Droit à l'avortement : ce qui se joue au Etats-Unis
En mai 2019, le Sénat de l’État d’Alabama a voté une loi interdisant l’avortement, au-delà de six semaines de grossesse, y compris en cas de viol ou d’inceste et faisant encourir de très lourdes peines aux médecins qui auraient pratiqué une IVG. Cette loi doit théoriquement rentrer en vigueur en novembre prochain, mais ne sera pas applicable, car contraire à l’arrêt de la Cour suprême dit « Roe vs Wade » qui, depuis 1973, garantit, sur l’ensemble du territoire des États-Unis, le droit d’avorter tant que le fœtus n’est pas viable.
Ce que cherchent inlassablement à faire les opposants à l’IVG, c’est mettre la Cour suprême dans la position de revenir sur cette jurisprudence.
Que dit l’arrêt « Roe vs Wade » ?
Il faut comprendre que cet arrêt de 1973 ne « légalise » pas à proprement parler le droit à avortement. Dans cette décision, la Cour suprême juge que les lois visant à criminaliser ou restreindre de manière trop conséquente l’accès à l’avortement sont contraires au 14e amendement de la Constitution. Elle établit que la décision d’une femme d’interrompre une grossesse est protégée par le droit à la vie privée, et que toute loi visant à limiter la portée de cette décision doit être mise en balance avec l’intérêt de l’État à réglementer l’avortement afin de protéger la santé des femmes et le droit de la « vie en devenir ». Ainsi, jusqu’à la fin du premier trimestre de grossesse, la décision est laissée au jugement de la femme, à partir du second trimestre, des restrictions peuvent être apportées et chaque État peut réglementer l’accès à l’avortement « de façon raisonnable, relativement à la santé maternelle ».
Chaque État réglemente donc dans ce cadre de manière tout à fait hétérogène pour garantir ce droit ou... pour y faire obstacle ! Ainsi, 42 États exigent que l’IVG soit pratiquée par un médecin agréé et parfois dans un hôpital et 19 imposent un deuxième avis médical. 42 États encore autorisent les hôpitaux à refuser de pratiquer des avortements. Ainsi, dans de nombreux États, le nombre de cliniques pratiquant l’IVG se comptent sur les doigts d’une main : dans le Missouri, qui compte six millions d’habitants, la seule clinique la pratiquant est menacée de fermeture !
Régulièrement, les États hostiles introduisent des restrictions de plus en plus importantes, parfois avec succès, par exemple sur la non-prise en charge par les assurances, sur l’obligation d’autorisations parentales pour les mineures, l’obligation de recueillir l’avis de deux médecins, ou la restriction du délai pour les avortements thérapeutiques...
Les anti-choix à la manœuvre
Mais, ces derniers mois, c’est à une offensive en règle que l’on assiste. L’institut Gutmacher, qui défend le droit à disposer de son corps, a recensé plus de 300 mesures restrictives adoptées depuis le début de l’année, et ce dans 28 États. Ces mesures sont indirectement ou frontalement contraires au droit fédéral. Toutes résonnent comme autant de coups de butoir contre l’arrêt « Roe vs Wade ».
Ainsi, le Missouri a voté l’interdiction de l’IVG après huit semaines de grossesse ; sept autres États, dont la Louisiane – et l’Alabama –, ont eux fixé l’interdiction au moment où les « battements de cœur » du fœtus sont détectables (vers six semaines).
Toutes ces lois sont ou seront bloquées par un tribunal pour leur caractère anticonstitutionnel. Mais c’est bien ce que cherchent les opposants à l’avortement : si des juges fédéraux bloquent le texte, les États peuvent faire appel de la décision, dans l’espoir d’aller jusqu’à la Cour suprême.
Une Cour Suprême aux ordres ?
Donald Trump avait promis de ne nommer à la Cour suprême que des magistrats opposés à l’avortement ; c’est ce qu’il a fait avec la nomination de Neil Gorsuch et Brett Kavanaugh.
Toutefois, en février dernier, malgré ces nouveaux arrivés, la Cour suprême a bloqué l’entrée en vigueur d’une loi votée en Louisiane en 2014, qui risquait de restreindre l’accès à l’avortement. Ce texte imposait aux médecins volontaires pour pratiquer des avortements d’avoir une autorisation d’exercer dans un hôpital situé à moins de 50 kilomètres du lieu de l’opération.
La décision a été prise à une courte majorité, le chef de la Cour, John Roberts, ayant joint sa voix à celle des quatre magistrats progressistes pour geler la législation de Louisiane. Pourtant, il y a deux ans, le même John Roberts avait voté pour le maintien d’une loi similaire adoptée au Texas – finalement invalidée par la Cour suprême.
C’est dire si le rapport des forces est pour l’heure indécis et si la mobilisation des pro-choice sera déterminante à l’avenir.
Cité dans Libération, Randall Marshall, le directeur exécutif de l’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU) en Alabama , qui mène la bataille dans les tribunaux, considère qu’il est permis d’espérer à toutes et tous les défenseurs du droit des femmes à disposer de leur corps. Selon le militant associatif, par ailleurs juriste de formation, « la Cour suprême ne fera rien qui nuise à sa légitimité et à son indépendance. Si elle revenait sur presque cinquante ans de respect de l’arrêt, ce serait le signe qu’elle est au service du pouvoir exécutif, et ce serait très grave ».
Cet article de notre camarade Claude Touchefeu est à retrouver dans le numéro de l'été 2019 de Démocratie&Socialisme, la revue de la Gauche démocratique et sociale (GDS).