée en masse de 1793 ses références pour la construction de cette armée nouvelle seule à même de garantir l’indépendance et la paix.

On peut cependant faire, avec Rosa Luxembourg, le reproche à Jaurès de se bercer d’illusion sur la notion même de conflit à caractère défensif : « Qu’est-ce en fait qu’une guerre défensive, se demande en effet la socialiste allemande » ? Qui va prendre sur soi de décider avec certitude de n’importe quelle guerre qu’elle appartient à l’une ou à l’autre catégorie ? Et comme il est facile et simple pour la diplomatie d’un État militaire d’obliger à l’attaque un adversaire faible au moyen de toutes sortes de petites perfidies et de stratagèmes quand c’est cet État même qui désire la guerre »… Ces lignes de la révolutionnaire allemande, terriblement lucides, laissent entrevoir le jeu de tous les gouvernements des États belligérants pour entraîner leurs peuples vers la guerre en 1914. Toutefois, Jaurès ne s’en remettra jamais au seul arbitrage des gouvernements et envisage en parallèle l’indispensable action du prolétariat international pour abattre le régime capitaliste et ainsi créer les conditions d’une paix durable.

Du Maroc au Balkans montent les bruits de bottes

Jaurès n’est donc pas, contrairement aux clichés, un pacifiste refusant toute forme de conflit armé. C’est avant tout contre le nationalisme fauteur de guerre qu’il s’élève. Il refuse les logiques de domination impériale qu’imposent aux peuples le joug nationaliste. S’il ne prend pas clairement position contre la colonisation française en Afrique et en Asie, Jaurès en condamne fermement les excès en raison de son profond respect pour tous les peuples opprimés. Le 28 juin 1912, ne s'écrie-t-il pas, à la tribune de la Chambre, qu'il ne « pardonne pas à ceux qui ont écrasé cette espérance d'un progrès pacifique et humain, la civilisation africaine, sous toutes les ruses et sous toutes les brutalités de la conquête » ? Il croit dans la mission civilisatrice de la France, patrie des droits de l’Homme, mais prend progressivement conscience que le colonialisme exacerbe les rivalités économiques, encourage la compétition pour le partage des ressources et multiplie ainsi les risques de déflagration guerrière. Il s’élève à plusieurs reprises, dans les colonnes de l’Humanité ou à la Chambre, contre les spoliations de terres dont sont victimes les peuples colonisés du Maghreb et ne peut admette l’humiliation que la France inflige à ces indigènes. Il y a là, pour lui, une terrible trahison des promesses issues des Lumières et de la Révolution. Peut-être un peu naïvement, le député de Carmaux pense qu’elles pourront malgré tout se frayer un chemin jusque dans les colonies et offrir à ses peuples l’égalité des droits. La logique intrinsèque de domination, inhérente au colonialisme, semble selon lui réformable et, dans son esprit, l’heure n’est pas encore venue d’octroyer la liberté à ces jeunes nations.

Les bruits de bottes répétés et les tensions pour le contrôle effectif du Maroc donnent l’occasion à Jaurès de mener ses premiers grands combats contre le militarisme. En 1905 éclate une première crise diplomatique qui conduit le continent européen au bord du gouffre. Une lutte au couteau oppose l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la France pour le contrôle du Maroc. Depuis 1901 la France aide l’administration marocaine au maintien de l’ordre, mais profite de sa présence militaire pour pousser ses pions et insidieusement coloniser le pays. Le sultan se tourne alors vers l’Allemagne de Guillaume II qui cherche à rattraper son retard et à se tailler une part dans la répartition impérialiste de l’Afrique. En mars 1905, l’Allemagne menace la France d’un conflit si celle-ci ne renonce pas à ses prétentions marocaines. Une conférence internationale, qui se tient à Algésiras en janvier 1906, permet provisoirement d’éviter le pire, mais la braise menace de se rallumer à tout instant. Ce qui survient en 1911. Face à ces rivalités coloniales, Jaurès prend de fermes positions en condamnant les prétentions françaises qui avivent les tensions et menacent la paix à tout instant. Dès 1908, il défend dans un article de l’Humanité « une politique de paix et de civilisation humaine » qui exige que la « France se dégage de la triste et dangereuse aventure marocaine ». Il sent aussi poindre de sourdes menaces pour la paix en Europe lorsqu’il tourne son regard vers les Balkans où se joue un dangereux jeu diplomatique à partir de 1911. Le conflit que s’y livrent la Serbie, la Bulgarie, la Grèce, et l’Empire Ottoman est un théâtre d’ombre où les grandes puissances risquent chaque jour davantage d’enclencher l’implacable mécanique des alliances. Plus généralement, dans un discours à la chambre, le 26 janvier 1911, Jaurès s'élève contre ce qu'Hilferding avait décrit l'an passé sous le nom de « capital financier » et ce que Lénine n'allait pas tarder à appeler « l'impérialisme », en affirmant « qu'une des conditions de la grande action de la France dans le monde, au moment où les puissances financières viennent se mêler de plus en plus à l'action politique et diplomatique, c'est que vous en soyez les maîtres et qu'elles ne soient pas les vôtres ».

La coupure de l’Europe en deux alliances rivales, la course effrénée à la colonisation et les rivalités pour l’hégémonie économique et commerciale amènent ainsi Jaurès à faire, au cours des cinq dernières années de son existence, de la lutte contre l’écueil guerrier le cœur de son action. En février 1909, il s’interroge ainsi dans un article de l’Humanité : « laisserons-nous les bandits de la diplomatie poursuivre le jeu insensé dont la guerre peut sortir ? ». Pour lui, seule l’action résolue de l’Internationale socialiste est capable de conjurer ce péril.

Jaurès ou la voix de l'Internationale

De 1896, date de la première participation de Jaurès à un congrès international, à 1905, l'idylle entre Jaurès et l'organe suprême du socialisme mondial n'était pas encore d'actualité, tant les questions proprement françaises marginalisaient les enjeux internationaux dans les préoccupations jauressiennes. En 1896, à Londres, ce fut la question de l'admission dans les rangs des congressistes des syndicalistes révolutionnaires, franchement hostiles à la tactique parlementaire prônée par Jaurès et Millerand, mais aussi par Guesde, qui empêcha tout débat de fond. En 1904, à l'issue du congrès d'Amsterdam qui exhortait les socialistes français à unifier leurs rangs sur les bases de la résolution de Dresde qui condamnait fermement le ministérialisme, Jaurès s'efforça de relativiser le rôle de l'Internationale dans le vain espoir de minimiser sa défaite face à Guesde. Il signale notamment dans les colonnes de la Dépêche, que « ce qui importe dans les congrès internationaux, ce ne sont pas précisément les chiffres des voix qui se répartissent entre les différentes motions, ce sont les indications qui résultent de l'ensemble des débats »... Reste toutefois que Jaurès se soumit, quoique de mauvaise grâce – mais pouvait-il en être autrement ? –, aux prières de l'Internationale formulées à Amsterdam. Comme l'ont remarqué de nombreux commentateurs dans le sillage de la regrettée Madeleine Rébérioux, Jaurès était très attaché à l'Internationale et force est de constater que, pour le député de Carmaux, les décisions de l’instance suprême du socialisme mondial avaient « une valeur contraignante ». Précisément les bruits de botte qui commençaient à résonner partout en Europe, avaient convaincu Jaurès, dès 1904, de la nécessité impérieuse que revêtait l'unité socialiste, tant au niveau national qu'européen. Il fallait au tribun un parti unifié pour que sa voix porte dans l'arène internationale.

Ce n'est donc qu'après s'être élevé au rang de leader du Parti socialiste unifié que Jaurès devient une des plus grandes voix de l'Internationale. Sa maîtrise de l'allemand, qui datait de ses années normaliennes, lui permit de donner une puissance particulière à ses interventions. En 1907, Jaurès vote sans état d'âme, lors du congrès de Stuttgart, la motion de synthèse appelant les salariés à lutter contre les menaces guerrières, en s'appuyant sur les élus ouvriers dans les parlements et sur le Bureau socialiste international (le BSI), organe de coordination fondé en septembre 1900 et sensé doter l'organe socialiste mondial des moyens de ses ambitions. Il accepte l'amendement déposé par Lénine, Martov et Rosa Luxembourg stipulant que la tâche des socialistes « au cas où la guerre éclaterait néanmoins », consisterait à organiser la riposte populaire pour « la faire cesser promptement » et pour « précipiter la chute de la domination capitaliste ». Même si le tempérament de Jaurès le pousse à mettre d'avantage en avant, en cas de péril, l'hypothèse d'une médiation internationale, véritable « arbitrage de la raison » imposé par les peuples aux gouvernants, il affirme très clairement à Paris, lors d'un compte-rendu des débats du congrès de Stuttgart, le 7 septembre 1907, que le la tâche des socialistes, à l'heure des périls sera « de retenir le fusil dont les gouvernements d'aventure auront armé le peuple et de s'en servir, non pas pour aller fusiller de l'autre côté de la frontière des ouvriers […], mais pour abattre révolutionnairement le gouvernement de crime ». N'en déplaisent aux faiseurs d'opinion aseptisant ses analyses pour les rendre conformes à l'idéologie dominante, Jaurès n'avait décidément rien d'un pacifiste de salon !

Le conflit dans les Balkans transforma en positionnement pratique ce qui n'était jusque là qu'une position de principe partagée officiellement par l'ensemble des partis socialistes. Cette tactique allait devoir subir l'épreuve des faits. Déjà en 1910, à Copenhague, les Allemands s'étaient opposés à la motion dite « Vaillant-Keir Hardie » qui préconisait comme « particulièrement efficace [en cas de guerre] la grève générale ouvrière ». En octobre 1912, suite à l'agression italienne en Tripolitaine, Jaurès et Vaillant proposent au BSI des manifestations communes des sections de l'Internationale, mais l'Allemand Bebel s'y oppose. La radicalisation du conflit dans les Balkans pousse Jaurès à exiger la tenue d'un congrès au plus tôt, mais il n'obtient que la réunion d'une simple conférence des partis européens. Lors de cette conférence, qui a lieu à Bâle, les 24 et 25 novembre 1912, le tribun se fend d'un de ses plus beaux discours en convoquant les mânes de Schiller : uiuos uoco, mortos plango, fulgura frango (« j'en appelle aux vivants, je pleure les morts, je brise la foudre »).

Jaurès se livre-t-il d'autant plus aux tirades pathétiques dont il a le secret qu'il sent la situation lui échapper ? On lui a souvent reproché son aveuglement face à la montée d'un courant chauvin particulièrement vivace dans la sociale-démocratie allemande. En 1913, il polémique en effet avec le socialiste alsacien Charles Andler, qui dénonce l'existence outre-Rhin d'un socialisme « teutomane, colonial et détrousseur ». Jaurès couvre de son autorité la direction du SPD et, embarrassé, finit par accuser à tort Andler d'user de citations « fausses [et] tronquées ».

Sans chercher à occulter la part d'illusion que recelait sa croyance dans le respect scrupuleux par les sections nationales des motions votées lors des congrès internationaux – Lénine lui-même n'allait-il pas croire à un faux de l'état-major allemand à l'annonce du vote des crédits de guerre par le SPD ? –, nous préférons retenir les éléments qui prouvent la grande lucidité de Jaurès à l’heure des périls. Dès juillet 1905, dans l'Humanité, il avait pronostiqué que la guerre européenne « refoulerait le socialisme et la classe ouvrière submergée dans le flot des passions chauvines ou [...] porterait révolutionnairement au pouvoir une minorité audacieuse qui brusquerait la marche des événements ». Dans son avant-dernier éditorial pour la Dépêche, en date du 30 juillet 1914 – la veille de son assassinat –, il assurait avec amertume que le socialisme international « même s'il ne réussit pas d'emblée à briser le concert belliqueux, [...] l'affaiblira et [...] préparera les éléments d'une Europe nouvelle, un peu moins sauvage ». Si ses épigones ont raison de voir en Jaurès un véritable « géant », c'est sans conteste dans ces mois précédant la boucherie qu'il en eut bel et bien la stature.

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