GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Libertés

Images obligatoires, images interdites

Des images que l’on force à voir, d’autres que l’on interdit de voir : la France ressemble de plus en plus à la Hongrie de Viktor Orbán et même à la Pologne. Non seulement à celle de Kaczyński, mais aussi – et peut-être surtout – à celle d’Ubu.                                                                                                                 

Des images des caricatures de Charlie Hebdo contre l’Islam ont été projetées sur les murs des deux hôtels de région de la Région Occitanie, obligeant à les voir tous ceux qui passaient devant ces édifices. Le 13 octobre, le président de la Région PACA annonçait que les régions de France allaient préparer la publication d’un ouvrage de caricatures qui serait distribué dans tous les lycées de notre pays.

Des images que l’on force à voir

Dans une tribune du Monde, Olivier Mongin, ancien directeur de la revue Esprit et Jean-Louis Schlegel, ancien directeur de la rédaction de la même revue (pas vraiment de dangereux « islamo-gauchistes ») indiquaient leur très grand scepticisme quant à ces opérations.

Ils rappelaient que lors des débats provoqués par la publication des caricatures, les dessinateurs et leurs avocats avaient affirmé « qu’après tout, personne n’était obligé d’acheter Charlie Hebdo chez son marchand de journaux ». Olivier Mongin et Jean-Louis Schlegel précisaient : « En droit, c’est le contrat de lecture qui exprime qu’un journal, surtout s’il est satirique, s’adresse à un public particulier en non pas à tout un chacun »1.

William Marx, professeur au Collège de France, dans une autre tribune du Monde, posait la question : « Est-il opportun d’afficher dans l’espace public et a fortiori sur des bâtiments officiels, en guise d’étendard, des images tournant en dérision les religions et susceptibles de choquer les fidèles ? » Il ajoutait : « Comment détourner le regard d’une caricature lorsqu’elle s’affiche sur un bâtiment officiel ? »2.

Tout cela au nom de la laïcité, alors que la loi de 1905 organise la neutralité de l’espace public et fait de la laïcité, non pas une religion en guerre contre les autres religions, mais un principe qui organise la liberté pour tous (croyants de toutes obédiences, agnostiques, athées…) d’exprimer leurs opinions dans l’espace public, grâce à la neutralité du cadre de cet espace public et donc des bâtiments publics.

Samuel Paty n’avait pas obligé ses élèves à regarder les caricatures, mais avait proposé à ceux ou celles qui pourraient se sentir choqués de détourner le regard.

Sidérée par l’effroyable assassinat du professeur d’histoire-géographie, décapité près du collège où il enseignait, à Conflans-Sainte-Honorine, une grande partie de la gauche s’est tue et n’a pas su répondre à l’injonction de voir les caricatures que cherchaient à imposer la droite et l’extrême droite à toute la population, et donc aux musulmans et à tous les croyants. Cette injonction de regarder n’a strictement rien à voir, ni avec la liberté d’expression, ni avec la loi de 1905.

Toute licence en art, toute liberté pour la critique

Il est indispensable de défendre la possibilité de publier les caricatures de Charlie Hebdo, non pas « à tous vents », mais dans des revues et des journaux dont les lectrices et les lecteurs savent à quels saints ils se vouent en les achetant.

Il est primordial de défendre les caricatures contre les assassins mais aussi contre l’État. Cet État qui interdisait la publication de Hara Kiri, l’ancêtre de Charlie Hebdo, sous prétexte que ce journal titrait à la Une « Bal tragique à Colombey : un mort » au lendemain de la mort du Général de Gaulle en 19703. Cet État qui interdisait le film La Religieuse, une adaptation du livre de Denis Diderot, sous la pression de l’Église catholique en 1966. Cet État qui interdisait, la même année, un autre film, La bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo (Lion d’or de Venise en 1966, nominé trois fois aux Oscars en 1967).

Mais si toute liberté doit exister en art, elle doit aussi exister pour la critique. Pierre Tevanian écrivait qu’une fois la loi fondamentale rappelée (« le refus absolu de la violence physique »), « la liberté d’expression peut et doit impliquer aussi le droit de dire que l’on juge certaines caricatures de Charlie Hebdo odieuses »4.

Il citait, notamment, deux caricatures. Celle qui « amalgame le prophète des musulmans (et donc – par une inévitable association d’idées – l’ensemble des fidèles qui le vénèrent) à un terroriste, en le figurant par exemple […] coiffé d’un turban en forme de bombe ». Celle « qui nous demande d’imaginer le Petit Aylan, enfant de migrants kurdes retrouvé mort en Méditerranée, s’il avait survécu, et nous le montre devenu tripoteur de fesses en Allemagne (suite à une série de viols commis à Francfort) ».

« Être Charlie » implique de défendre inconditionnellement le droit à la publication des caricatures des dessinateurs de Charlie Hebdo. Mais, malgré tout le respect que nous avons pour la personne des dessinateurs assassinés et pour leurs familles, rien ne nous oblige à apprécier leurs œuvres.

Des images que l’on interdit de voir

L’article 24 de la proposition de loi Sécurité globale, tel qu’il a été adopté en première lecture à l’Assemblée nationale, par la droite (LREM et LR) et l’extrême droite votant à l’unisson, institue un nouveau délit dans la loi de 1881 sur la liberté de presse en punissant d’un an de prison et de 45 000 euros d’amende la diffusion d’images d’un policier « dans le but manifeste qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique ».

Le ministre de l’Intérieur cherchant à rassurer, affirmait que ce n’est qu’a posteriori, une fois filmées, que ces images pourraient prouver l’intention de nuire. Il n’était cependant pas difficile de comprendre que cette intention pourrait, une fois la loi votée, être attribuée par la police à tout porteur de caméra ou de smartphone. Les forces de l’ordre social n’ont d’ailleurs pas tardé à apporter la preuve que ce qui était prévisible était effectivement à craindre. Avant même que la loi ait été votée, elles ont agi comme si elle avait déjà été adoptée.

Lors de la manifestation du 17 novembre contre le projet de loi, plusieurs journalistes et reporters, dont un cameraman de France 3, se sont retrouvés molestés et mis en garde à vue. Pire, le ministre de l’Intérieur a justifié les agissements de sa police en expliquant que ces journalistes n’avaient pas déclaré leur intention de couvrir la manifestation auprès de la préfecture. Les images de l’évacuation brutale de migrants, le 23 novembre, Place de la République à Paris, continuaient à montrer la nécessité, pour des journalistes mais aussi des simples citoyens, de pouvoir filmer et diffuser les images de ces brutalités.

Une autre vidéo circulait sur les réseaux sociaux et dans tous les médias : celle qui montrait le sort que des policiers avaient réservé à un producteur de musique noir, Michel Zecler, le 21 novembre. Après la diffusion de ces images, Gérald Darmanin demandait la révocation des quatre policiers qui avaient tabassé le producteur. Le 27 novembre, Emmanuel Macron dénonçait des images « qui nous font honte ». Pourtant, si la loi dite de « Sécurité globale » avait été en vigueur, Michel Zecler serait aujourd’hui accusé de rébellion envers les quatre policiers et ces derniers pourraient continuer à sévir.

La loi sécuritaire contient d’autres articles tout aussi contestables. Les articles 21 et 22 proposent une surveillance massive des personnes en temps réel, par drones ou caméras-piétons. Les articles 1 à 19 transfèrent des compétences régaliennes aux policiers municipaux et aux agents de sécurité privée. C’est toute la proposition de loi qui doit faire l’objet d’un retrait.

Des images que l’on oblige à voir, des images que l’on ne saurait voir, mais que le président de la République se félicite d’avoir vu. Ubu n’est vraiment pas loin !

Cet article de notre camarade Jean-Jacques Chavigné a été publié dans le numéro 281 (décembre 2020) de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

(1) Olivier Mongin et Jean-Louis Schlegel, « Les défenseurs de la caricature à tous les vents sont aveugles sur les conséquences de la mondialisation », Le Monde, 3 novembre 2020.

(2) William Marx, « L’allergie nationale au fait religieux est une erreur intellectuelle et une faute politique », Le Monde, 6 novembre 2020.

(3) L’Hebdo Hara-Kiri n° 94, 16 novembre 1970.

(4) Pierre Tevanian, « Je suis prof. Seize réflexions contre la terreur et l’obscurantisme, en hommage à Samuel Paty », revue en ligne Les Mots Sont Importants (www.lmsi.net), 22 octobre 2020.

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