GAUCHE DÉMOCRATIQUE & SOCIALE

Notes de lecture

El Aswany : le souffle de la Révolution égyptienne

Révélé par le succès de L’Immeuble Yacoubian, il est aujourd’hui l’écrivain de langue arabe le plus lu au monde. Ce n’est en rien un hasard, puisque son œuvre se confronte à des thèmes aussi actuels que le péril islamiste, l’hypocrisie des dominants, la violence des appareils répressifs, les difficultés de l’exil, les rapports Occident-Orient, ainsi que les espoirs de la jeunesse du Sud. Adulé par un large public, il est poursuivi par la vindicte des intégristes et du régime militaire égyptien.

C’est le 18 mars 2019 qu’Alaa El Aswany, exilé aux États-Unis depuis 2016, apprend, en lisant un journal cairote, qu’il est désormais poursuivi par le parquet général pour « insultes envers le président, les forces armées et les institutions judiciaires » de son pays. L’arme du crime ? Son dernier livre, J’ai couru vers le Nil, publié en 2018, qui est interdit dans sa patrie ainsi que, à ses dires, dans tous les pays arabes où « l’existence politique des islamistes est forte ». Les militaires et les islamistes se retrouvent dans la haine de ce grand romancier. Ce n’est nullement un paradoxe, puisque les fous de Dieu, comme ceux de l’Ordre, tout à leurs illusions tragiques, ne peuvent supporter cet auteur irrévérencieux qui considère que l’un des devoirs de la littérature consiste à « faire découvrir la réalité ».

Un romancier en révolution

L’écrivain s’implique dans la vie publique au moment où sort L’Immeuble Yacoubian, son premier roman, qui fourmille de piques satiriques – et donc politiques – contre l’administration corrompue, la pudibonderie ambiante ou encore le fanatisme religieux. En 2004, il participe, avec d’autres intellectuels égyptiens, à la fondation du mouvement politique Kifaya (« Ça suffit » en arabe) qui prône la tenue d’élections libres et à la mise en place d’une démocratie effective… De L’Immeuble Yacoubian à J’ai couru vers le Nil en passant par Chicago, cette aspiration à la démocratie est une constante dans l’œuvre d’El Aswany. Pour plusieurs de ces porte-parole, la dictature est une double peine qui frappe l’Égypte parce qu’elle prive les citoyens des libertés élémentaires, mais aussi – et peut-être surtout – parce qu’elle entrave le développement économique et le progrès social d’un peuple travailleur et cultivé qui, sans elle, pourrait accomplir de grandes choses.

Advint début 2011 ce qu’El Aswany attendait depuis si longtemps : le peuple, à commencer par la jeunesse, relevait la tête contre le système Moubarak. Face à ces « milliers de personnes [qui] descendent dans la rue pour demander des changements », le romancier ne peut pas rester chez lui. Il se rend quotidiennement place Tahrir. Ce fut de son propre aveu « un rêve éveillé ». « Dans une révolution, le je devient nous. J’avais écrit souvent le mot peuple dans mes livres, mais c’est la première fois que j’ai senti ce qu’il voulait vraiment dire ».

El Aswany donne incontestablement de sa personne : il parle aux jeunes activistes, commente la situation politique dans des articles publiés plus tard dans un recueil intitulé en français Chroniques de la révolution égyptienne. Le 28 janvier 2011, jour où les snipers de Moubarak ont fait feu sur la foule, un jeune homme est tué à deux mètres de lui, si près qu’il s’est cru visé. Quelques semaines plus tard, en mars, dans un débat télévisé, il prend à partie avec tant de force Ahmed Shafq, le Premier ministre par intérim nommé par le raïs juste avant sa chute, qu’il fut finalement contraint de démissionner. Si El Aswany a raison de réserver le terme de héros aux jeunes qui ont risqué, voire  sacrifié leur vie pour abattre la dictature, il a incontestablement été pour sa part un des hérauts de la place Tahrir.

Quand on l’interroge sur le vigoureux hiver qui a suivi le printemps égyptien et qui dure encore aujourd’hui, El Aswany devient lyrique comme si seule cette tonalité pouvait restituer l’intensité de vie de ces âpres semaines et rendre ainsi la mobilisation populaire à sa vérité. « La révolution ne peut pas être oubliée. C’est quelque chose qui passe dans votre sang. Participer à un tel événement vous fait ressentir l’élan révolutionnaire dans votre chair. » Il en est sûr : même s’il ne peut savoir quand, un jour, « l’Égypte obtiendra la démocratie pour laquelle le peuple s’est soulevé ».

Alaa au pays des tartuffes

Si la révolution a projeté El Aswany sous le feu des projecteurs, la contre-révolution l’a progressivement mis sur la touche. Il est vite devenu la bête noire des islamistes. Il reconnaît volontiers que les tartuffes l’ont « toujours inspiré » tant ils trouvent dans les dictatures leur patrie d’élection. Face aux accusations perfides et aux cris d’indignation intéressés faisant de lui un ennemi de l’islam, il rappelle inlassablement qu’il se positionne « tout simplement contre l’hypocrisie religieuse ».

El Aswany a applaudi des deux mains l’imposant mouvement social qui a vaincu le président Morsi et les Frères au début de l’été 2013. Mais les militaires, revenus au pouvoir par la fenêtre, en profitèrent pour régler leur compte avec celles et ceux qui les avaient mis à la porte deux ans plus tôt. Les geôles d’al-Sissi commencèrent à s’emplir d’activistes de la place Tahir. El Aswany était trop connu pour être incarcéré, mais le pouvoir procéda habilement. On l’écarta des antennes et des rédactions, puis on l’empêcha par maintes chicanes d’assurer son séminaire de littérature... Après deux ans de lutte quotidienne, il se résolut, comme certains protagonistes de ses livres, à prendre la route de l’exil.

Son départ sonne-t-il comme un terrible constat d’échec ? C’est mal connaître cet incorrigible optimiste qui sait que les mots sont des armes beaucoup plus efficaces, à terme, que la torture et la répression. Il s’était d’ailleurs vu répondre par un dignitaire de l’armée égyptienne, à qui il se plaignait des entraves qui commençaient à se multiplier à son encontre, que le pouvoir avait pris conscience que ses livres avaient une réelle influence sur la population. Il a depuis reconnu que « ces mots-là constituent de loin la plus belle de toutes les récompenses ».

Cet article de notre camarade Jean-François Claudon a ét épublié dans le numéro de février 2020 de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).

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